«1Dans ce petit ouvrage
synthétique (94 pages) présenté comme un manuel, Didier Vrancken
(sociologue à l’Université de Liège) propose d’esquisser une synthèse
critique de la notion d’État social, défini comme l’ensemble des
politiques sociales mises en place ou impulsées par la puissance
publique, et de ses manifestations contemporaines. Se situant dans la
lignée des travaux devenus désormais classiques de Robert Castel1, de Gosta Esping-Andersen2 ou encore de Jacques Donzelot3,
l’auteur expose son propre modèle conceptuel pour penser l’émergence de
la question sociale, son traitement et la variabilité des formes
d’intervention de l’État au XIXe, XXe et en ce début de XXIe siècle.
À partir de l’analyse du cas de l’État social belge et, dans une
moindre mesure, français, il entend proposer une grille d’interprétation
originale pour comprendre les transformations de l’intervention sociale
étatique observées depuis les années 1980, interprétées par certains
comme un recul, voire une mort du social. Après une première
parution en 2002, l’ouvrage est réédité et augmenté d’une préface et
d’une postface qui prolongent l’analyse à la lumière du contexte de
contraction des dépenses publiques en Europe depuis la crise de 2008.
2Dans
un premier chapitre, l’auteur revient sur l’idée d’un social en
« crise » dans les sociétés européennes contemporaines. L’« invention du
social » ou plutôt de l’État social dans la société belge résulte de
compromis politiques entre forces sociales opposées. L’organisation en
piliers au fondement de l’État belge, hérité de ces luttes entre
chrétiens, socialistes et libéraux fonde alors le contrat social sur
lequel ont pu s’édifier les institutions sociales du pays, illustrant le
caractère foncièrement central de la question sociale dans la
construction même de la société politique. Pour Didier Vrancken comme
pour Robert Castel, « le social » comme principe de définition publique
de la répartition des ressources et des risques collectifs au sein de la
société est bel et bien au fondement du contrat démocratique instaurant
la citoyenneté moderne. La question d’une crise profonde et durable de
l’État social, en partie basée sur les analyses de Pierre Rosanvallon4,
procède alors de la remise en cause de ce contrat. L’apparition de
l’exclusion comme « nouvelle question sociale » illustre l’incapacité
des institutions sociales classiques à répondre aux transformations
ayant touché la sphère productive à partir des années 1970-1980. Pour
l’auteur cependant, « il semble qu’un consensus soit apparu pour sauver
vaille que vaille [le] modèle » (p. 27) corporatiste issu du compromis
politique de l’après-guerre, au risque que son affaiblissement
progressif mène à son épuisement.
3Dans
un second chapitre intitulé « L’État actif à la rescousse », l’auteur
présente l’ensemble des défis posés au modèle de l’intervention
indifférenciée et l’émergence d’un nouveau modèle basé sur l’activation
du social et l’individualisation de l’intervention étatique.
Pour l’auteur, la transformation de la philosophie même de
l’intervention étatique provoque une tendance à la victimisation et à la
« psychologisation » du social, voire à la pénalisation dans une
logique de justice réparatrice, en lieu et place de la justice
redistributive. Le recours accru au droit pour résoudre les conflits
sociaux, aussi bien dans son aspect sécuritaire (pénalisation de la
pauvreté) que dans la mise en place de nouveaux droits (lois contre le
harcèlement moral en entreprise, par exemple) résulte alors de cette
logique victimaire issue d’une conception du social repliée sur
l’individu. Si cette piste d’analyse semble particulièrement
intéressante, notamment en regard du cas américain où la saisie de la
justice pour des motifs de « souffrance sociale » est beaucoup plus
fréquente qu’en Europe, on regrette cependant que l’auteur cite en
exemple, à de nombreuses reprises, le cas des viols et des abus sexuels,
sans donner plus de précisions sur sa pensée. Le lecteur français peine
à comprendre la pertinence de tels exemples, et il faut alors être
attentif pour saisir, à la page 49, la référence à l’affaire Dutroux,
sur laquelle l’auteur a par ailleurs publié plusieurs articles
(notamment une analyse sur les motivations des manifestants de la Marche
Blanche). Sans cet éclairage, la référence peut sembler déplacée, ou
pour le moins elliptique.
4Le
troisième et dernier chapitre constitue indéniablement la partie la plus
intéressante de l’ouvrage, puisque l’auteur y développe sa propre
interprétation de la « crise » de l’État social et des possibilités de
sortie de cette crise. On s’éloigne ici du registre du manuel adopté
dans les deux premiers chapitres constitués de synthèses de nombreux
auteurs, pour aborder un point de vue critique sur la notion même de
« crise du social ». Pour l’auteur, le social fut et sera toujours en
« crise » : le compromis issu de l’après-guerre n’est pas figé, il a
toujours été soumis à des tensions contraires et sa remise en cause est
contemporaine de sa naissance. La tendance à l’individualisation du
social ne constitue pas non plus une invention nouvelle, mais une
inclination présente dès les prémisses de l’État social et qui tendrait
simplement à prendre davantage de place aujourd’hui. Cette perception du
social comme « inachevé » par essence constitue l’apport principal de
cet ouvrage, qui a le mérite de délaisser la binarité du modèle
« expansion – crise » pour comprendre le social dans sa dimension
dynamique, issu des antagonismes et des rapports de force. À cette fin,
l’auteur développe une analyse triptyque basée sur les relations
réciproques entre économique, politique et social et visant à ordonner
les défis qui se posent à chacune d’entre elles. L’évolution de ces
relations semble tendre vers une croissante individualisation et
subjectivisation, justifiant l’apparition d’un État social
« polychrome ».
5En
abandonnant la rhétorique de la « fin » du social, l’auteur montre
l’effet pervers que constitue le déplacement du social « hors » de la
société, comme un problème résiduel, alors même que les catégories de la
précarité se brouillent et que l’incertitude s’étend pour tous les
citoyens. Il défend alors la nécessité de le replacer au cœur de la
production de la société, sans quoi il deviendrait « barbare, étranger à
lui-même » (p. 87). Contrairement à ce que le titre plutôt sombre de
l’ouvrage pouvait laisser présager, Didier Vrancken présente une vision
nettement positive de l’avenir de l’État social, pariant sur la fin du
chômage de masse en raison des évolutions démographiques et sur un
climat politique « propice à de nouvelles formes de négociation »
(p. 82). Douze ans plus tard, la postface qui prolonge l’ouvrage semble
résolument moins optimiste. Là où la première conclusion s’achevait sur
la métaphore du « petit matin » d’un nouveau contrat social, la
conclusion de la postface s’achève sur de bien moins insouciantes
« nouvelles formes de barbaries contemporaines » (p. 94). La crise
économique et les cures d’austérité qui l’ont suivie semblent en effet
correspondre à l’archétype du « social barbare » défini par
Didier Vrancken : alors que la question sociale semble plus que jamais
posée avec gravité et qu’une part croissante de la population est
exposée aux risques sociaux, l’intervention sociale suscite la méfiance,
le rejet et la condamnation des « assistés » désignés comme
responsables des faillites du système.[...]»
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