«Théoricien incontournable de la littérature, Franco Moretti rassemble
dans un livre non encore traduit en français dix articles prônant une
révolution méthodologique des études littéraires. Plutôt que de lire,
Moretti propose d’expérimenter avec la littérature.
Franco Moretti est un professeur de littérature comparée, passé par Columbia et aujourd’hui à la tête du Stanford literary Lab. Il est l’un des théoriciens littéraires italiens les plus connus aujourd’hui. Dans Distant Reading, un recueil qui a reçu en 2013 le National Book Critics Circle Award,
il met tout son sens de la provocation au service d’une révolution
méthodologique des études littéraires. Montrant la vigueur de son style
théorique, il pose des questions dont le littéraire pourrait
difficilement faire l’économie.
Distant reading rassemble dix des articles les plus fameux et
les plus abrasifs que Moretti ait écrits depuis une vingtaine d’années –
notamment dans les colonnes de la New Left Review. Chacun se
trouve introduit par une courte notice de la main de l’auteur,
contribuant à chaque fois à une mise en perspective réflexive tout à
fait utile. Les pièces de ce recueil questionnent les présupposés
géographiques et cartographiques de nos histoires littéraires,
s’inscrivent dans une controverse vivifiante sur la « littérature
mondiale » et visent, enfin, à fonder une approche quantitative de la
littérature. Le tout oscille sans solution de continuité entre une forme
de darwinisme littéraire et une approche marxiste, dans un souci
permanent de réconcilier histoire littéraire et théorie littéraire.
Certains de ces articles sont relativement connus des comparatistes
et des amateurs de théorie littéraire, à l’instar de « Conjecture on
World Literature » et de « More Conjectures ». Mais cette mise en
recueil est l’occasion de montrer la cohérence de ses réflexions
épistémologiques et de soulever, derrière une relative diversité,
quelques questions profondes, qui n’ont rien perdu de leur actualité [1].
Un iconoclasme théorique
Pour comprendre les thèses de Moretti, une question assez dérangeante pourrait faire office de point de départ : et si le corps de métier du littéraire ne se fondait pas sur la lecture de détail ?
La pratique communément admise du texte est le close Reading :
qu’il recouvre commentaire ou explication de texte, microlectures ou
déconstructions, nos institutions littéraires savantes se fondent sur
cette pierre angulaire pour construire leur identité disciplinaire et
méthodologique, et sans doute aussi une partie de leur légitimité
culturelle. Moretti donne une définition aussi transparente que
ravageuse de cette « lecture de près » comme d’un « very solemn
treatment of very few texts taken very seriously ». Le close Reading
a manifestement un problème : avec un esprit de sérieux mal placé, il
investit une énergie herméneutique considérable sur un corpus canonique
de faible extension. Moretti pointe du doigt un sujet essentiel : à la
différence des autres sciences sociales, les études littéraires éludent
une question pourtant essentielle, celle de la valeur et de la
représentativité des échantillons sur lesquels elles travaillent.
Au lieu de quoi, le littéraire se contente de canons extrêmement
normatifs qui placent dans une invisibilité durable 99% de la production
littéraire mondiale. Un canon, c’est précisément cela : « very few
books, occupying a very large space » (« Conjectures on World
Literature », p. 48) ; un ensemble déterminé, et même assez restreint,
de textes, passant pour la règle, la norme et le critère de la vraie
littérature. Le coup de force dénoncé par Moretti consiste, de manière
assez péremptoire, à annexer et disqualifier toute la littérature
existant de facto par celle des chefs d’œuvre, où l’on pourrait
lire, non pas la quintessence d’un genre ou le parfait accomplissement
d’une forme, mais au contraire des écarts. Conséquence : la littérature
comparée fonde l’essentiel de ses affirmations sur quelques exceptions
littéraires, à mille lieues d’un régime ordinaire ; et son assise n’en
est que plus fragilisée.
Qui plus est, la notion même de canon littéraire a comme un
arrière-goût théologique. Franco Moretti aide à gratter cette pellicule
de sacralité, en militant pour une sécularisation assez franche de notre
rapport à la littérature, qui a ce défaut majeur d’être pétri d’une
révérence paralysante. Cette déférence, teintée d’admiration et de
délectation esthétique, produit un sérieux effet de distorsion.
L’outrageuse prédominance des chefs d’œuvre obère nos capacités à
comparer et à construire des corpus dignes de ce nom. Elle nous entraîne
même dans un culte des singularités, dont, au fond, on ne peut rien
dire, sinon qu’elles sont… singulières.
L’idolâtrie littéraire nous fait alors tomber dans l’oubli du « Great Unread » [2]
– de ce grand continent méconnu sur lequel se sont échouées toutes les
œuvres littéraires qu’on a lu, hier et ailleurs, et que l’on n’étudie
pas. Les genres littéraires sont fondamentalement des spectres larges et
irréductibles à quelques masterpieces ; et à la différence du
monde un peu trop lisse du canon, les archives du « Great Unread »
grouillent d’étonnantes formes qui échappent totalement aux taxinomies
littéraires. C’est à l’exploration de ces « abattoirs de la
littérature » – pour reprendre le titre d’un de ses articles – que
Moretti invite. Dans cette conception non normative et généreuse de la
littérature, toutes les œuvres se prêteraient donc à l’étude, celles
qu’on juge bonnes et celles qu’on pense mauvaises, les succès
littéraires et les échecs éditoriaux, les canoniques et les déviantes,
les populaires et les élitistes.
Expérimenter sur la littérature
« Mais alors faudrait-il tout lire ? Une vie n’y suffirait pas ! », objectera-t-on. À ces objections, la réponse de Moretti serait cinglante : « Mais qui a dit qu’il fallait lire pour être littéraire ? » On peut justement s’épargner cette peine, si l’on suit Moretti dans ce qu’il appelle son « pacte avec le diable » : « Nous savons comment lire les textes, apprenons désormais à ne pas les lire ! » (« Conjectures on World Literature », p. 48).
Une raison majeure à cela : la mondialisation, à l’œuvre au moins
depuis l’époque moderne et l’invention de l’imprimerie, donne à lire des
masses considérables de livres aux quatre coins de la planète, que nous
ne pouvons toiser du haut de notre sens littéraire européen pour le
moins étriqué. Il convient par conséquent de redéfinir les missions qui
incombent au spécialiste de littérature. Son objectif dans un monde où
il y a toujours plus de livres n’est pas de lire toujours plus, mais de
lire autrement. Le distant reading offre un moyen d’étudier les livres sans les ouvrir [3].
Cette lecture opérée de loin, c’est d’abord une lecture qui sait
prendre ses distances avec une lecture de près, qui, un peu trop
affectée qu’elle est par son objet, finit par devenir myope et par
donner une importance considérable à des phénomènes assez mineurs et
locaux (notamment d’ordre stylistique et linguistique). C’est pourquoi,
du reste, Moretti ne voit pas de problème particulier à lire une œuvre
dans sa traduction, plutôt que dans sa langue originale. C’est ensuite
une lecture, où la distance ouvre un champ de visibilité de phénomènes
fraîchement apparus et où la modélisation prend le dessus sur
l’intuition.
L’art de ne plus lire la littérature n’est finalement que celui qui
s’autorise à expérimenter avec elle. On comprend alors le scientisme
qu’adopte Moretti – rafraîchissant, sans être glaçant. Ainsi peut-on
utiliser l’analyse des réseaux pour modéliser les intrigues romanesques
sous forme de graphes et discerner une distribution différenciée des
rôles des protagonistes entre le roman occidental et le roman oriental
(tel est l’objet du dernier article du volume, « Network theory, plot
analysis », p. 211-240). Pourtant, cet ethos de la rigueur ne cache
aucune forme d’autorité ni d’aplomb. Moretti préfère assumer, avec
honnêteté et transparence, le statut incertain des hypothèses qu’il
avance, qu’il teste et qu’il soumet à la critique et aux controverses.
Il n’est pas impossible que certaines produisent un résultat inattendu
et surprenant. Et si bien des « conjectures » de Moretti peuvent
paraître contestables, il est de ceux qui, se prêtant volontiers à
l’exercice de la controverse, sont prêts à abandonner leur hypothèse
pour une autre, de meilleure robustesse [4].
Il s’agit là de tourner résolument le dos à certaines pétitions de
principe de l’herméneutique littéraire, car il n’est pas tout à fait
faux de penser que le commentaire de texte consiste parfois à extorquer
aux textes ce qu’on veut en entendre [5].
À la différence de certains subjectivistes retranchés derrière leurs
interprétations, et qui finissent par être indéfendables, à force de se
vouloir inattaquables, Moretti adopte un ethos absolument inverse : sa
démarche est précisément inattaquable, parce qu’il attend qu’on
l’attaque, qu’on le discute, qu’on le conteste.
Le distant reader doit donc travailler à expérimenter des
modèles qui rendent visible un certain nombre de phénomènes. Autant de
questions posées à ce qui n’est plus un texte qu’on devrait écouter,
mais à des archives qui « ne disent absolument rien tant qu’on ne leur
pose pas la bonne question » [6].
La mise en série de données construit ainsi des objets sans équivalent
dans la réalité empirique (« The end of the beginning », p. 155-158). On
peut réaliser, par exemple, une enquête sur un corpus de 7000 titres de
romans britanniques entre 1740 et 1850 : on remarque qu’ils tendent
avec le temps à se raccourcir considérablement (d’une vingtaine de mots à
environ cinq mots) et, dans le même mouvement, à se standardiser ; on
tente de corréler ces données à la croissance du marché de la librairie
entre le XVIIIe et le XIXe siècle ; autant de graphiques habilement
heuristiques qui révèlent alors la force du marché et les contraintes
exercées sur la production littéraire et sur ses lecteurs [7].
Un tel travail statistique sur la littérature est-il pour autant moins
« littéraire » qu’un commentaire traditionnel de texte ? Rien ne permet
d’en juger.
Mais l’important n’est pas dans ces affaires de discipline et de
méthode. Comme le disait Wittgenstein à propos de certaines figures
héroïques de la science, « le véritable mérite d’un Copernic ou d’un
Darwin ne fut pas la découverte d’une théorie vraie, mais celle d’une
nouvelle et fructueuse manière de voir » [8].
Ceux qui accuseraient alors Moretti de sacrifier, dans la confusion
générale, le statut culturel de la littérature sur l’autel de la
science, sont sans doute plus naïfs encore que le Moretti qu’ils
s’imaginent. Dire que la forme littéraire est l’analogon de l’espèce
biologique étudiée par Darwin, n’a rien de scandaleux pour peu qu’on
considère un modèle simplement, pour ce qu’il est dans les sciences
expérimentales, à savoir comme une manière, historiquement située, de
produire des descriptions qui font parler les faits autrement, par un
réarrangement inédit des données, au sein d’une « vue synoptique » [9].
Au lieu de les considérer comme autant de vérités révélées taillées
dans le marbre, Moretti invite à prendre ces hypothèses scientifiques
pour ce qu’elles sont, à savoir des modes de présentation,
d’articulation et d’explication des faits, destinés à être éprouvés,
affinés, perfectionnés, abandonnés au besoin, au sein d’une communauté
scientifique donnée. On mesure alors leur pertinence à leur force
explicative et à leur manière d’affecter positivement nos manières de
travailler. On comprend, au passage, le détachement et l’aisance avec
lesquels Moretti troque une casquette théorique (marxiste par exemple)
pour une autre (évolutionniste par exemple), sans s’y agripper outre
mesure.
À la lecture de ce recueil, cette remarque peut incidemment
affleurer : que, contrairement à bien des propositions de Moretti, les
études littéraires se sont rarement confrontées à des exigences
épistémologiques pourtant élémentaires, comme celles de la
falsifiabilité, de la modélisation, de l’analyse causale. Et qu’il y a
peut-être là un problème.[...]»
Ler mais...
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