«De nombreux penseurs prônent un nouvel
humanisme,
placé sous le signe de la fraternité.
Rencontre avec trois
d’entre eux, Abdennour Bidar, Tzvetan Todorov et Jean Picq.
« L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine », nargue Michel Foucault en conclusion de l’essai Les Mots et les Choses.
Cinquante ans plus tard, le verdict reste mitigé. L’antihumanisme
trouve encore des défenseurs et des prolongements. Pourquoi l’homme
vaudrait-il mieux que les autres vivants ? Au nom de quoi en faire une
valeur, un principe directeur pour nos actions ? En outre, de « grands
projets de civilisation » de l’époque moderne, comme le colonialisme ou
certains rationalismes totalitaires, ont révélé que l’humanisme pouvait
être un enfer pavé de bonnes intentions, une sorte de caution morale
donnée aux errements idéologiques de leur temps. Et pourtant…
L’humanisme séduit encore et toujours, quitte à verser parfois dans
l’incantation morale. Sorti de cénacles intellectuels spécifiques
– disciples de Foucault, Gilles Deleuze ou encore Karl Marx –, quel
homme public oserait se dire « antihumaniste » aujourd’hui ? Quel
candidat à un poste politique, par exemple, pourrait déclarer son
hostilité aux droits de l’homme ? Au contraire, la tendance est à
« l’humanisation » à tout va : de l’économie, du travail, de
l’éducation… Pour comprendre ce retour en force, nous avons demandé à
trois intellectuels, qui se définissent comme humanistes, quel sens
pouvait encore avoir cette valeur d’« homme » pour aujourd’hui comme
pour demain.
« Tu aimeras ton
lointain comme toi-même » : Entretien avec Abdennour Bidar
Docteur en philosophie, membre de l’Observatoire de la laïcité, il vient de publier Histoire de l’humanisme en Occident, Armand Colin, 2014.
Les attaques contre l’humanisme ont foisonné
au 20e siècle : ce
courant de pensée serait « ethnocentré », « patriarcal », « bourgeois »,
« masculin », « spéciste ». Pourquoi vouloir encore défendre
l’humanisme ? N’est-ce pas une idée dépassée ?
L’antihumanisme est né dans le sillage des « maîtres du soupçon » du
19e siècle, Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud. Pour Marx,
l’humanisme dissimule, derrière ces généralités sur la « condition humaine »,
les rapports de classe entre individus. Pour Nietzsche, l’humanisme est
inséparable de l’illusion religieuse, au sens où il procède à une « divinisation de l’humain », et à ce titre il ne peut donc pas survivre à l’événement moderne de la « mort de Dieu ».
Quant à Freud, il affirme que l’être humain n’est pas ce sujet libre,
maître de ses actes, auteur conscient de son existence, mais une
marionnette gouvernée par ses pulsions inconscientes, refoulées… Quand
on ajoute à ces trois critiques – infiniment reprises par tous les
petits maîtres « déconstructeurs » du 20e siècle – les catastrophes
morales et politiques du 20e siècle – colonialismes, génocides,
totalitarismes, fantasmes de race supérieure… –, on comprend qu’il soit
devenu de plus en plus difficile d’être humaniste au sens classique,
c’est-à-dire convaincu d’une grandeur de l’homme. Je crois pourtant
qu’en ce début de 21e siècle, il est temps de passer à autre chose,
c’est-à-dire de s’arracher à la fascination pour les démystificateurs et
de s’arracher aussi à la dépression morale engendrée par les tragédies
du siècle passé. C’est en ce sens que j’incite à repenser l’humanisme à
nouveau frais.
Que pourrait être un humanisme pour notre temps ? Comment lui faire place dans nos sociétés ?
L’humanisme contemporain repose sur la capacité spirituelle et
collective à parler de la grandeur de l’homme, et à la cultiver dans
notre vie. Certes, l’homme peut être médiocre, violent, et abriter en
lui des monstres. Voilà ce dont l’histoire récente nous a fait le
douloureux rappel. Mais l’être humain peut être aussi magnifique, se
sublimer, se dépasser ; c’est pourquoi nous devons aujourd’hui sortir de
l’ère du désespoir critique pour rebâtir de « grandes images de
l’homme » vers lesquelles exhausser nos vies. Je ne dirais pas comme
Montaigne que « tout homme porte en lui la forme de l’humaine condition » mais que « tout homme porte en lui le meilleur de l’humanité »,
c’est-à-dire sa capacité à la fraternité et à la créativité – qui sont
pour moi les deux gestes majeurs de l’homme. Il faut que nos sociétés
s’organisent pour aider chacun d’entre nous à cultiver ces deux
capacités, parce que l’on est incapable de le faire seul. C’est cela
pour moi le projet de civilisation le plus ambitieux aujourd’hui.
[...]»
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