Aujourd’hui, tout le monde ou presque se réclame de la démocratie. Pourtant, personne n’est d’accord sur ce qu’elle devrait être. Démocratie libérale ou radicale ? Démocratie participative ou représentative ? Démocratie locale ou centralisée ? Il existe aujourd’hui quantité d’analyses sur l’état de la démocratie et sur les moyens de la renouveler. Ces questionnements, qui ont connu un nouveau souffle après les attentats contre Charlie Hebdo de janvier 2015, traduisent la vitalité du débat démocratique et de la théorie politique contemporaine. Mais ils montrent également que la démocratie semble n’avoir jamais autant douté d’elle-même. Incontestable comme modèle politique, elle est incertaine sur la direction à prendre.
Le triomphe de la démocratie à la fin du XXe siècle s’est accompagné
d’une perte de confiance dans sa capacité à résoudre les crises du
nouveau siècle, qu’elles soient économiques, sociales ou
internationales. Incapacité, d’abord, de la démocratie à exporter son
propre modèle, comme le montre l’échec de la stratégie du democracy building en Afghanistan et en Irak (1).
Incapacité, ensuite, à réduire les inégalités économiques et sociales,
ainsi que le montrent les travaux récents sur la pauvreté (2).
Incapacité, enfin, à restaurer la confiance entre gouvernants et
gouvernés, comme en témoigne l’abstention et le vote sanction lors des
élections. Cette dernière incapacité est peut-être la plus grave car
elle englobe toutes les autres. Si crise de la démocratie il y a, c’est
d’abord une crise de confiance des citoyens dans le système
démocratique, qui s’exprime par le rejet des élites politiques,
médiatiques et intellectuelles. Les chercheurs s’attachent ainsi à
proposer des diagnostics de crise qui, s’ils sont extrêmement variés,
tournent pour la plupart autour de ce problème de confiance entre le
peuple et ses représentants.
Les diagnostics de crise
L’historien Pierre Rosanvallon met l’accent sur le sentiment de « défiance » qu’éprouvent les citoyens à l’égard du pouvoir politique (3). Sur la démocratie représentative se greffe désormais une « contre-démocratie », qui exerce un pouvoir d’empêchement, mais peut aussi représenter un moyen de revitaliser une vie politique moribonde. La contre-démocratie, ce n’est pas être contre la démocratie, c’est d’abord considérer qu’on peut faire de la politique autrement (dans la rue, dans les ONG, sur Internet, etc.). P. Rosanvallon explique que, contrairement aux apparences, les citoyens sont intéressés par la politique et prêts à s’y engager. Mais il souligne également qu’un réel malaise s’est installé dans l’esprit des citoyens qui considèrent la démocratie comme une aristocratie déguisée. Alain Badiou et Slavoj Zizek, dans une perspective beaucoup plus radicale, vont jusqu’à dire que la démocratie est une illusion et qu’à tout prendre, un régime ouvertement autoritaire vaut mieux qu’une démocratie « molle » et hypocrite. Préfaçant les discours de Robespierre, Zizek loue la « violence divine » de la terreur révolutionnaire, qu’il oppose au capitalisme mondialisé et au « matérialisme démocratique » (4).
Pour comprendre l’écho dont bénéficient ces thèses, il est nécessaire
de tenir compte du contexte dans lequel elles s’inscrivent. Depuis
l’implosion du régime soviétique au tournant des années 1990, la
démocratie est d’autant plus prise pour cible par les uns qu’elle est
montrée en exemple par les autres. à l’origine des nouvelles critiques
de la démocratie, il y a l’idée selon laquelle l’histoire humaine se
serait achevée par la victoire, en forme d’apothéose, des démocraties
libérales sur les totalitarismes. Cette croyance a été de courte durée.
En réalité, la disparition des ennemis historiques de la démocratie
(bolchévisme et nazisme) n’a pas réglé tous ses problèmes internes.
D’autres sont apparus par ailleurs, comme le constate Marcel Gauchet
dans La Démocratie contre elle-même. Les démocraties actuelles
ne sont plus menacées de l’extérieur par un tyran en chair et en os qui
voudrait les éliminer. Elles sont désormais rongées de l’intérieur par
un mal redoutable car difficile à circonscrire. Crise de la
représentation ? Désertion civique ? Inégalités économiques et
sociales ? Discriminations ? Tous ces phénomènes sont des symptômes plus
ou moins visibles de la crise des régimes démocratiques contemporains.
Il reste que les observateurs ne parviennent pas à s’entendre sur les
causes profondes du mal.
Toutefois, les penseurs attachés à la tradition libérale et ceux qui
prônent une démocratie « radicale » semblent s’accorder sur un point :
la remise en cause des libertés fondamentales au nom de la sécurité
représente un réel danger. Cette tension entre liberté et sécurité est à
l’œuvre dans l’ensemble des régimes démocratiques « néolibéraux », avec
des effets tout à fait concrets sur la vie sociale. Plusieurs enquêtes
récentes ont en effet relevé la montée en puissance du discours
sécuritaire, observable à tous les niveaux de la société, sur des
problèmes graves ou en apparence anecdotiques : que l’on pense à
l’explosion des gardes à vue et des détentions provisoires, aux
campagnes pour l’hygiène alimentaire (« Cinq fruits et légumes par
jour ») et pour la sécurité routière. Ainsi a-t-on sérieusement
envisagé de mettre en place un couvre-feu pour empêcher les jeunes de se
tuer sur la route le week-end. L’idée a été pour l’instant abandonnée,
mais la régulation du risque et le principe de précaution constituent
assurément des « priorités gouvernementales ». Comme le suggère le
sociologue Ulrich Beck, les démocraties contemporaines peuvent être
décrites comme des « sociétés du risque », où les citoyens cherchent à
dominer leur sentiment d’insécurité (5).
Dans ce contexte, le rôle de l’État est ambivalent. L’État est
responsable de la sécurité des citoyens, et c’est la raison pour
laquelle il est tenu de prendre en charge et de coordonner les
« politiques du risque ». Mais si l’État ne parvient pas à gérer
correctement la crise (comme ce fut le cas avec la crise de la vache
folle et plus récemment lors de la controverse autour des téléphones
portables), il ne fait alors qu’attiser le sentiment d’inquiétude des
citoyens au lieu de le dissiper (6).
Un néolibéralisme des règles
L’accumulation des règles et la juridicisation de l’ordre politique
peuvent avoir pour effet de réduire la liberté de chacun au nom de la
sécurité de tous. Jusqu’où, dès lors, pousser l’impératif de sécurité
sans toucher aux principes libéraux qui caractérisent la vie
démocratique ? En posant cette question, un certain nombre de
théoriciens du droit, comme Philippe Raynaud et Denis Salas, incitent à
la vigilance, tout en suggérant que le problème est en réalité plus
profond et complexe (7).
En effet, ce qu’on observe aujourd’hui dans les sociétés
démocratiques, c’est une mutation des principes libéraux eux-mêmes. Le
libéralisme se transforme en « néolibéralisme », ce qui affecte du même
coup les démocraties. Le néolibéralisme des règles diffère sensiblement
du libéralisme politique qui s’est déployé en Europe dès la fin du
XVIIIe siècle à travers la forme politique nationale. Le premier est en
effet fondé sur la toute-puissance de l’économie et du droit tandis que
le second plaide en faveur d’une primauté du politique sur les sphères
économiques et juridiques. Le danger majeur pointé par des auteurs comme
Pierre Manent et M. Gauchet, dans la continuité de Tocqueville, c’est
la dépolitisation des démocraties, qui s’exprime notamment par la
désertion civique. Dans un régime libéral poussé à l’extrême, les
citoyens renoncent à prendre en main leur destin politique pour se
replier sur la sphère privée, en déléguant à l’État la planification de
l’avenir. Mais dans la perspective néolibérale, l’État renonce lui aussi
à une partie de ses attributions au profit du marché ou d’organisations
infra et supranationales. Dès lors, qui est responsable ? Au XXIe
siècle, l’enjeu essentiel selon M. Gauchet, c’est de former un régime
politique démocratique capable de tenir compte du désir d’émancipation
des individus et d’assurer dans le même temps le bon gouvernement de la
collectivité (8).
Cela n’est possible à ses yeux que si l’État et les citoyens se donnent
les moyens d’agir à nouveau sur le cours des événements. Ainsi, la
crise des subprimes en 2008 a mis en lumière le besoin de
régulation politique de l’activité financière, par exemple par la mise
en place d’un protectionnisme (9).
Elle a aussi mis en avant le rôle décisif des États dans l’élaboration
de politiques économiques, sociales et environnementales concertées à
l’échelle régionale, voire mondiale.
Pour P. Manent, les difficultés de la démocratie, du moins en Europe, viennent davantage du discrédit de la nation (10).
Ce dernier interprète le rejet de la nation comme un refus de la
politique : les citoyens préfèrent être administrés par des règles de
gouvernance (juridiques, morales et économiques) que par un gouvernement
représentatif qu’ils considèrent comme illégitime et arbitraire en
dépit de l’élection. Pour P. Manent, un régime politique ne peut de
toute façon s’épanouir que s’il est associé à une forme politique
idoine. Les Anciens ont réalisé la démocratie directe dans le cadre de
la cité. Les Modernes ont réalisé la démocratie représentative à
l’intérieur des nations. Les Européens peuvent-ils se gouverner
démocratiquement sans forme politique, par le truchement des procédures
de Bruxelles ? Rien n’est moins sûr selon P. Manent, rejoint sur ce
point par Paul Thibaud et Jean-Pierre Le Goff. Prenant l’exemple du
problème européen, ces auteurs expliquent que la contrainte extérieure,
« l’adaptation » à la mondialisation ou encore l’impératif de
« modernisation » sont des alibis commodes avancés par les gouvernements
pour ne plus assumer leurs responsabilités politiques (11).
Pour sortir de cette impuissance organisée, doit-on compter sur un
retour de la nation et du politique opéré au moyen des mécanismes
traditionnels (parlement et exécutif) ou bien sur un sursaut « citoyen »
issu de la société civile ? Peut-on concilier démocratie représentative
et démocratie participative ? Les réponses apportées par la théorie
politique pour relancer la démocratie ne nous donnent pas de sésame.
Elles mettent plutôt en lumière les clivages politiques actuels.[...]»
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