«1La notion d’humanités
digitales (souvent appelées également humanités numériques) correspond à
l’intégration des technologies de l’information et de la communication
aux différents stades de l’activité de recherche en sciences humaines et
sociales (SHS), depuis la veille documentaire jusqu’à la diffusion des
résultats scientifiques en passant par le recueil, le traitement et
l’archivage des données. Mais les humanités digitales (DH) ne se
résument pas à l’utilisation de technologies : elles constituent un
véritable champ de recherche qui conjugue une dimension appliquée
(développement d’outils et de méthodologies spécifiques) et une
dimension plus réflexive, d’ordre épistémologique, dans la mesure où le
numérique bouleverse non seulement les savoir-faire de l’activité
scientifique, mais aussi ses perspectives heuristiques. L’ouvrage
collectif dirigé par Olivier Le Deuff appréhende les humanités digitales
à travers les mutations qu’elles induisent auprès des institutions et
des différents acteurs impliqués dans la recherche en SHS, soulevant
notamment la question de leur statut et de leur place dans le cadre
académique, tout comme celle des compétences et des nouveaux métiers
qu’elles mettent en jeu. Si une partie introductive réinscrit ce
mouvement dans le temps relativement long des liens entre SHS et
informatique, c’est par la suite une réflexion sur un processus en cours
qui est menée.
2Les
chercheurs réunis s’interrogent ainsi sur les compétences minimums en
informatique que les étudiants et leurs collègues devraient posséder,
sur la nécessité de mettre en place une méthodologie commune à
l’ensemble des SHS et sur la pertinence de créer une discipline portant
cet intitulé dans les universités françaises. Ils se demandent également
si la création de lieux adaptés au développement des DH est nécessaire.
Il s’agit par exemple de savoir si les bibliothèques constituent
l’espace à privilégier pour conserver les données collectées en ligne ou
si de nouveaux espaces, qui pourraient être nommés Mnémothèques (Franck
Cormerais, p. 134 sqq.), sont encore à inventer. Dans ces
lieux, les chercheurs en SHS seront-ils amenés à apprendre à coder et à
développer eux-mêmes des sites ? Cette acquisition de compétences
techniques sera-t-elle accompagnée d’un dialogue avec d’autres
disciplines ou métiers de la recherche ? Enfin, une unité d’enseignement
(UE) doit-elle être créée pour impliquer les étudiants dans ce
mouvement ? Et, si oui, sur quels aspects du champ faut-il le plus
insister (technique, épistémologie, etc.) ? Soulevant ces questions,
l’ouvrage a moins pour but de vulgariser des connaissances propres à un
domaine des SHS que d’introduire le lecteur à un ensemble de discussions
en cours chez les chercheurs qui se sont saisis, depuis une dizaine
d’années, de cet objet d’étude. Cela est revendiqué par Olivier Le Deuff
qui termine l’introduction générale par un « bienvenue dans la
communauté ! » de circonstance (p. 13). Tout l’intérêt de cet ouvrage
est de ne pas apporter une réponse unique à ces questions. Les auteurs
divergent, en effet, sur les manières de faire à adopter. Par exemple,
sur la question de la maîtrise technique des outils nécessaires à la
création d’interfaces numériques, Nicolas Thély insiste sur
l’acquisition par les étudiants et les chercheurs en SHS d’un socle de
compétences minimales afin de viser à l’autonomie, là où Jean-Christophe
Plantin, plus circonspect, met en avant la nécessité d’un dialogue
entre SHS et métiers de l’informatique. De même, sur la question de la curation,
soit de la sélection et de l’indexation de données partagées en ligne
par d’autres (chercheurs, journalistes, amateurs, etc.), René Audet
conseille l’usage d’interfaces privées grand public (p. 98) qui sont,
par ailleurs, vivement critiquées par Olivier Le Deuff (p. 145).
- 1 Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011. Doueihi est l’auteur de l’introduc (...)
- 2 Stéphane Pouyllau indique cependant que les DH « doivent être et demeurer avant tout un espace d’in (...)
- 3 L’objectif est aussi de gérer une forme de résistance au changement parfois exprimée par ces dernie (...)
3Cela
n’empêche pas un certain unanimisme quant à l’intérêt de développer les
DH en France. L’ensemble des chercheurs s’accorde ainsi sur le principe
proposé par l’historien Milad Doueihi1.
DH « est le terme courant qualifiant les efforts multiples et divers de
l’adaptation à la culture numérique du monde savant » (cité p. 18). Le
mouvement en cours est ainsi interprété, avant tout, comme étant un
processus d’institutionnalisation. Partant de là, plusieurs axes de
réflexion complémentaires sont développés tout au long de l’ouvrage. Le
premier, que les chercheurs souhaitent visiblement dépasser2,
pose que les DH correspondent principalement à une transformation de
l’ingénierie de la recherche. Cette vision induit que le numérique soit
perçu comme un ensemble d’outils mis au service des chercheurs. Les DH
constituent alors un moyen efficace afin de permettre une transmission
de compétences des informaticiens et autres professionnels de
l’information et de la communication vers les chercheurs en SHS3.
Stéphane Pouyllau se demande : « les DH sont-elles autre chose que
l’accompagnement technologique, informatique et documentaire à la
recherche en SHS ? » (p. 103). La plupart des chercheurs réunis dans cet
ouvrage apportent des réponses positives à cette question.
- 4 Le Deuff voit là une possibilité d’intégrer les étudiants de manière précoce à une dynamique de rec (...)
4Par
la suite, ils se demandent notamment si les DH sont une sous-discipline
des sciences de l’information et de la communication ou bien plutôt une
transcipline. La première option induit que les DH constituent une
littératie (p. 123-125), une compétence particulière, adaptée à
l’analyse des données partagées en ligne. Les DH correspondraient alors à
un savoir-faire bien précis servant, entre autres choses, à répondre au
retour actuel des données massives (Big Data), notamment par le moyen
de la visualisation (cartographie, représentation en 3D). Le parti pris
transdisciplinaire, qui est favorisé par la plupart des auteurs, repose
quant à lui sur un principe inverse à cette hyperspécialisation.
L’objectif assumé par les auteurs se revendiquant de cette perspective
est alors de faire vaciller les frontières entre SHS et sciences dites
dures. Plantin précise : « il ne s’agit pas de demander aux uns de faire
le travail des autres, mais davantage de permettre à chacun de
comprendre l’épistémologie de l’autre » (p. 74). Stéphane Pouyllau
indique pour sa part que le « web a permis d’unir dans une certaine
mesure les métiers d’accompagnement de la recherche et les chercheurs »
(p. 106). Le but est donc d’opérer un décloisonnement entre les
disciplines et entre les métiers de la recherche en SHS. Dans ce cadre,
les DH ne constituent pas une nouvelle discipline, mais une discipline
seconde. Ainsi, dans les biographies présentant les auteurs, ces
derniers indiquent-ils être historien, géographe, docteur en info-com,
professeur en art… et spécialistes des DH. Cet axe de réflexion conduit
implicitement à des problématiques liées à l’enseignement. Il ne s’agit
pas, en effet, de considérer que les DH sont réservées à un petit groupe
d’initiés (les représentants d’une sous-discipline), mais qu’elles
constituent d’un socle commun à tous ceux qui pratiquent les SHS4. Une formation adaptée aux usages de recherche de l’ensemble des étudiants en SHS est donc à penser.
5Il
est dès lors possible de considérer que c’est le métier de chercheur en
SHS dans son ensemble qui est transformé par l’avènement des DH. Ainsi,
pour Olivier Le Deuff et Frédéric Clavert, « la montée en puissance du
numérique touche toutes les phases du travail et de la production
scientifique » (p. 26). De l’environnement personnel de travail au mode
de médiation des résultats, en passant par le travail de terrain, les
recherches historiographiques et les archives de la recherche, c’est
l’ensemble des savoir-faire qui sont à repenser. De nouveau, les DH sont
alors moins une discipline à part entière, qu’une reformulation des
principes de chacune des disciplines des SHS. Dans le cas précis de
l’histoire, Clavert s’interroge : « qu’est-ce que lire les sources à
l’ère numérique ? » (p. 40) ; comment maintenir une attention au
qualitatif alors que la plupart des modèles interprétatifs sont
actuellement pensés pour appréhender des données massives ?
- 5 Ils prennent notamment l’exemple du Pelagios Project, qui vise à créer des liens visuels entre des (...)
- 6 Cette réflexion s’accompagne aussi d’une remise en cause des formats d’écriture consacrés en SHS (l (...)
6Enfin,
dans le cadre de la diffusion des résultats de la recherche, les DH
sont considérées comme un nouveau mode de médiation des connaissances.
Elles sont alors un moyen utilisé pour dépasser une formulation écrite,
forcément linéaire, des résultats de la recherche. Cette transformation
implique la recherche de modes de partage plus adaptés au web que
l’article ou l’ouvrage papier mis au format PDF. Frédéric Kaplan,
Mélanie Fournier et Marc-Antoine Nuessli indiquent que le but qu’ils
poursuivent est d’accompagner le passage d’« une représentation [des
résultats de la recherche] essentiellement textuelle et narrative en une
représentation visuelle et exploratoire » (p. 55). Pour expliquer leur
objectif, ils analysent plusieurs cas de cartographies dynamiques5,
utilisées non pas pour illustrer ou compléter un article, mais
constituant le cœur même de la démonstration. Leur idée directrice est
que la gestion des bases de données et la conception d’algorithmes ou
d’interfaces de programmation (API) ne posent pas seulement des
problèmes techniques, mais qu’elles soulèvent aussi des problématiques
d’ordre épistémologique6.
Ainsi l’écriture en SHS est-elle profondément transformée par les DH ;
elle devient en somme une représentation assistée par ordinateur, dont
la partie scripturaire n’est plus forcément dominante.[...]»
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