quarta-feira, 11 de fevereiro de 2015

La vie en société : une improvisation. Entretien avec Howard Becker


 
«Le sociologue étatsunien Howard Becker est connu pour son rejet de la théorie et son attachement à l’observation ethnographique de mondes dont il est lui-même l’acteur. Le fait de se demander « comment » plutôt que « pourquoi » constitue l’un de ses principaux enseignements à destination des sociologues.
 Professeur de longue date à Northwestern University et l’University of Seattle, c’est l’un des penseurs clés de l’interactionnisme. Prenant appui sur l’art, la philosophie et la musique, dans cet entretien Becker démontre son éclectisme et dévoile sa perspective d’analyse singulière : une approche simple et pragmatique pour saisir des phénomènes sociaux complexes, des exemples concrets pour donner corps à des idées abstraites.

 

Des compréhensions partagées


La Vie des idées : La question de l’ordre social, des normes et de l’émergence des normes est centrale dans vos travaux. Comment vous êtes-vous intéressé à cette question ?

Howard Becker : Je n’emploie pas la notion de norme, mais plutôt la notion de « compréhension partagée ». La norme s’assimile à une règle tandis que la compréhension partagée est ce que vous et moi pouvons accorder ensemble pour réaliser ce que nous souhaitons. Ce n’est pas une règle que nous aurions acceptée. C’est ce que nous acceptons pour l’instant. Nous souhaitons réaliser un entretien alors nous allons faire comme ceci, nous pouvons faire comme cela. La notion de « compréhension partagée » ne présuppose pas l’existence d’un accord – qui peut néanmoins exister, mais alors seulement sur l’objet (oui, nous allons nous entretenir) – mais plus généralement ce n’est pas le cas, chemin faisant nous allons découvrir ce sur quoi nous pouvons tomber d’accord.

La Vie des idées : D’où vous vient cet intérêt pour la question de l’accord et de la compréhension partagée ?

Howard Becker : Pour moi, c’est une idée basique. Elle explique l’existence de la société. Les gens se comprennent. Je sais que vous savez. J’ai l’idée que si moi je fais ça, je peux m’attendre à ce que vous fassiez cela, grosso modo. Et peut-être que vous ne le faites pas. En général, vous ne faites pas exactement ce que j’anticipe. Mais vous faites quelque chose qui me permet de réagir. Wittgenstein a cette expression merveilleuse « Si le lion avait l’usage de la parole, nous ne le comprendrions pas » : ce qu’il veut dire, c’est que nous n’avons pas de mode de vie en commun. Mais j’aimerais modifier cette phrase comme suit : « Si le lion avait l’usage de la parole, nous ne le comprendrions pas au premier abord ». Car si nous nous mettons à parler, alors nous entamons une vie ensemble… C’est une image qui illustre mon propos. Je ne sais plus d’où me vient ce raisonnement, mais je pense que cela m’est venu alors que j’étais étudiant à Chicago.

La Vie des idées : Cette question est présente dans tous vos travaux. C’est un fil conducteur de votre recherche.

Howard Becker : Oui et non. Je ne suis pas parti de cette idée. Cette idée s’enrichit constamment pour moi, elle acquiert des connotations, des harmoniques (au sens musical du terme). J’approfondis de plus en plus la compréhension de son sens. Je suis réfractaire à l’idée de traiter mes idées, ma pensée et mon œuvre comme un tout. Il s’agit plutôt d’un parcours. Avec le temps, les choses changent. Il y a vingt-cinq ans, j’ai passé six semaines à l’Université de Manchester. Après y avoir enseigné, j’ai voyagé dans les îles britanniques pour donner six conférences dans différentes universités. J’avais l’impression que partout, peu importe ce dont j’avais parlé, une fois terminé un jeune se levait pour me dire : « Professeur Becker, en 1965 vous avez écrit ceci, mais en 1972 vous avez écrit cela. C’est contradictoire. Comment l’expliquez-vous ? » Pour moi, cela ne pose pas problème : depuis, j’ai découvert quelque chose dont je n’avais pas auparavant connaissance et ma pensée a donc évolué. Ce que j’écris est toujours nouveau. Mes idées sont constamment en train de changer. Et je pense que c’est là un portrait bien plus réaliste du travail scientifique. Parce que je crois effectivement que ce que nous faisons relève de la science. Ce n’est pas du commerce. Le fond est important. Nous nous efforçons de déchiffrer le fonctionnement du monde et non pas de créer une structure d’idées parfaite. C’est ma vision du travail scientifique. En ce sens, ma façon de penser me paraît très proche de ce que font d’autres sociologues, comme Latour par exemple. C’est un champ très actif. Lorsqu’ils parlent de science, le travail que je réalise me semble y trouver sa place, davantage que dans la visée de construire une jolie structure d’idées parfaitement harmonieuses. Je ne suis pas parti d’une idée que j’ai ensuite développée. Je suis parti d’une idée et elle a changé, puis elle a continué à évoluer.
Le dernier ouvrage que j’ai publié en anglais, avec Robert Faulkner, s’appelle Qu’est-ce qu’on joue maintenant ? [1]. Je pense que c’est un jalon essentiel pour comprendre comment les personnes agissent et ont des compréhensions partagées. L’essai s’ouvre sur une question. Quatre types arrivent dans un bar ou ailleurs, ils ne se connaissent pas, ils n’ont pas de partitions, or c’est presque l’heure de commencer. Que font-ils ? Ils arrivent à jouer ensemble. Tout le monde dans le bar pense que cela fait des années qu’ils jouent ensemble. Comment le font-ils ? C’était notre question de recherche. Notre première réponse, tirée de notre expérience, était de dire : ils connaissent tous les mêmes morceaux donc il leur suffit de dire le nom d’un morceau pour pouvoir le jouer. Lorsque Robert Faulkner a commencé son enquête de terrain, il a pris des notes sur ce qui se produisait. Et ce n’est pas ce qui se passe. Ce qui se passe, c’est que l’un dit « On joue « Let’s Fall In Love ». En fait, il dirait plutôt, « Tu connais « Let’s Fall In Love » ? » Et un autre dit « Bien sûr, quelle tonalité ? » “Si bémol ». “Ok, on joue ». Mais parfois, quelqu’un dit « Non, ça je ne connais pas ». Alors que se passe-t-il ? On constate que s’enclenche un processus de travail collectif pour voir ce qu’ils peuvent faire. C’est une métaphore parfaite de la compréhension partagée : il y a certaines choses que nous savons tous, d’autres que nous n’avons pas en commun, mais nous pouvons nous servir de ce que nous savons pour pouvoir jouer ensemble. Une autre réponse typique peut être : « Non, je ne connais pas ce morceau, mais si tu joues le premier chorus je pourrai jouer le deuxième ». Ils ont un corps de compétences communes qui leur suffit pour jouer ensemble. C’est quelque chose que j’ai appris. Ça fait longtemps que je travaille cette idée de compréhension partagée, mais ce n’est qu’aujourd’hui que j’en saisis véritablement le sens. En ce sens, la vie sociale peut être conçue comme une improvisation. Les gens improvisent et quand ils trouvent quelque chose qui marche, ils s’en saisissent.

Des métiers ordinaires


La Vie des idées : Vous avez travaillé sur les professions. En France, il existe aujourd’hui un intérêt de plus en plus marqué pour les professions lié à l’influence des théories anglo-américaines mais aussi à celle de la sociologie des groupes professionnels ; des variations du fonctionnalisme et de l’interactionnisme étatsuniens sont en train de se développer. Comment situeriez-vous votre travail sur les professions (votre travail sur les enseignants, par exemple) par rapport à cette nouvelle sociologie française des professions ?

Howard Becker : Alors que j’étais étudiant, mon mentor, Everett Hughes, dictait un cours intitulé sociologie des professions. Mais il disait qu’il s’agissait là d’une erreur : les étudiants s’y intéressaient parce qu’ils pensaient que ces fameuses professions (le droit, la médecine, la religion…) différaient des autres types de métiers. Ils considéraient que c’étaient des métiers meilleurs, plus nobles. Hughes pensait que c’était là une vision très partielle du monde du travail. Lorsque je lui ai dit que j’allais faire ma recherche pour mon mémoire de master sur les musiciens dans les bars, et bien il cherchait justement des gens comme moi, disposés à étudier des phénomènes moins prestigieux ou honorables. Des métiers ordinaires, en somme. Il a par la suite rapidement changé l’intitulé de son cours, qui est d’abord devenu « Sociologie des métiers et des professions » puis « Sociologie des métiers ». Et finalement, c’est devenu Sociologie du travail .
Dans la sociologie étatsunienne, il existait une relation singulière entre les professions et le fonctionnalisme. Talcott Parsons pensait qu’il existait des problèmes fondamentaux, des valeurs fondamentales profondes, et que les professions matérialisaient, incarnaient ces idéaux les plus élevés, les valeurs de la société. Il s’agissait de choses importantes, telles que la médecine, le corps, la santé. Ce n’était pas une conclusion de sa recherche. C’était une conviction. Car si vous connaissez des médecins et des avocats, vous saurez que ce sont des gens comme les autres, pas si nobles.
Pour moi et mes collègues, tels qu’Eliot Freidson, les professions étaient une convention sociale dont se réclamaient certaines personnes organisées dans le cadre de leur travail car cela leur conférait davantage d’autonomie, la liberté de faire ce qu’ils voulaient. Alors que les musiciens dans les bars sont obligés de faire ce que leur dicte le propriétaire. Ils ne peuvent pas lui dire non, « Je représente les idéaux musicaux de notre société », ils jouent ce qu’on leur demande. Donc pour moi, la profession n’est qu’une petite partie d’un ensemble plus vaste de la sociologie du travail. Pour Hughes, la sociologie du travail s’étendait à tout. Il aimait dire que tout ce qui se produit est le résultat du travail de quelqu’un.[...]»

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