«« Généralement, les autres m'aiment bien »,
« je suis performant dans mon travail », « même si la vie devient
difficile, je trouverai les moyens de l'affronter »... Ce genre de
conviction manifeste une bonne estime de soi et procure à l'individu
bien-être et capacités d'action.
Longtemps en Occident, l'humilité a été un idéal. Emmanuel Kant pouvait ainsi écrire : « L'amour de soi, sans être toujours coupable, est la source de tout mal. » Puis l'individu est devenu la valeur primordiale de nos sociétés, et avec lui son ego. Si Blaise Pascal pouvait écrire « Le moi est haïssable », quelques siècles plus tard, la formule était ironiquement complétée par Paul Valéry : « Mais il s'agit de celui des autres ».
L'estime de soi est aujourd'hui devenue une aspiration légitime aux
yeux de tous, considérée comme une nécessité pour survivre dans une
société de plus en plus compétitive. La question de l'estime de soi
s'est même posée à certains responsables politiques. Ainsi, l'Etat de
Californie avait décrété qu'il s'agissait d'une priorité éducative et
sociale de premier ordre (California Task Force to promote self-esteem and social responsability, 1990) soulignant que « le
manque d'estime de soi joue un rôle central dans les difficultés
individuelles et sociales qui affectent notre Etat et notre nation ». Plus modestement, qu'en est-il aujourd'hui des connaissances psychologiques sur l'estime de soi ?
« L'estime de soi ? Eh bien, c'est comment on se voit, et si ce qu'on voit, on l'aime ou pas... »,
me disait un jour un jeune patient. L'estime de soi est une donnée
fondamentale de la personnalité, placée au carrefour des trois
composantes essentielles du soi : comportementale, cognitive et
émotionnelle. Elle comporte des aspects comportementaux (elle influence
nos capacités à l'action et se nourrit en retour de nos succès) et
cognitifs (elle dépend étroitement du regard que nous portons sur nous,
mais elle le module aussi à la hausse ou à la baisse). Enfin, l'estime
de soi reste pour une grande part une dimension fortement affective de
notre personne : elle dépend de notre humeur de base, qu'elle influence
fortement en retour. Les rôles de l'estime de soi peuvent d'ailleurs
être compris selon cette même grille de lecture : une bonne estime de
soi facilite l'engagement dans l'action, est associée à une
autoévaluation plus fiable et plus précise, et permet une stabilité
émotionnelle plus grande.
Mais doit-on parler d'une ou de plusieurs estimes de soi ? Le
concept d'estime de soi présente les mêmes difficultés que celui
d'intelligence : la multiplicité de ses sources et de ses manifestations
le rend particulièrement difficile à cerner clairement. Tout comme il
semble exister plusieurs formes d'intelligence, il est bien possible que
l'estime de soi, plutôt qu'une dimension unique, soit la résultante de
plusieurs composantes. Chez l'enfant, elle recouvre souvent au moins
cinq dimensions :
_ l'aspect physique (« est-ce que je plais aux autres ? ») ;
_ la réussite scolaire (« suis-je bon élève ? ») ;
_ les compétences athlétiques (« est-ce que je suis fort(e), rapide, etc ? ») ;
_ la conformité comportementale (« les adultes m'apprécient-ils ? ») ;
_ la popularité (« est-ce qu'on m'aime bien ? »).
Ces dimensions ne se distribuent pas forcément de manière
homogène : un enfant peut, par exemple, présenter une estime de soi
élevée dans les domaines de l'apparence physique, de la popularité et de
la conformité, mais s'évaluer négativement en matière de résultats
scolaires et de compétences athlétiques. Un autre phénomène cognitif
intervient également : l'importance accordée à chacun de ces domaines.
Si l'enfant se juge favorablement sur le plan scolaire mais estime que
ces compétences ne sont pas si désirables que cela dans le milieu où il
évolue, l'estime de soi n'en sera alors pas confortée pour autant.
Se positionner « au-dessus de la moyenne »
Il est probable que ces composantes sont assez proches chez
l'adulte : il faut simplement remplacer la réussite scolaire par le
statut social ; quant aux compétences athlétiques, importantes dans la
cour de récréation (savoir se défendre ou échapper aux grands) ou lors
du cours de gymnastique (ne pas se déshonorer aux yeux des autres),
elles le sont moins dans les couloirs de l'entreprise ou autour de la
table familiale. Elles peuvent cependant redevenir importantes pour un
adulte dans certains milieux (travailleurs manuels) ou contextes
spécifiques (comme les vacances, où les capacités physiques sont remises
en avant au travers du sport ou de la mise à nu partielle des corps).
Dans tous les cas, se positionner par rapport aux personnes de
son environnement immédiat représente l'un des mécanismes fondamentaux
d'ajustement de l'estime de soi. L'ensemble des études confirme que pour
la plupart des individus, il apparaît en effet capital de figurer
« au-dessus de la moyenne ». Jerry Suls et ses collègues, chercheurs à
l'université de l'Iowa, ont montré récemment que 90 % des hommes
d'affaires s'estiment supérieurs à l'homme d'affaires moyen, 70 % des
élèves de grandes écoles pensent avoir des capacités au-dessus de la
moyenne, 90 % des professeurs de lycée s'estiment supérieurs à leurs
collègues, etc.
Cet effet bénéficie aussi un peu aux proches : interrogés sur
leurs qualités et leurs défauts, la plupart des individus se considèrent
légèrement meilleurs que leurs amis, mais les estiment nettement plus
que la plupart des gens : autrement dit, je ne peux être estimable que
si je suis entouré et apprécié de gens eux-mêmes estimables... Une
expérience classique, que nous appellerons « Monsieur Crade et Monsieur
Propre », montre l'effet de la comparaison sociale sur l'estime de soi.
Des étudiants qui postulaient pour un boulot d'été remplissaient des
supposés questionnaires de recrutement, pendant que l'on faisait rentrer
dans la même pièce un autre pseudo-étudiant, venu lui aussi poser sa
candidature. Ce comparse était tantôt un « Monsieur Propre », beau, bien
vêtu, un livre de métaphysique sous le bras, tantôt un « Monsieur
Crade », mal rasé, aux habits froissés, avec dans ses affaires un roman
pornographique minable... L'apparition de Monsieur Crade permettait une
envolée des résultats obtenus aux questionnaires d'estime de soi
dissimulés dans la liasse des tests demandés aux vrais candidats pour le
travail d'été, tandis que l'entrée de Monsieur Propre les faisait
plutôt flancher [1]...
On se compare également aux autres, pour réguler son estime de
soi lorsque l'on est confronté à des difficultés. Mais le résultat de
cette comparaison sociale sera différent selon l'estime que l'on a de
soi-même : les sujets à haute estime de soi comparent plus volontiers
vers le bas (« il y a pire que moi ») tandis que ceux à basse estime de soi s'enfoncent en comparant vers le haut (« beaucoup de personnes sont meilleures que moi »).
Un des auteurs les plus spectaculaires en matière d'autodévalorisation
comparée reste certainement le philosophe Emil Cioran : « Je ne connais personne de plus inutile et de plus inutilisable que moi. »
Le regard des autres est donc un paramètre essentiel de
l'estime de soi. De nombreux chercheurs comparent l'estime de soi à un
« sociomètre », et la considèrent avant tout comme le reflet du
sentiment de popularité et d'approbation par autrui : plus le sujet
pense qu'il est l'objet d'une évaluation favorable par les autres, plus
cela améliore son estime de soi.
Ce phénomène est différent de l'autosatisfaction liée au leadership :
pour l'estime de soi, ce qui est le plus favorable c'est d'être - ou se
sentir - aimé, plus encore que d'être - ou se croire - dominant [2].
Ainsi, les nourritures relationnelles de l'estime de soi (être
apprécié) pèsent sans doute plus lourd que les nourritures matérielles
(être performant). L'estime de soi des élèves populaires auprès de leurs
camarades peut donc être plus élevée que celle des premiers de la
classe. Les auteurs ayant travaillé sur l'acquisition de l'estime de soi
ont d'ailleurs tous souligné l'importance, pour le bon développement de
cette dernière, de l'expression par les parents d'un amour
inconditionnel à leurs enfants, indépendamment de leurs performances.
L'enfant intériorise alors que sa valeur ne dépend pas que de sa
performance, mais représente une donnée stable, relativement
indépendante, du moins à court terme, des notions d'échec ou de
réussite. Par ailleurs, la sensibilité à l'échec, très liée au niveau
d'estime de soi, est fortement modulée par les facteurs relationnels :
les sujets à basse estime de soi sont d'autant plus hésitants à prendre
des décisions qu'ils savent que celles-ci seront observées et commentées
par des évaluateurs (l'échec aura donc un caractère public). Par
contre, les décisions qui ne seront pas soumises à évaluation sont
beaucoup plus facilement prises (la peur de l'échec ne les parasitant
pas).
Être choisi rassure, être exclu déstabilise
Ce poids du regard d'autrui sur l'estime de soi est hélas plus
marqué à la baisse qu'à la hausse : le sociomètre présente quelques
vices de forme... Une expérience de psychosociologie le souligne
clairement. Des volontaires étaient affectés à un travail, qu'ils
auraient à effectuer en groupe ou individuellement. A certains, on
faisait croire que ce choix était volontaire : « Vous avez été choisi par les membres du groupe pour travailler avec eux », ou « vous avez été refusé par les membres du groupe, et vous travaillerez donc seul ». A d'autres, on annonçait que le choix était aléatoire : « Il y a eu un tirage au sort, certains rejoindront les groupes et d'autres travailleront seuls. »
L'estime de soi des participants à cette expérience n'était pas touchée
si le choix était présenté comme le fruit d'un tirage au sort. Par
contre, si la décision paraissait émaner du groupe, le fait d'avoir été
choisi n'augmentait que modérément l'estime de soi, alors que le fait
d'avoir été rejeté l'abaissait sérieusement... Etre choisi ne fait donc
que rassurer, alors qu'être exclu déstabilise fortement.
On comprend mieux les forts enjeux affectifs des choix d'équipes
de sport ou de jeux dans les cours de récréation, lorsque deux enfants leaders désignent chacun à tour de rôle les membres de leur équipe (« toi avec moi, puis toi, et toi... »). Etre exclu de l'équipe (« désolé, tu seras remplaçant ») ou choisi en dernier (« tu vas jouer gardien de but ») est souvent une humiliation de premier plan, et un cruel rappel de sa faible valeur dans la hiérarchie du groupe...
Les outils d'évaluation de l'estime de soi tiennent bien sûr
compte de ces paramètres sociaux. Le questionnaire le plus connu, celui
de Coopersmith (1967), révèle à l'analyse factorielle trois dimensions
principales : estime de soi générale, familiale et sociale. Et l'équipe
lyonnaise de Martine Bouvard a récemment validé un questionnaire
d'estime de soi sociale aux qualités psychométriques très
satisfaisantes.[...]»
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