«“La prose aide l’homme à devenir un sujet. Elle est révolutionnaire
et réaliste : elle nous engage à tenter l’impossible.” Christa Wolf dans
“Lire, écrire, vivre”
Christa Wolf
Christa Wolf, romancière allemande morte à Berlin il y a quatre ans, a
connu les nazis, les staliniens, le mur de Berlin et sa chute, les
illusions et les déchirures du siècle d’avant, la Stasi, Cassandre et
Médée. Celle qui fit ses études à Iéna et Leipzig en Allemagne de l’Est
serait terrifiée de voir que Dresde est aujourd’hui la nouvelle ville
martyre du mouvement raciste et islamophobe Pegida, et que son leader
pose dans Bild en parfait petit clone d’Hitler, mèche et moustache dans
le vent. L’écrivain a toujours souhaité, même après la réunification de
la RFA et de la RDA, que subsiste à côté de l’Allemagne de l’Ouest une
“République démocratique et vraiment humaine”. Son utopie reposait moins
sur son ancienne foi communiste que sur la crainte de voir un jour la
prose disparaître, rendue inutile par une société libérale certes, mais
reléguant la culture au magasin des accessoires.
Que se passerait-il si la prose venait à disparaître ? Que nous
manquerait-il ? L’expérience joyeuse de la diversité des êtres et des
choses, la réserve inépuisable de savoir que donnent les émotions
différées, affinées et sédimentées par le langage, le discernement des
similitudes et l’imagination des écarts. “On ne peut rattraper les
émotions manquées. Un monde qui n’a pas été obscur et enchanté quand il
le fallait ne devient pas, à mesure que notre savoir s’accroît, clair,
mais seulement sec. Les merveilles que l’on dissèque avant d’avoir eu
droit d’y croire sont fades et stériles” note l’Allemande dans un
recueil aux trois verbes qui sont la sainte trinité de tout écrivain :
Lire, écrire, vivre.
La prose ne sert pas à livrer des nouvelles fraîches ou à repasser
les plats des gloires oubliées. Elle sert, de Hérodote à Houellebecq, à
nous aider à trouver notre place dans le long cortège de l’humanité, en
assurant “l’entraînement et la différenciation de l’appareil psychique”.
“ La prose maintient en éveil en nous la mémoire d’un avenir avec lequel nous ne pouvons rompre, sous peine d’anéantissement”
“ La prose maintient en éveil en nous la mémoire d’un avenir avec lequel nous ne pouvons rompre, sous peine d’anéantissement”
Elle empêche tout simplement la vie de devenir prosaïque en donnant au monde son rythme, son relief, sa couleur. Ce qu’elle nous apporte d’irremplaçable ? “Une acuité accrue des sens, l’éveil du plaisir d’observation et la capacité à discerner le comique et le tragique de situations, la gaîté que procure la comparaison avec le passé, le fait d’apprécier ce qui est héroïque comme l’exception qu’il représente, et d’accueillir calmement, voire d’aimer, ce qui est ordinaire, ce qui se reproduit constamment. Et surtout, la capacité de s’étonner, de ne cesser de s’étonner sur ses prochains et sur soi-même.”
Christa Wolf redoutait que la prose ne cède, dans les sociétés de
consommation amnésiques, compulsives, compassionnelles, à des formes
plus superficielles de concurrence. “Notre cerveau est suffisamment
différencié pour approfondir presque à l’infini l’extension linéaire du
temps par le souvenir et la prévision. Quand la société ne sait pas
exploiter cette capacité énorme, nous nous ennuyons. Et cela pourrait
être non seulement ennuyeux, mais préoccupant.” Ce texte date de 1968 : à
vous de juger où en est l’ennui aujourd’hui.
La prose nous laisse penser que le monde nous attend, qu’il nous faut
le déplier, le justifier même s’il n’a pas de sens. Ce qui se passe
dans l’opération miraculeuse de la lecture et de l’écriture. “La prose
élimine les simplifications mortelles en indiquant les possibilités
d’exister d’une manière humaine. L’avenir dira combien il importe
d’élargir le champ d’action des hommes. Elle fait reculer les limites de
notre savoir sur nous-mêmes. Elle maintient en éveil en nous la mémoire
d’un avenir avec lequel nous ne pouvons rompre, sous peine
d’anéantissement. Elle aide l’homme à devenir un sujet. Elle est
révolutionnaire et réaliste : elle nous engage à tenter l’impossible.”[...]»
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