«1En prenant au mot le
statut et l’usage ambivalent d’une notion telle que la « précarité », le
sociologue Patrick Cingolani réfléchit sur les possibilités d’une
émancipation qui l’appréhendait comme point d’appui. Le contenu
explicitement engagé de l’ouvrage ni ne le pose comme une sorte de
manifeste, bien qu’il propose un programme et une mise en garde pour
« les catastrophes qui se profilent dans les décennies à venir »
(p. 11), ni ne rejette au second plan la description minutieuse des
expériences subjectives et nouveaux mécanismes d’exploitation en cours
dans les sociétés néolibérales. Il ne s’agit pas non plus d’une analyse
localisée et restreinte, dans le sens où elle se donnerait comme unique
cadre de référence un système établi et normé tel que le capitalisme
actuel, où tout écart est, par essence, résorbé. Cette plasticité des
structures néolibérales est bien au contraire prise en considération par
le sociologue pour comprendre l’efficacité mais aussi l’exploitation
des actions « précaires », notamment par le « retournement » de
l’autonomie avec une « autonomie contrôlée », ou par la manière dont
« la critique antibureaucratique s’est dissoute dans les nouvelles
réglementation du travail et dans les pratiques de gouvernement
néomanageriales » (p. 12). Cette évolution plutôt négative des mondes de
travail fait que le « précariat », s’il touche les classes sociales les
plus démunies, s’empare aujourd’hui des classes moyennes suivant une
forme de « banalisation de normes d’emploi dégradées » (p. 13).
2C’est
à partir de cet état avancé et fortement dégradé que le sociologue pose
la question des possibilités de l’émancipation, à travers les quatre
chapitres de l’ouvrage. Le premier chapitre introductif ouvre sur
l’ambivalence sémantique du mot « précaire », dont l’usage dans
l’histoire de la sociologie du travail et des mouvements sociaux retient
à la fois « la stratégie d’assujettissement et d’exploitation du
travailleur passant par la fragmentation et l’opacification des
conditions de travail et d’emploi » et les « pratiques et des tactiques
de contournement des modes d’assujettissement et d’exploitation du
travail » (p. 27). Cette relecture historique de la deuxième moitié du
XXe siècle, passant par les acquis des mouvements libertaires
des années 1960, permet à l’auteur de souligner notamment l’évolution
des régimes d’exploitation ainsi que les transformations de la question
identitaire par le travail. En effet, si les écarts aux normes existent
aussi bien aujourd’hui qu’au sein du monde ouvrier des périodes
précédentes, les dichotomies entre travail et activité ou entre travail
et loisir ont un statut singulier dans nos sociétés actuelles. Cingolani
attire l’attention sur la reconfiguration de « l’éthos populaire »,
notamment avec l’accès des classes populaires à l’enseignement
secondaire et supérieur. Se met en place un « modèle
d’expérimentation », où le jeune de la fin du XXe siècle
n’hérite plus comme autrefois d’une identité sociale établie mais « se
construit de plus en plus par expérimentations répétées jusqu’à ce que
l’individu parvienne à faire correspondre ses aspirations » avec un
« statut crédible » (p. 36). Ces « nouvelles sensibilités » ne font pas
disparaître la question d’identification par le travail, puisqu’il est
encore un élément actuel fort en tant que « médiateur d’une dialectique
par laquelle le sujet se vérifie, s’authentifie dans ce qu’il fait, dans
ce qu’il accomplit » (p. 39). Le sociologue précise qu’il ne s’agit
pas, dans cette recherche d’espace propre individuel, d’une adhésion
naïve aux normes néolibérales : en réalité, on est au croisement d’une
critique sociale héritée du mouvement ouvrier et d’une propriété
anthropologique, à savoir « l’affirmation individuelle » (p. 40). En
revanche, cela n’empêche pas le nouveau système managérial de s’emparer
de cette question de l’autonomie pour son usage propre. L’exemple le
plus frappant est donné par Cingolani concernant les industries
culturelles, qui sont un « lieu d’expérimentation majeur des pratiques
néomanagériales, un laboratoire des nouvelles figures du travailleur »
(p. 45).
3L’analyse
du déplacement dans la relation au travail et à la vie quotidienne,
amorcée dans le début de l’ouvrage concernant le secteur culturel, est
étayée au second chapitre, précédée par l’introduction du « principe
plébéien », qui permet à la fois de comprendre la continuité, sur le
plan historique, du processus d’émancipation, de poser, d’une manière
anachronique, ses conditions de possibilités au sein du système
socio-économique actuel, et de « comprendre nos propres paradoxes »
(p. 53). Cingolani fait référence ici à un autre penseur de
l’émancipation, Jacques Rancière, ainsi qu’à la lecture que propose ce
dernier des textes du « philosophe plébéien » Louis Gabriel Gauny, un
ouvrier parqueteur du XIXe siècle. Figure de la tension entre
l’exploitation et l’émancipation, le « dispositif plébéien » trouve un
écho considérable, selon le sociologue, chez les travailleurs des
industries culturelles aujourd'hui. À partir des résultats d’une enquête
collective réalisée en 2012 auprès de ces derniers, Cingolani souligne
l’évolution de l’ambivalence des rapports au travail, qui se décline en
cinq points : « l’horizon d’accomplissement », autrement dit une volonté
de singularité ; la « relation au familier », où le travail se confond
avec l’intime ; le rapport entre « travail, connaissance et
réputation », avec la coopération interindividuelle suivant une logique
« d’irrégularité relationnelle » ; la « recherche d’intensité », avec
une amplification des rapports au travail à travers le stress, les
délais courts, etc. ; la gratification et la frugalité, qui créent un
écart avec les normes consuméristes et un autre rapport à la propriété.
Ces éléments décrits, qui constituent la singularité des secteurs
culturels, sont ceux qui rendent ces secteurs vulnérables. Le sociologue
retient trois points qui soulignent l’aspect précaire de cette
flexibilité spécifique : le rapport discontinu entre l’activité et le
revenu ; la répartition inégale des ressources (familiales,
personnelles, etc.) face à la précarité ; et la possible
« identification à la figure entrepreneuriale » (p. 69), qui nourrit les
imaginaires à travers les « représentations dominantes de
l’individualisme et de la réussite » (p. 74).
4La deuxième partie de l’ouvrage tire les conséquences des processus historiques décrits et d’une compréhension plus élargie de l’activité précaire, en introduisant les nouvelles formes d’écart et de style organisationnel « au sein d’un rapport commercial dont la dissymétrie contraint le travailleur et le constitue dans une relation de dépendance » (p. 86). Cingolani revient, dans son troisième chapitre, sur la forme salariale qui a toujours été considérée comme un aboutissement, et dont l’institutionnalisation, bien qu’elle a permis une avancée considérable concernant l’assujettissement du travailleur, a limité une approche plus globale et compréhensive de « l’actualité de l’autonomie » (p. 88). En effet, une politique précaire n’est possible qu’en prenant en compte cette autonomie de travail et la « critique du rapport d’altérité au principe de l’expérience salariée » : il s’agit de « déplacer les enjeux pour élaborer un droit du travail qui soit tout à la fois au-delà de l’emploi et au-delà du salariat » (p. 90).[...]»
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