« Une vie vertueuse ne va pas sans effort sérieux et ne consiste pas dans un simple jeu »,
disait Aristote. Longtemps, le jeu, associé à la frivolité et au
plaisir, a été objet de méfiance dans les sociétés occidentales. Il aura
fallu attendre le XIXe siècle pour qu’il sorte du purgatoire où il
était confiné, notamment par le christianisme.
Le jeu enfantin, tout d’abord, est mis sur la sellette par le courant
romantique de philosophes et de pédagogues qui, à la suite de
Jean-Jacques Rousseau, y voit la manifestation de la nature pure et
spontanée de l’enfant. « Le jeu est une activité sérieuse », disait de son côté le pédagogue allemand Friedrich Fröbel, inventeur des jardins d’enfants.
Au XXe siècle, les sciences sociales réhabilitent à leur tour le jeu
cependant qu’émerge ce que l’on a appelé la civilisation des loisirs.
Deux essais font toujours référence : Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu
(1938), dans lequel l’historien néerlandais Johan Huizinga voit le jeu
comme l’une des activités humaines procurant une forte dimension de
plaisir, d’excitation ou de fièvre ; et Les Jeux et les Hommes (1958), où le sociologue Roger Caillois le définit comme « principe permanent de la vie sociale »,
en en dressant une célèbre typologie. En permettant de s’évader
gratuitement des impératifs de la vie quotidienne, le jeu serait une
manière de rejouer, pour un temps limité, son rapport au monde.
Si le jeu a enfin trouvé la reconnaissance qui lui était déniée, les
sociologues voient aujourd’hui les activités ludiques comme un processus
culturel et social. Spécialiste de la question, le sociologue Gilles
Brougère insiste sur la dimension de plaisir du jeu, même si, bien sûr,
on peut apprendre en jouant, tout comme on apprend de toutes les
activités de notre vie quotidienne…
Le jeu est-il un pur divertissement ?
On joue rarement pour apprendre, mais plus souvent pour se distraire
ou passer le temps, comme par exemple quand on joue dans le métro avec
son smartphone.
Il faut remettre les apprentissages qui se font par le jeu dans
l’ensemble des apprentissages informels. On apprend de manière
informelle quand on se promène, quand on voyage, quand on regarde la
télévision, quand on rencontre des amis et aussi quand on joue. Mais il
arrive aussi que l’on n’apprenne rien de ces situations. Il faut sortir
du mythe que le jeu est une situation exceptionnelle : comme dans toutes
les activités (y compris le travail), si l’on apprend parfois, l’on
n’apprend pas toujours. Parfois, on ne fait que mobiliser des
connaissances déjà acquises et le seul but est de réussir. Qu’est-ce que
l’on apprend quand on fait une réussite aux cartes par exemple ? Oui,
le jeu peut n’être qu’un pur divertissement.
Quelles sont cependant les caractéristiques propres au jeu qui peuvent générer des apprentissages ?
D’une part, le jeu permet de faire semblant : c’est le « c’est pour
de faux », ou le « comme si » des enfants. Il nous plonge dans un monde
de fiction, où donc l’on peut se permettre d’échouer, de tenter des
choses… C’est un espace qui permet d’expérimenter sans risque, sans la
sanction de l’échec. Sur Internet par exemple, l’on peut se transformer
en homme ou en femme, essayer de ressentir ce qui se passe en modifiant
son identité. Les enfants jouent à se faire peur, à faire semblant
d’avoir peur… Quand le jeune enfant comprend qu’il peut jouer à se faire
disparaître en mettant la main sur son visage, il entre dans la fiction
du jeu. Il a appris ce qu’est une activité de second degré.
Une deuxième caractéristique du jeu est qu’il initie à la décision.
Jouer, c’est décider d’agir selon une règle que l’on accepte ou que l’on
peut négocier collectivement en accord avec les autres joueurs. Cet
espace de décision produit par le jeu est très important pour les
enfants qui ont souvent, par ailleurs, un quotidien très structuré.
Apprendre à décider dans le contexte d’incertitude propre au jeu (qui va
gagner ? qui va perdre ? quelles épreuves vais-je devoir affronter ?
etc.), peut être très formateur. Le niveau d’engagement fait que l’on va
apprendre plus ou moins du jeu.
Observation, exploration, imitation, participation sont les quatre
grands vecteurs de l’apprentissage informel, stimulés par la curiosité.
On connaît le succès d’estime et l’attraction des familles pour les « jeux éducatifs ». N’y a-t-il pas un paradoxe dans l’expression elle-même ?
En fait, aucun jeu n’est éducatif en soi. Ce qui est éducatif, c’est
l’expérience que le joueur va en en tirer (ou non). Si l’on maîtrise
totalement le jeu, il procure juste un plaisir. Mais il peut être aussi
l’occasion de s’entraîner à résoudre des problèmes, ou encore à se
confronter à des défis : un défi physique dans une partie de tennis, un
défi intellectuel comme dans certains jeux vidéo. Ces apprentissages
peuvent être conscients ou plus implicites.
Par ailleurs, il existe aussi des jeux qui nécessitent des
apprentissages préalables. Dans le cas d’un jeu de société, lorsque vous
entrez sur un terrain de foot ou un court de tennis, vous devez déjà
maîtriser certains savoir-faire, certaines techniques et certaines
règles. Certains jeux vidéo en revanche, ont cette particularité d’avoir
intégré le moment de l’apprentissage au jeu : la compréhension des
mécanismes se fait en pratiquant.
Une vieille question fait toujours polémique dans le monde scolaire. Peut-on « apprendre en jouant » à l’école ?
Le problème est de savoir si dans l’école, toute éducation doit être
formelle, ou si on laisse un espace pour l’éducation informelle
(loisirs, jeux pouvant occasionner des apprentissages). La question se
pose notamment à la maternelle, pour les enfants de 2 à 4 ans. En
France, on a tendance à très vite formaliser les apprentissages.
L’éducation informelle est par contre privilégiée pour les petits dans
beaucoup de pays où l’on programme les apprentissages scolaires beaucoup
plus progressivement. Pour moi, la dérive française est de penser que
l’on ne peut apprendre que lorsque l’on a conscience de ce que l’on
apprend et que l’on a mis en place des dispositifs d’apprentissage.
Lorsque le jeu est utilisé en classe, il perd alors ses
caractéristiques : l’incertitude est levée par la volonté de
l’enseignant d’en déterminer le but, la dimension de frivolité laisse
place au sérieux éducatif et la décision du joueur est remplacée par
l’intervention de l’adulte. Le jeu est instrumentalisé à des fins
précises qui n’en font plus un jeu.
[...]»
Ler mais...
Sem comentários:
Enviar um comentário