quinta-feira, 29 de janeiro de 2015

Une sociologie des normes diététiques est-elle possible ?


 
«Les normes de diététique et d’hygiène sont une cible de choix pour la critique sociologique, qui s’emploie à les relativiser et à en dénoncer l’arbitraire. Elle peut aussi étudier les conditions de leur production et de leur réception, estimer leurs chances de succès auprès des différents groupes sociaux, en prenant appui sur l’étude sociologique des pathologies que ces normes combattent, surpoids et obésité.

J’ai été confronté aux risques épistémologiques du métier de sociologue dès mes premiers travaux, sur l’enseignement technique. Plus je poussais la critique sociologique, plus j’essayais de réduire des savoirs et des normes relatifs à l’action sur les choses à leurs aspects arbitraires et à leurs fonctions sociales, et plus je risquais de manquer ce qui fait la spécificité de cet enseignement par rapport à l’enseignement dominant (général, supérieur et littéraire), à propos duquel avaient été conçus les notions et les schèmes explicatifs que je m’efforçais de lui appliquer. C’est ainsi que j’ai commencé à prendre conscience des déficits descriptifs et explicatifs auxquels se condamne la sociologie la plus exigeante, la plus ambitieuse, la plus soucieuse d’étendre sa capacité et son pouvoir d’explication, bref la plus sociologisante, quand elle cède à un sociologisme qui ignore par principe les composantes extra-sociales (techniques, biologiques, physiques, etc.) des faits sociaux. Les recherches que j’ai menées ensuite, avec Christiane Grignon, sur l’alimentation m’ont posé le même problème. Élaboré par et pour l’étude de la culture savante (sociologie de l’éducation, sociologie de l’art), l’appareil théorique dont nous disposions ne permettait pas de rendre compte de la diversité des modes de vie, des savoirs faire et des savoirs vivre populaires [1]. Le constat des inégalités devant la culture peut conduire à ne voir dans les cultures populaires que des cultures dominées, qu’on ne peut décrire que par référence aux cultures dominantes, c’est-à-dire par défaut, comme des manques. J’ai été ainsi amené à décrire et à caractériser, avec Jean-Claude Passeron, la dérive légitimiste dont la critique sociologique de l’ordre social est menacée [2].

Ma fonction à l’Observatoire de la Vie Étudiante (président du Conseil scientifique) m’a permis de faire l’expérience d’une expertise directement confrontée aux demandes de l’administration et des politiques. J’y ai fait réaliser une enquête triennale sur les conditions de vie des étudiants (l’analogie avec l’astronomie s’imposait, un observatoire ne peut se passer d’instruments d’observation). L’indépendance de cette expertise était garantie par l’existence de cette enquête, par la possibilité de donner à ces demandes des réponses objectives et neutres, fondées sur des données de fait. Je me suis efforcé de la conforter socialement, en obtenant pour l’OVE le statut institutionnel d’une fondation ; je suis parti quand j’ai constaté que nos tutelles, administratives et politiques, ne pourraient jamais y consentir.

Mes recherches sur l’alimentation m’ont confronté à d’autres dérives de l’expertise. L’alimentation est un sujet courant, familier, pittoresque, capable d’attirer l’attention du grand public et des media, propice à ce que Hermann Hesse appelait les « variétés culturelles » ; l’expertise se trouve ainsi soumise à l’influence de l’opinion, qui la porte à reprendre à son compte des idées reçues et des lieux communs en vogue, comme par exemple « l’américanisation », la standardisation et l’uniformisation de l’alimentation. La reprise de ces stéréotypes peut aller de pair avec des partis pris interprétatifs liés à une « vision » d’ensemble de la société, elle-même liée à des prises de position idéologiques et politiques, l’uniformisation de l’alimentation étant alors vue à la fois comme l’indice et comme la conséquence de l’uniformisation sociale, de l’extension de la classe moyenne, de la disparition des différences entre les classes et donc des classes elles-mêmes. La dérive de l’expertise est alors du même ordre, idéologique, que celle de la critique. Le thème de la standardisation de l’alimentation, par généralisation du fast-food et du grignotage, dépérissement et disparition du repas traditionnel, peut correspondre aussi aux attentes et aux intérêts de certains secteurs de l’industrie et du commerce agro-alimentaire. L’expertise s’apparente alors à une prophétie auto-réalisatrice. S’agissant de l’alimentation, cette prophétie ne s’est pas réalisée [3] ; il ne restait plus aux « experts » qu’à virer de bord à 180° et à s’aligner (sans les nommer) sur les positions de ceux qu’ils avaient jusque-là combattus.

La norme et le normal

« Norme » et « normal » sont des termes équivoques [4]. Il faut distinguer entre la norme impérative et la norme indicative. La norme impérative énonce, dicte ce que l’on doit et ce que l’on ne doit pas faire pour faire le bien, pour être bon, pour bien penser, pour bien dire. Le normal auquel elle correspond, auquel elle se réfère, est une appréciation, un jugement de valeur ; il est de l’ordre du possible, du souhaitable jamais complètement réalisé, de l’idéal. Au même titre que la loi ou que la règle, la norme impérative participe de la morale et du droit ; même si elle n’a pas le même niveau d’obligation (on obéit à la loi, on respecte la règle, on se conforme aux normes), elle repose comme elles sur la distinction du Bien et du Mal. La norme indicative définit le normal comme ce qui est de fait, comme une réalité, observable et mesurable. Elle se borne à fournir des indicateurs objectifs, comme par exemple les grandeurs étalons (température, rythme cardiaque, tension artérielle, etc.) par rapport auxquelles on évalue l’état de santé d’un patient, on pose un diagnostic. De même on peut entendre par normal ce qui est usuel, courant, conforme à l’ordre habituel des choses ; dans ce cas aussi, le normal est de l’ordre du réel. S’agissant de la santé, le statut de la norme demeure ambigu. Les normes diététiques disent ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas manger pour « bien » manger. L’état normal est à la fois l’état ordinaire, celui qui correspond à la réalité du corps, à son organisation et à son fonctionnement existants et durables (reproductibles à l’identique), et l’état souhaitable, l’idéal de la santé parfaite ; la réalité du corps (son anatomie et sa physiologie, du moins la connaissance que l’on en a) est alors érigée en modèle, en canon, i.e. en une perfection par référence à laquelle tout écart est une anomalie.

La définition réaliste du normal est au principe de la sociologie durkheimienne. « Pour que la sociologie soit vraiment une science de choses, il faut que la généralité des phénomènes soit prise comme critère de leur normalité » [5]. Durkheim se donne ainsi le moyen de faire de la sociologie une science objective, affranchie des jugements de valeur, aussi peu morale que possible ; au risque de scandaliser l’opinion commune lorsqu’il appelle normales des pratiques généralement détestées, comme c’est le cas, limite, du crime [6]. Mais il rejoint le sens commun lorsqu’il assimile par ailleurs ce qui est général, et donc normal, à ce qui est ordinaire, faisant ainsi de la fréquence un autre critère de la normalité [7]. C’est ce que l’on fait communément, par exemple dans la perception du temps qu’il fait (« de saison » ou trop chaud, trop froid pour la saison) et aussi bien en météorologie et en climatologie, où l’on compare la température actuelle aux « normales saisonnières », c’est-à-dire à la moyenne des températures observées dans le passé au même endroit. L’assimilation du normal à la moyenne se rencontre aussi dans la perception et le classement spontanés des corps ; la taille en dessous de laquelle on est jugé petit, trop, anormalement petit est sans doute plus basse dans les pays méditerranéens que dans les pays scandinaves. C’est par référence à la taille la plus souvent rencontrée (ordinaire, habituelle), qui tient lieu de taille moyenne, variable selon les lieux, que l’on définit le gigantisme et le nanisme ; les individus à qui l’on attribue l’état de géant sont sans doute plus grands en Suède qu’au Portugal. On passe ainsi de l’opposition du normal et de l’anormal à l’opposition du normal et du pathologique, et c’est ce qui fait problème dans le cas qui nous occupe : si l’on applique ce principe au poids, on sera conduit à élever le seuil à partir duquel commence le surpoids ou l’obésité à mesure que le poids moyen de la population augmente.

La critique sociologique

La détermination et l’existence même de ces seuils sont parmi les éléments qui donnent le plus de prise à la traque sociologique de l’arbitraire. Pourquoi retenir le poids plutôt que le tour de taille ? Pourquoi, surtout, décider que l’obésité commence quand l’indice de masse corporelle [8] est de 30 plutôt que de 29 ou de 31 ? La prise et la perte de poids sont graduelles ; fixer un seuil à partir duquel on devient ou plutôt on est obèse introduit une discontinuité radicale dans la continuité ; on passe du quantitatif au qualitatif, et on confère à l’obésité le statut d’un état, d’une entité pathologique. On assimile du même coup l’obésité à une infirmité, voire à une maladie (on parle souvent à son propos d’épidémie) [9]. L’étude de l’alimentation offre au sociologue, et aussi à l’historien et à l’ethnologue, l’opportunité de montrer que des usages, des pratiques, des goûts et des prescriptions qui répondent à une nécessité biologique sont aussi, et peut-être surtout, des faits sociaux et des traits de culture, de faire voir leur caractère conventionnel et arbitraire, bref de les « déconstruire » en démontant les mécanismes dont ils sont le produit. À une nécessité biologique universelle et intemporelle devraient correspondre des invariants ; mais la définition, fondamentale, du mangeable et de l’immangeable (type de la norme implicite qui va de soi et à laquelle on se conforme sans y penser) varie selon les cultures et selon les époques (impossible, impensable de faire manger du chien à un européen). Les interdits les plus répandus, ceux dont la transgression paraît la plus inacceptable, la plus monstrueuse, comme l’anthropophagie, souffrent des exceptions, ne sont pas universels. L’alimentation est, au même titre que la sexualité, l’objet d’interdits religieux particulièrement sévères. Ce qui est interdit à tel moment (les « jours maigres »), en tel lieu peut être autorisé à d’autres ; on retrouve cette répartition dans le domaine profane, dans la vie quotidienne, avec les usages qui font normes, qui déterminent le regroupement des prises alimentaires en repas, leur répartition dans le temps, les combinaisons de l’ostentation et de la pudeur alimentaire, la possibilité de manger en dehors de chez soi ou des lieux spécialisés. Les normes diététiques les plus indicatives, les plus neutres, les mieux fondées sur la connaissance scientifique des contraintes naturelles et des pathologies, comportent elles aussi des interdits, sous la forme atténuée et « douce » du conseil et de la « recommandation » (elles invitent sinon à ne pas consommer certains aliments, du moins à en consommer moins, « avec modération »), ce qui incite le sociologue à les assimiler aux règles religieuses. Autre exemple de conventions, les manières de table. Avec la gastronomie (un artisanat d’art paré d’un nom de science), l’alimentation présente le cas limite d’un luxe qui vient se greffer sur un besoin vital. Les normes de la « grande cuisine » sont des modes, au même titre que celles de la « haute couture » ; « bien manger », c’est manger « supérieurement ».

Autre raison de soupçonner l’arbitraire des normes qui régissent les prises alimentaires : en même temps qu’elle est combattue pour des raisons d’hygiène, parce qu’on la sait mauvaise pour la santé, l’obésité est réprouvée pour des raisons esthétiques, parce qu’elle paraît laide selon les critères de beauté du corps dominants dans les sociétés où s’édictent ces normes. Santé et apparence physique sont étroitement liées, comme en témoigne entre autre l’ambivalence de l’expression courante « être en forme ». Mauvaise pour la santé, l’obésité est aussi moralement mauvaise. On soupçonne implicitement les obèses d’être responsables de « leur » obésité : s’ils sont tels c’est leur faute, c’est qu’ils ont trop et mal mangé. Comme toutes les normes impératives, les normes alimentaires culpabilisent ceux qui ne s’y conforment pas ; on reproche couramment aux campagnes d’information sur les dangers de l’obésité de « stigmatiser » les obèses. C’est à juste titre que le sociologue s’efforce de reconstituer les conditions sociales de production de ces normes et de montrer ce qu’elles doivent aux particularités du contexte dans lequel elles ont été élaborées, aux caractéristiques et aux intérêts des groupes et des milieux qui les conçoivent et qui les imposent. Proprement sociologique, cette relativisation fait voir comment des modes diététiques non moins arbitraires que les modes vestimentaires ou cosmétiques peuvent passer pour des normes, mais elle aide aussi à distinguer les normes fondées sur les savoirs scientifiques des modes imaginées à la faveur de l’ignorance. Le sociologue demeure dans son rôle, dans le cadre de son métier et de la vocation de sa discipline lorsqu’il veut connaître les fonctions sociales de la diffusion et de l’imposition des normes alimentaires, lorsqu’il cherche en quoi des normes en provenance de cette espèce particulière de culture savante qu’est la culture scientifique font partie de la culture dominante et contribuent à sa domination, en quoi elles s’opposent aux savoir-faire, aux savoir-vivre, aux modes de vie propres aux classes et aux cultures populaires et les contrarient.[...]»

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