«Génie du « tournant de 1800 » en Allemagne,
Georg Hegel incarne le maître de l’idéalisme allemand. À l’origine du
dernier grand système philosophique de l’histoire, il défend un projet
de penser la totalité du monde.
Critiquée, refoulée, ignorée, son œuvre
est aujourd’hui redécouverte.
Nul concept, thèse ou
idée n’a pu lui échapper. Probablement l’un des philosophes les plus
ambitieux de l’histoire, Georg Hegel est celui qui a tout pensé, tout
réconcilié, dépassant toutes les oppositions antérieures sous une forme
supérieure d’unité. Clé de voûte de l’histoire de la philosophie, le
système hégélien en a été l’ultime grand système. Un système monumental,
obligeant les générations de penseurs qui lui ont succédé à se
positionner par rapport à lui. L’histoire, la politique, le droit, la
science, la religion, tout ce qui « donne au monde sa plus intime cohésion » (1)
trouve chez Hegel une explication définitive. Attribuant à chaque chose
sa place dans le grand édifice spéculatif du tout, Hegel fonde un
projet de titan qu’aucun philosophe après lui n’osera entreprendre :
totaliser tout ce qui s’est dit auparavant pour en faire émerger le
mouvement, la dynamique interne qui anime l’histoire des hommes et des
connaissances. Suscitant autant d’admiration que de controverses, jamais
un philosophe n’a eu une postérité aussi divisée. Inspirateur autant de
Karl Marx et de Lénine que des théologiens modernes, Hegel s’est vu
prêter une multitude de visages. Conservateur, réactionnaire, pour
certains, révolutionnaire et athée pour d’autres. Le labyrinthe des
différentes lectures d’Hegel laisse perplexe. Comment cette pensée
a-t-elle pu faire émerger des interprétations aussi antithétiques ?
Comment le philosophe d’Iéna continue-t-il aujourd’hui d’être invoqué à
l’appui des thèses les plus diverses ?
Une logique du devenir
Georg Wilhelm Friedrich Hegel est né le 27 août 1770 à Stuttgart,
dans une famille de moyenne bourgeoisie. Lorsqu’il intègre le séminaire
protestant de Tübingen, le Stift, il n’est pas question pour lui
d’étudier autre chose que la théologie et la philosophie. Destiné à
former les futurs ecclésiastiques du duché, l’établissement dispense un
enseignement traditionnel, isolé de l’effervescence intellectuelle qui
foisonne alors en Allemagne et dans toute l’Europe. Aussi Hegel
n’assiste-t-il pratiquement jamais ni aux cours ni aux prières,
préférant multiplier les soirées nocturnes très alcoolisées. À cette
époque, il partage sa chambre avec deux autres jeunes hommes, voués eux
aussi à un grand destin : Friedrich Hölderlin et Friedrich Wilhelm
Joseph von Schelling. Fervent lecteur d’Aristote et de la philosophie
des Lumières, Hegel entend alors parler d’un philosophe encore méconnu :
Emmanuel Kant. Il n’a que 19 ans lorsque la Révolution française
semblant ressusciter, à ses yeux, l’idéal de la cité grecque,
l’émerveille. Mais l’enthousiasme d’Hegel va se heurter aux soubresauts
tumultueux de l’histoire. L’espoir soulevé par la Révolution laisse
rapidement place à la Terreur puis aux conquêtes militaires de
Bonaparte. Face aux surprises de la modernité, Hegel se forge alors une
conviction, qui deviendra le ferment de sa philosophie : derrière
l’apparence chaotique et hasardeuse du cours des événements, l’histoire
est animée d’une logique interne et profonde à laquelle nous n’avons pas
accès immédiatement. Plus encore, cette logique se jouerait même de
nous pour accomplir son destin. Elle est une « ruse de la raison »
qui, en laissant les individus agir en fonction de leurs intérêts
personnels, obéirait en vérité à un processus rationnel incoercible,
menant à une ultime étape, la « fin de l’histoire », là où tout sera
enfin pensé dans sa totalité (encadré ci-dessous) : « D’un
côté, il faut supporter la longueur du chemin car chaque moment est
nécessaire ; de l’autre, il faut s’arrêter à chaque moment et séjourner
en lui car en chacun se trouve la totalité (2). »
Pourtant, comment parvenir à rendre compte de la cohérence rationnelle
de l’histoire ? Comment surmonter ses contradictions ? Hegel répond que
c’est à la « science pure », c’est-à-dire à la logique, qu’il incombe de saisir ce processus.
En sortant du séminaire, Hegel prend de plus en plus de distance avec
le christianisme, à qui il reproche de servir les intérêts du
despotisme, mais aussi avec la philosophie kantienne, elle aussi perçue
comme au service d’un universel métaphysique dont Hegel se méfie. Ce
n’est seulement que lorsqu’il est nommé professeur à l’université d’Iéna
qu’il envisage d’unifier les conceptions opposées qui l’ont traversé
toute sa vie : le savoir et la foi, la raison et l’histoire. L’objectif
est ainsi fixé : concevoir une philosophie guidée par une vérité qui
serait à la fois concrète et scientifique et où la métaphysique et la
logique côtoieraient l’histoire des civilisations et des religions. De
cette idée naît, en 1807, son œuvre principale, La Phénoménologie de l’esprit (encadré ci-dessous).
Un an plus tard, alors qu’il est nommé directeur du gymnase de
Nuremberg, Hegel se lance dans la rédaction d’un nouvel ouvrage décisif
où il livre la clé de compréhension de tout son système : Science de la logique.
Essayant de cerner le balancement permanent qui semble régir l’histoire
de la philosophie entre l’affirmation d’une thèse et la négation de
celle-ci par une autre, Hegel se rend compte que chaque fois que nous
essayons de saisir un objet, celui-ci est déjà embarqué dans un
processus. Les objets mais aussi les sujets, la pensée et la matière ne
sont jamais fixes mais en mouvement. L’être selon Hegel est ainsi
fondamentalement en devenir. Il est tendu vers sa propre négation.
Autrement dit, tout est toujours sur le point d’être autre. Ce processus
de transformation, de différenciation est le point de départ de la
dialectique hégélienne amplement caricaturée par le schéma
« thèse-antithèse-synthèse ».
En vérité, avec la dialectique, Hegel cherche à théoriser la
dynamique de destruction-conservation ancrée dans l’essence même du
réel. La nature elle-même suit ce processus : la fleur nie le bourgeon,
puis est niée à son tour par le fruit. Mais cette négation n’est pas une
opposition. Elle est un mouvement interne de dépassement. Le bourgeon
est conservé dans la fleur tout en étant dépassé. Chaque chose est
toujours l’autre d’une chose, elle-même autre d’une autre et cela
indéfiniment. Mais cela ne concerne pas uniquement les choses
matérielles. L’esprit humain lui-même avance ainsi. Il est renvoyé d’une
idée à l’autre en permanence. Le tour de force de la philosophie
hégélienne est d’avoir su extraire le caractère positif de la négation
et de la contradiction, en l’appréhendant non plus comme une faiblesse
mais comme une force qui meut et transforme le réel de l’intérieur. En
affirmant cela, Hegel vient d’ébranler une vérité fondamentale à
l’origine de tout système logique : le principe de non-contradiction.
Avec lui, la contradiction n’est plus le contraire de la vérité. Quand
elle est dépassée, la contradiction reste « conservée ». Elle resurgit
ainsi à tout moment dans le réel. Elle est la vérité du réel. Cette
dialectique s’applique aussi à l’histoire. La monarchie est détruite par
la Révolution, elle-même destinée à être détruite pour laisser place à
un autre système qui n’est ni la monarchie ni la République mais qui
conserve les caractéristiques de l’une et de l’autre. Le dessein de
réunir toutes les théories, les événements et les concepts en une seule
et même entité touche ici son paroxysme : « La connaissance que l’Idée est la totalité une » (3).
Mais le mastodonte philosophique hégélien inquiète. Dans un système où
absolument tout est régi par une force rationnelle, où toute action
individuelle ne s’avère que l’accomplissement nécessaire du système
lui-même, quelle place reste-il à la liberté ? La totalité peut-elle ne
pas être totalitaire ? C’est cette image du système hégélien, tel un œuf
plein et clos, qui est à l’origine d’une accusation qui lui collera
désormais à la peau et constituera l’une des lignes de fracture de sa
postérité : celle du dogmatisme.
La menace du dogmatisme
Le danger de sombrer dans le dogmatisme, Hegel l’avait en vérité déjà
anticipé. Pour lui est dogmatique celui qui impose son opinion sans
jamais l’exposer à la réfutation rationnelle. Ainsi les convictions
personnelles apparaissent bien plus exposées au dogmatisme que les
théories rationnelles. Mais pour Hegel, non seulement les opinions sont
contingentes mais les thèses en tant que thèses le sont aussi. Une thèse
n’est jamais qu’un présupposé dont le principe premier est contingent.
Comment dès lors choisir une thèse plutôt qu’une autre ? Hegel nous dit
qu’il n’y a qu’une seule voie : le système, c’est-à-dire une totalité,
qui articule toutes les thèses entre elles. Mais le système n’est pas
clos. Au contraire, il est « totalité d’expansion ». Son
principe totalisant traduit une ouverture infinie et toujours
recommencée vers l’autre. L’image du cercle est d’ailleurs souvent
évoquée pour représenter l’idée d’une circularité qui n’est autre chose
qu’une force en mouvement, non figée. Cette force n’est pas une machine à
broyer les différences pour les faire fondre en une identité
dominatrice et autoritaire. Elle est, en fait, l’expression même de la
liberté. La liberté chez Hegel n’est pas la possibilité de se soustraire
à toute détermination mais la « puissance de se déprendre de soi pour aller vers son autre » (4).
Il ne s’agit pas de se soumettre au système mais d’y participer en
nous-mêmes, c’est-à-dire en faisant acte d’abnégation face à notre être
en devenir. Aussi, cette complexité du système hégélien a suscité de
nombreuses interprétations contradictoires, scindées grossièrement en
deux grandes écoles : les « vieux hégéliens » dits « de droite », qui
soulignent le rôle crucial qu’occupe la religion dans la philosophie
d’Hegel et feront de lui l’un des représentants de l’idéalisme allemand,
et les « jeunes hégéliens » dits « de gauche », qui retiennent surtout
l’importance de la contradiction, c’est-à-dire de la révolution comme
moteur de l’histoire. Lénine écrira lui-même : « On ne peut pas vraiment comprendre le Capital de Marx (…) sans avoir étudié à fond toute la logique d’Hegel et l’avoir comprise (5). »
[...]»
Ler mais...
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