terça-feira, 20 de janeiro de 2015

Hegel, penseur de la totalité

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«Génie du « tournant de 1800 » en Allemagne, Georg Hegel incarne le maître de l’idéalisme allemand. À l’origine du dernier grand système philosophique de l’histoire, il défend un projet de penser la totalité du monde. 
Critiquée, refoulée, ignorée, son œuvre est aujourd’hui redécouverte.

Nul concept, thèse ou idée n’a pu lui échapper. Probablement l’un des philosophes les plus ambitieux de l’histoire, Georg Hegel est celui qui a tout pensé, tout réconcilié, dépassant toutes les oppositions antérieures sous une forme supérieure d’unité. Clé de voûte de l’histoire de la philosophie, le système hégélien en a été l’ultime grand système. Un système monumental, obligeant les générations de penseurs qui lui ont succédé à se posi­tionner par rapport à lui. L’histoire, la politique, le droit, la science, la religion, tout ce qui « donne au monde sa plus intime cohésion » (1) trouve chez Hegel une explication définitive. Attribuant à chaque chose sa place dans le grand édifice spéculatif du tout, Hegel fonde un projet de titan qu’aucun philosophe après lui n’osera entreprendre : totaliser tout ce qui s’est dit auparavant pour en faire émerger le mouvement, la dynamique interne qui anime l’histoire des hommes et des connaissances. Suscitant autant d’admiration que de controverses, jamais un philosophe n’a eu une postérité aussi divisée. Inspirateur autant de Karl Marx et de Lénine que des théologiens modernes, Hegel s’est vu prêter une multitude de visages. Conservateur, réactionnaire, pour certains, révolutionnaire et athée pour d’autres. Le labyrinthe des différentes lectures d’Hegel laisse perplexe. Comment cette pensée a-t-elle pu faire émerger des interprétations aussi antithétiques ? Comment le philosophe d’Iéna continue-t-il aujourd’hui d’être invoqué à l’appui des thèses les plus diverses ?


Une logique du devenir


Georg Wilhelm Friedrich Hegel est né le 27 août 1770 à Stuttgart, dans une famille de moyenne bourgeoisie. Lorsqu’il intègre le séminaire protestant de Tübingen, le Stift, il n’est pas question pour lui d’étudier autre chose que la théologie et la philosophie. Destiné à former les futurs ecclésiastiques du duché, l’établissement dispense un enseignement traditionnel, isolé de l’effervescence intellectuelle qui foisonne alors en Allemagne et dans toute l’Europe. Aussi Hegel n’assiste-t-il pratiquement jamais ni aux cours ni aux prières, préférant multiplier les soirées nocturnes très alcoolisées. À cette époque, il partage sa chambre avec deux autres jeunes hommes, voués eux aussi à un grand destin : Friedrich Hölderlin et Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling. Fervent lecteur d’Aristote et de la philosophie des Lumières, Hegel entend alors parler d’un philosophe encore méconnu : Emmanuel Kant. Il n’a que 19 ans lorsque la Révolution française semblant ressusciter, à ses yeux, l’idéal de la cité grecque, l’émerveille. Mais l’enthousiasme d’Hegel va se heurter aux soubresauts tumultueux de l’histoire. L’espoir soulevé par la Révolution laisse rapidement place à la Terreur puis aux conquêtes militaires de Bonaparte. Face aux surprises de la modernité, Hegel se forge alors une conviction, qui deviendra le ferment de sa philosophie : derrière l’apparence chaotique et hasardeuse du cours des événements, l’histoire est animée d’une logique interne et profonde à laquelle nous n’avons pas accès immédiatement. Plus encore, cette logique se jouerait même de nous pour accomplir son destin. Elle est une « ruse de la raison » qui, en laissant les individus agir en fonction de leurs intérêts personnels, obéirait en vérité à un processus rationnel incoercible, menant à une ultime étape, la « fin de l’histoire », là où tout sera enfin pensé dans sa totalité (encadré ci-dessous) : « D’un côté, il faut supporter la longueur du chemin car chaque moment est nécessaire ; de l’autre, il faut s’arrêter à chaque moment et séjourner en lui car en chacun se trouve la totalité (2). » Pourtant, comment parvenir à rendre compte de la cohérence rationnelle de l’histoire ? Comment surmonter ses contradictions ? Hegel répond que c’est à la « science pure », c’est-à-dire à la logique, qu’il incombe de saisir ce processus.

En sortant du séminaire, Hegel prend de plus en plus de distance avec le christianisme, à qui il reproche de servir les intérêts du despotisme, mais aussi avec la philosophie kantienne, elle aussi perçue comme au service d’un universel métaphysique dont Hegel se méfie. Ce n’est seulement que lorsqu’il est nommé professeur à l’université d’Iéna qu’il envisage d’unifier les conceptions opposées qui l’ont traversé toute sa vie : le savoir et la foi, la raison et l’histoire. L’objectif est ainsi fixé : concevoir une philosophie guidée par une vérité qui serait à la fois concrète et scientifique et où la métaphysique et la logique côtoieraient l’histoire des civilisations et des religions. De cette idée naît, en 1807, son œuvre principale, La Phénoménologie de l’esprit (encadré ci-dessous). Un an plus tard, alors qu’il est nommé directeur du gymnase de Nuremberg, Hegel se lance dans la rédaction d’un nouvel ouvrage décisif où il livre la clé de compréhension de tout son système : Science de la logique. Essayant de cerner le balancement permanent qui semble régir l’histoire de la philosophie entre l’affirmation d’une thèse et la négation de celle-ci par une autre, Hegel se rend compte que chaque fois que nous essayons de saisir un objet, celui-ci est déjà embarqué dans un processus. Les objets mais aussi les sujets, la pensée et la matière ne sont jamais fixes mais en mouvement. L’être selon Hegel est ainsi fondamentalement en devenir. Il est tendu vers sa propre négation. Autrement dit, tout est toujours sur le point d’être autre. Ce processus de transformation, de différenciation est le point de départ de la dialectique hégélienne amplement caricaturée par le schéma « thèse-antithèse-synthèse ».



La force de la négation

En vérité, avec la dialectique, Hegel cherche à théoriser la dynamique de destruction-conservation ancrée dans l’essence même du réel. La nature elle-même suit ce processus : la fleur nie le bourgeon, puis est niée à son tour par le fruit. Mais cette négation n’est pas une opposition. Elle est un mouvement interne de dépassement. Le bourgeon est conservé dans la fleur tout en étant dépassé. Chaque chose est toujours l’autre d’une chose, elle-même autre d’une autre et cela indéfiniment. Mais cela ne concerne pas uniquement les choses matérielles. L’esprit humain lui-même avance ainsi. Il est renvoyé d’une idée à l’autre en permanence. Le tour de force de la philosophie hégélienne est d’avoir su extraire le caractère positif de la négation et de la contradiction, en l’appréhendant non plus comme une faiblesse mais comme une force qui meut et transforme le réel de l’intérieur. En affirmant cela, Hegel vient d’ébranler une vérité fondamentale à l’origine de tout système logique : le principe de non-contradiction. Avec lui, la contradiction n’est plus le contraire de la vérité. Quand elle est dépassée, la contradiction reste « conservée ». Elle resurgit ainsi à tout moment dans le réel. Elle est la vérité du réel. Cette dialectique s’applique aussi à l’histoire. La monarchie est détruite par la Révolution, elle-même destinée à être détruite pour laisser place à un autre système qui n’est ni la monarchie ni la République mais qui conserve les caractéristiques de l’une et de l’autre. Le dessein de réunir toutes les théories, les événements et les concepts en une seule et même entité touche ici son paroxysme : « La connaissance que l’Idée est la totalité une » (3). Mais le mastodonte philosophique hégélien inquiète. Dans un système où absolument tout est régi par une force rationnelle, où toute action individuelle ne s’avère que l’accomplissement nécessaire du système lui-même, quelle place reste-il à la liberté ? La totalité peut-elle ne pas être totalitaire ? C’est cette image du système hégélien, tel un œuf plein et clos, qui est à l’origine d’une accusation qui lui collera désormais à la peau et constituera l’une des lignes de fracture de sa postérité : celle du dogmatisme.



La menace du dogmatisme


Le danger de sombrer dans le dogmatisme, Hegel l’avait en vérité déjà anticipé. Pour lui est dogmatique celui qui impose son opinion sans jamais l’exposer à la réfutation rationnelle. Ainsi les convictions personnelles apparaissent bien plus exposées au dogmatisme que les théories rationnelles. Mais pour Hegel, non seulement les opinions sont contingentes mais les thèses en tant que thèses le sont aussi. Une thèse n’est jamais qu’un présupposé dont le principe premier est contingent. Comment dès lors choisir une thèse plutôt qu’une autre ? Hegel nous dit qu’il n’y a qu’une seule voie : le système, c’est-à-dire une totalité, qui articule toutes les thèses entre elles. Mais le système n’est pas clos. Au contraire, il est « totalité d’expansion ». Son principe totalisant traduit une ouverture infinie et toujours recommencée vers l’autre. L’image du cercle est d’ailleurs souvent évoquée pour représenter l’idée d’une circularité qui n’est autre chose qu’une force en mouvement, non figée. Cette force n’est pas une machine à broyer les différences pour les faire fondre en une identité dominatrice et autoritaire. Elle est, en fait, l’expression même de la liberté. La liberté chez Hegel n’est pas la possibilité de se soustraire à toute détermination mais la « puissance de se déprendre de soi pour aller vers son autre » (4). Il ne s’agit pas de se soumettre au système mais d’y participer en nous-mêmes, c’est-à-dire en faisant acte d’abnégation face à notre être en devenir. Aussi, cette complexité du système hégélien a suscité de nombreuses interprétations contradictoires, scindées grossièrement en deux grandes écoles : les « vieux hégéliens » dits « de droite », qui soulignent le rôle crucial qu’occupe la religion dans la philosophie d’Hegel et feront de lui l’un des représentants de l’idéalisme allemand, et les « jeunes hégéliens » dits « de gauche », qui retiennent surtout l’importance de la contradiction, c’est-à-dire de la révolution comme moteur de l’histoire. Lénine écrira lui-même : « On ne peut pas vraiment comprendre le Capital de Marx (…) sans avoir étudié à fond toute la logique d’Hegel et l’avoir comprise (5). »
[...]»

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