«La révolution de la société syrienne est orpheline : le régime de Bachar
al-Assad, répressif et autoritaire, tous les jours un peu plus cruel,
est encore en place. L’absence de réaction de la communauté
internationale, explique Ziad Majed, y est pour beaucoup.
La révolution orpheline est, disons-le d’emblée, un document
très précieux, un ouvrage indispensable à toute personne qui souhaite
mieux comprendre la révolution syrienne et la longue descente de ce pays
vers l’enfer actuel. Il s’agit donc d’un ouvrage dont la parution au
printemps dernier est à saluer à plus d’un titre.
Il est fondé sur la connaissance très précise et personnelle qu’a son
auteur, le politologue Ziad Majed, de chaque étape de ce qui est devenu
la tragédie syrienne aujourd’hui. Il permet de comprendre les origines
de la révolution et de la réaction répressive du régime assadien en
opérant un retour sur ses fondements et son histoire récente, et en
éclairant, en cinq chapitres, les grands éléments de ce qui se joue en
Syrie aujourd’hui. Cet ouvrage court, très bien écrit, clairement
construit, met à la disposition du public une information et une analyse
construite à partir de sources premières et issues d’une grande
proximité avec des acteurs clefs de la scène intérieure syrienne.
Car l’essai proposé par Ziad Majed est aussi l’œuvre d’un
intellectuel engagé, qui n’a cessé, depuis les premières semaines du
soulèvement, de maintenir le contact avec la société syrienne, celle qui
s’est soulevée : activistes, intellectuels, opposants politiques, mais
aussi tous ces gens ordinaires qui ont révélé un visage méconnu, souvent
inconnu de la société syrienne. Ces Syriens ont un temps suscité
l’enthousiasme par leur courage et la force de leurs revendications,
avant que leur révolution ne s’enfonce si ce n’est dans l’indifférence,
tout du moins dans le silence du monde.
De ce point de vue, la Révolution orpheline propose une
réflexion à la fois informée, critique et sensible sur la façon dont le
silence a recouvert, au fil des longs mois de ce conflit qui est
toujours en cours, le soulèvement pacifique d’un peuple au nom de la
dignité humaine, puis la violence de la répression [1].
Il permet de faire entendre la voix de ceux qui sont aujourd’hui
confrontés à deux fléaux qui se nourrissent l’un de l’autre : d’une part
la violence brute de ce qu’il reste du régime des Assad, décidé à
survivre coûte que coûte et, d’autre part, la violence tout aussi
destructrice du projet jihadiste.
Le régime des Assad et la « domestication » de la société
Pourquoi le régime des Assad, père et fils, a-t-il duré si longtemps –
et pourquoi dure-t-il toujours, même s’il a subi des transformations
majeures depuis le début du soulèvement syrien et que ses jours sont
sans doute, à terme, révolus ? Par quels moyens ce régime, dont les
niveaux de violence policière sont parmi les plus élevés dans le monde
des tyrannies, a-t-il pu se perpétrer et bénéficier, bon an mal an,
d’une relative impunité sur la scène internationale, malgré des mises à
l’index régulières [2] ?
Ces questions, auxquelles Ziad Majed s’attache à répondre, permettent
notamment de comprendre le paradoxe syrien actuel, celui d’un régime
somme toute préservé alors qu’il est engagé dans la répression massive
et sanglante de sa population depuis bientôt quatre ans.
Le premier faisceau d’explications proposé par Ziad Majed est
certainement à trouver, pour reprendre son expression, dans l’entreprise
de « domestication » de la société syrienne engagée par Hafez al-Assad à
partir de 1970. Cette domestication d’une société pourtant d’une grande
vitalité avant l’ère baasiste (1963) [3]
s’accomplit au moyen du musellement progressif, puis brutal, des
différentes oppositions au régime – les oppositions de gauche, mais
aussi celle des Frères Musulmans dont l’insurrection dans la ville de
Hama est écrasée dans le sang en 1982 [4].
Elle utilise également des « techniques » qui dessinent par touches ce
qui forme la substance même d’un régime d’oppression : un mélange de
personnification du pouvoir qui fait du président la source de toute
chose et l’origine de toute réussite, de suspension du temps (puisque le
régime est là « pour l’éternité », ce que la succession de père en
fils, en 2000, semblait accréditer), de contrôle absolu de l’espace
social et physique, de confiscation du domaine public, et de monopole de
la narration du réel. Enfin, l’institutionnalisation des instruments de
répression et de surveillance a instillé au cœur de la société syrienne
la menace potentielle à tout instant, la méfiance généralisée, et la
peur, afin d’obtenir l’obéissance [5].
La conjugaison de ces éléments permet d’approcher la réalité mentale et
physique de la dictature des Assad, qui a été analysée comme
l’incarnation d’un « État de Barbarie » par le sociologue Michel Seurat [6].
Les pages consacrées par Ziad Majed à cette Syrie emprisonnée de
l’intérieur permettent de mesurer d’autant le gouffre immense franchi
par ceux qui ont pris les rues au printemps 2011 contre cette oppression
multiforme, contre ce « royaume du silence » .
Or, l’ouvrage montre de façon extrêmement pertinente que
l’invisibilité de la Syrie intérieure est un effet symétrique de
l’affirmation de la Syrie acteur-clef sur la scène diplomatique et
stratégique du Moyen-Orient. Il montre en quoi l’élaboration du rôle
diplomatique et stratégique de la Syrie par Hafez al-Assad a servi le
projet de domestication de la société : « marraine régionale »,
interlocutrice incontournable, la scène intérieure du pays en devenait
comme effacée, et la société syrienne une « boîte noire », pour
reprendre l’expression de l’intellectuel syrien Yacine al-Haj Saleh [7]. Ce processus d’ « invisibilisation » de la société syrienne [8]
et du volet intérieur de la politique syrienne constitue le deuxième
faisceau de raisons avancé par Ziad Majed pour rendre compte de la
résilience du régime de Bachar al-Assad dans la crise actuelle. Il
attribue à ce rôle régional central la difficulté qui a prévalu, pour la
communauté internationale, à entendre les revendications de la société
syrienne exprimées à partir de mars 2011, celle des « gens ordinaires » [9].
De ce point de vue, il est probable que l’importance accordée aux
analyses de la révolution syrienne comme conflit « confessionnel » tout
d’abord puis comme guerre « par proxy » à la suite du développement du
conflit armé, trouvent en partie leur origine dans cet effacement de la
société syrienne par le régime. Ce sont des catégories forgées à l’aune
d’autres conflits – en particulier la guerre civile libanaise et le
conflit irakien post-2004 – et qui ne sont pas adaptées à l’analyse de
la révolution en Syrie. En effet, les Syriens ne se sont pas soulevés en
2011 pour se battre les uns contre les autres sur la base
d’appartenances primordiales religieuses ou ethniques – bien que la
dimension confessionnelle, manipulée par le régime, prenne une place
plus importante dans les développements ultérieurs du conflit. De la
même manière, ils ne se sont pas révoltés contre le régime de Bachar
al-Assad pour servir les intérêts de telle ou telle puissance, même si
la position de plaque tournante géopolitique de la Syrie sur la scène
régionale a eu pour conséquence le ralliement immédiat des alliés du
régime à ses côtés (Russie, Iran, Hezbollah libanais), tandis que des
puissances régionales et internationales (Turquie, Arabie Saoudite,
Qatar, États-Unis, France, Royaume-Uni, le groupe des « Amis de la
Syrie ») fournissaient un soutien (compté) à des segments de
l’opposition au régime.[...]»
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