quarta-feira, 14 de janeiro de 2015

Syrie, l’État barbare


 
«La révolution de la société syrienne est orpheline : le régime de Bachar al-Assad, répressif et autoritaire, tous les jours un peu plus cruel, est encore en place. L’absence de réaction de la communauté internationale, explique Ziad Majed, y est pour beaucoup.

La révolution orpheline est, disons-le d’emblée, un document très précieux, un ouvrage indispensable à toute personne qui souhaite mieux comprendre la révolution syrienne et la longue descente de ce pays vers l’enfer actuel. Il s’agit donc d’un ouvrage dont la parution au printemps dernier est à saluer à plus d’un titre.

Il est fondé sur la connaissance très précise et personnelle qu’a son auteur, le politologue Ziad Majed, de chaque étape de ce qui est devenu la tragédie syrienne aujourd’hui. Il permet de comprendre les origines de la révolution et de la réaction répressive du régime assadien en opérant un retour sur ses fondements et son histoire récente, et en éclairant, en cinq chapitres, les grands éléments de ce qui se joue en Syrie aujourd’hui. Cet ouvrage court, très bien écrit, clairement construit, met à la disposition du public une information et une analyse construite à partir de sources premières et issues d’une grande proximité avec des acteurs clefs de la scène intérieure syrienne.

Car l’essai proposé par Ziad Majed est aussi l’œuvre d’un intellectuel engagé, qui n’a cessé, depuis les premières semaines du soulèvement, de maintenir le contact avec la société syrienne, celle qui s’est soulevée : activistes, intellectuels, opposants politiques, mais aussi tous ces gens ordinaires qui ont révélé un visage méconnu, souvent inconnu de la société syrienne. Ces Syriens ont un temps suscité l’enthousiasme par leur courage et la force de leurs revendications, avant que leur révolution ne s’enfonce si ce n’est dans l’indifférence, tout du moins dans le silence du monde.

De ce point de vue, la Révolution orpheline propose une réflexion à la fois informée, critique et sensible sur la façon dont le silence a recouvert, au fil des longs mois de ce conflit qui est toujours en cours, le soulèvement pacifique d’un peuple au nom de la dignité humaine, puis la violence de la répression [1]. Il permet de faire entendre la voix de ceux qui sont aujourd’hui confrontés à deux fléaux qui se nourrissent l’un de l’autre : d’une part la violence brute de ce qu’il reste du régime des Assad, décidé à survivre coûte que coûte et, d’autre part, la violence tout aussi destructrice du projet jihadiste.

Le régime des Assad et la « domestication » de la société

Pourquoi le régime des Assad, père et fils, a-t-il duré si longtemps – et pourquoi dure-t-il toujours, même s’il a subi des transformations majeures depuis le début du soulèvement syrien et que ses jours sont sans doute, à terme, révolus ? Par quels moyens ce régime, dont les niveaux de violence policière sont parmi les plus élevés dans le monde des tyrannies, a-t-il pu se perpétrer et bénéficier, bon an mal an, d’une relative impunité sur la scène internationale, malgré des mises à l’index régulières [2] ? Ces questions, auxquelles Ziad Majed s’attache à répondre, permettent notamment de comprendre le paradoxe syrien actuel, celui d’un régime somme toute préservé alors qu’il est engagé dans la répression massive et sanglante de sa population depuis bientôt quatre ans.

Le premier faisceau d’explications proposé par Ziad Majed est certainement à trouver, pour reprendre son expression, dans l’entreprise de « domestication » de la société syrienne engagée par Hafez al-Assad à partir de 1970. Cette domestication d’une société pourtant d’une grande vitalité avant l’ère baasiste (1963) [3] s’accomplit au moyen du musellement progressif, puis brutal, des différentes oppositions au régime – les oppositions de gauche, mais aussi celle des Frères Musulmans dont l’insurrection dans la ville de Hama est écrasée dans le sang en 1982 [4]. Elle utilise également des « techniques » qui dessinent par touches ce qui forme la substance même d’un régime d’oppression : un mélange de personnification du pouvoir qui fait du président la source de toute chose et l’origine de toute réussite, de suspension du temps (puisque le régime est là « pour l’éternité », ce que la succession de père en fils, en 2000, semblait accréditer), de contrôle absolu de l’espace social et physique, de confiscation du domaine public, et de monopole de la narration du réel. Enfin, l’institutionnalisation des instruments de répression et de surveillance a instillé au cœur de la société syrienne la menace potentielle à tout instant, la méfiance généralisée, et la peur, afin d’obtenir l’obéissance [5]. La conjugaison de ces éléments permet d’approcher la réalité mentale et physique de la dictature des Assad, qui a été analysée comme l’incarnation d’un « État de Barbarie » par le sociologue Michel Seurat [6].

Les pages consacrées par Ziad Majed à cette Syrie emprisonnée de l’intérieur permettent de mesurer d’autant le gouffre immense franchi par ceux qui ont pris les rues au printemps 2011 contre cette oppression multiforme, contre ce « royaume du silence » .

Or, l’ouvrage montre de façon extrêmement pertinente que l’invisibilité de la Syrie intérieure est un effet symétrique de l’affirmation de la Syrie acteur-clef sur la scène diplomatique et stratégique du Moyen-Orient. Il montre en quoi l’élaboration du rôle diplomatique et stratégique de la Syrie par Hafez al-Assad a servi le projet de domestication de la société : « marraine régionale », interlocutrice incontournable, la scène intérieure du pays en devenait comme effacée, et la société syrienne une « boîte noire », pour reprendre l’expression de l’intellectuel syrien Yacine al-Haj Saleh [7]. Ce processus d’ « invisibilisation » de la société syrienne [8] et du volet intérieur de la politique syrienne constitue le deuxième faisceau de raisons avancé par Ziad Majed pour rendre compte de la résilience du régime de Bachar al-Assad dans la crise actuelle. Il attribue à ce rôle régional central la difficulté qui a prévalu, pour la communauté internationale, à entendre les revendications de la société syrienne exprimées à partir de mars 2011, celle des « gens ordinaires » [9].

De ce point de vue, il est probable que l’importance accordée aux analyses de la révolution syrienne comme conflit « confessionnel » tout d’abord puis comme guerre « par proxy » à la suite du développement du conflit armé, trouvent en partie leur origine dans cet effacement de la société syrienne par le régime. Ce sont des catégories forgées à l’aune d’autres conflits – en particulier la guerre civile libanaise et le conflit irakien post-2004 – et qui ne sont pas adaptées à l’analyse de la révolution en Syrie. En effet, les Syriens ne se sont pas soulevés en 2011 pour se battre les uns contre les autres sur la base d’appartenances primordiales religieuses ou ethniques – bien que la dimension confessionnelle, manipulée par le régime, prenne une place plus importante dans les développements ultérieurs du conflit. De la même manière, ils ne se sont pas révoltés contre le régime de Bachar al-Assad pour servir les intérêts de telle ou telle puissance, même si la position de plaque tournante géopolitique de la Syrie sur la scène régionale a eu pour conséquence le ralliement immédiat des alliés du régime à ses côtés (Russie, Iran, Hezbollah libanais), tandis que des puissances régionales et internationales (Turquie, Arabie Saoudite, Qatar, États-Unis, France, Royaume-Uni, le groupe des « Amis de la Syrie ») fournissaient un soutien (compté) à des segments de l’opposition au régime.[...]»

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