«L’État islamique est-il un État, comme il le revendique ? Ou
désigne-t-il une nouvelle forme de souveraineté de type impérial ?
Matthieu Rey en retrace l’histoire en Syrie et en Irak, en remontant à
la domination coloniale européenne et aux deux guerres du Golfe.
Cet article repose sur une campagne d’entretiens réalisés dans le cadre d’une mission soutenue par le programme ERC Wafaw.
Les résultats et interprétations sont le fait exclusif de l’auteur et
n’engagent en rien la responsabilité du programme. L’aide proposée par
l’ERC Wafaw s’est révélée indispensable à la collecte des informations
pouvant construire le présent argumentaire.
L’État Islamique (EI) nouvel acteur de la scène proche-orientale,
est au centre toutes les attentions depuis son apparition officielle le
29 juin 2014. Cette dernière tient principalement à ses modes
opératoires (décapitation d’Occidentaux, habillés comme les prisonniers
de Guantanamo), à une rhétorique d’une tout aussi extrême violence, à la
remise en cause soudaine de découpages étatiques établis depuis les
accords de Cambon-Grey (dit Sykes-Picot) en 1916 [1]
et à la confrontation avec une nouvelle coalition occidentale qui a
lancé une campagne de bombardements en septembre 2014. La lecture
médiatique – sur le mode de l’effroi le plus souvent – en a rapidement
fait le nouveau protagoniste devant redéfinir globalement l’ordre
politique local, voire régional. Percée fulgurante, conquête massive,
bouleversement de la carte moyen-orientale constituent autant de points
d’entrée pour analyser un phénomène relativement exceptionnel en matière
politique. Nous ne nous proposons pas ici de revenir sur la pertinence
de ce jugement, ni d’estimer le caractère durable ou éphémère de cet
acteur, la réalité de son accès à des ressources matérielles, humaines
et symboliques susceptibles de produire ce grand chambardement annoncé.
Il s’agit de s’interroger sur la signification de son nom et de
comprendre comment cette forme d’autorité publique a été engendrée par
une série de bouleversements en Irak et en Syrie.
L’émergence du dawla al-islâmîyya fî-l-`irâq, puis le choix des noms de dawla al-islâmîyya fî-l-`irâq wa-l-shâm et dernièrement de dawla al-islâmîyya, renvoient nominativement à un certain référentiel qui permet de se définir comme État (dawla).
La création de ce groupe a pu être rattachée à la recomposition des
frontières ou des contours de la puissance publique qui a suivi les
révolutions arabes. C’est cette revendication – être un État – que le
présent article entend soumettre à l’étude. Que veut dire dawla ?
Prend-il un sens spécifique dans le cas de l’EI ou ce nouvel acteur
peut-il être saisi comme l’une des déclinaisons de l’État propres soit
au monde arabe, soit au monde musulman, soit plus largement à celui que
forment les Suds ? L’État a été pensé principalement en référence aux
modèles occidentaux [2].
Pourtant, sa traduction dans les territoires du Sud doit être repensée à
l’aune d’autres legs historiques. Pour saisir les traits spécifiques de
ce nouvel acteur, il faut examiner le monopole revendiqué sur la
souveraineté territoriale. Dans quelle mesure une sociogenèse rend-elle
compte de composantes variées interagissant pour la formation et
l’évolution de cette entité ?
Nous partirons de trois hypothèses pour comprendre ce nouveau
phénomène et son inscription politique dans un territoire. Tout d’abord,
cette forme de militance doit être pensée en relation avec l’histoire
contemporaine des mouvements de protestation nés de la recomposition de
la scène moyen-orientale à la suite de la guerre de 2003 en Irak. Cette
date marque la fusion de plusieurs évolutions contemporaines : remise en
cause de l’idéal nationaliste incarné par l’État-nation, accélération
des mutations socio-économiques dans un contexte d’imposition de
politiques néolibérales d’une part, et de domination étrangère de
l’autre, nouveaux usages de la violence comme forme de revendication
politique. Ensuite, une transformation de la spatialité du pouvoir a
conduit à la revanche des territoires à l’encontre d’un centre dominant
et dominateur. Enfin, de nouveaux répertoires d’action ont pu être
acquis par les différents segments de la population locale dans
l’insurrection depuis 2011. L’EI devient un produit complexe qu’il faut
analyser à l’aune de ces paramètres.
Le temps des révoltes irakiennes et syriennes : similitudes socio-spatiales
L’Irak et la Syrie ont donné lieu à de nombreuses comparaisons dans les études historiques et politiques, du fait de la mosaïque ethnico-confessionnelle complexe qui les caractérise, de leur héritage ottoman puis mandataire commun, de leur découpage post-Première Guerre mondiale par des puissances européennes, et de l’existence d’un système baathiste depuis les années 1970 [3]. Nous ne nous engagerons pas ici dans un suivi comparé des deux États ; nous tenterons plutôt de saisir la manière dont une certaine gestion du public a précipité des bouleversements économiques, sociaux et culturels, permettant l’émergence du nouvel acteur moyen-oriental que constitue l’EI.
Un bref retour sur les expériences baathistes communes aux deux pays
mettra en lumière la manière dont les formes de gestion publique fondées
sur la loi se sont déconstruites au profit d’un maillage de liens
interpersonnels culminant dans l’autorité du chef. Le dictateur arbitre
entre des instances coercitives, services de renseignement, sections de
l’armée, et bras armés du parti, qui disposent de l’intégralité des
pouvoirs de contrôle sur les populations. Ces dernières sont intégrées
dans les dispositifs de surveillance – elles doivent régulièrement
fournir des informations – et sont rétribuées sous forme de multiples
gains symboliques ou matériels octroyés en fonction de relations
personnelles avec l’agent de la coercition [4].
Les mécanismes à l’œuvre dans les deux pays précipitent la crise des
formes d’organisation politique et sociale préexistantes, que ce soit le
parti politique, l’association, le syndicat dûment contrôlés mais
aussi, à une autre échelle, les solidarités tribales perturbées en
promouvant, au sein de la tribu, des figures inférieures dans la
hiérarchie et en modifiant les jeux de pouvoir intra-tribaux et les
concurrences au sein des groupes. Entre la fin des années 1970 et le
début des années 1990, les deux systèmes politiques ont
institutionnalisé l’instabilité politique pour abolir toute forme de
regroupement politique et social pouvant les concurrencer, sans pour
cela – et c’est ce qui les différencie des systèmes totalitaires –
chercher à leur substituer un autre modèle.
Les trajectoires syrienne et irakienne divergent au cours des années
1990-2000. En Irak, le long conflit avec l’Iran (1980-1988) ne permet
pas au régime de Saddam Hussein de parvenir à asseoir son autorité sur
le prestige d’une victoire. Au contraire, le conflit a épuisé les
réserves financières, exacerbé une lecture confessionnelle de la société
irakienne par le pouvoir et précipité une gestion exclusivement
répressive des contestations internes. En 1991, après la défaite, cette
fois cinglante, sur laquelle s’achève l’invasion du Koweït, le système
irakien transforme son mode de gestion des populations selon plusieurs
lignes. Tout d’abord, il se mue en un pouvoir nettement sunnite et
laisse le souvenir d’une importante répression à l’encontre des
populations chiites et kurdes insurgées au lendemain de la défaite [5].
Ensuite, il déploie son emprise sur la société par de nouveaux
mécanismes : soutien aux tribus lui ayant fait allégeance, gestion d’une
sphère économique intégralement contrôlée en raison de l’imposition du
blocus. Enfin, les sphères de la souveraineté irakienne sont redessinées
par des interdictions de vol, matérialisant l’abolition de l’État comme
unique acteur de la gestion publique. Néanmoins, cette atteinte ne
signifie pas que le système irakien soit incapable d’agir dans les zones
ainsi soustraites à son contrôle, dans la mesure où il peut arbitrer
entre les factions locales pour conforter à nouveau son rôle de
supervision à distance. Ainsi en 1996, la division des forces kurdes
entraîne l’un des acteurs à faire appel aux troupes centrales. Cette
mutation du système irakien ne favorise pas la réémergence d’une sphère
politique ou publique mais bien le jeu sur une institutionnalisation
partielle du contrôle social et politique au service exclusif du
dictateur : certains secteurs des activités économiques ou sociales
deviennent autonomes et ne sont pas intégrés dans les maillages des
institutions, il n’est pas juqu’aux groupes miliciens qui reçoivent des
prérogatives régaliennes. La majeure partie de la population doit alors
consentir à travailler avec ces nouvelles instances, qu’elles soient
tribales ou proches du parti, pour espérer accéder aux ressources
limitées par le blocus. C’est dans ce cadre qu’intervient l’invasion
américaine de 2003, qui fait voler en éclats le centre décideur au terme
de quelques semaines de combats.
En Syrie, les années 1990 ne sont pas marquées par une
reconfiguration majeure de la gestion politique, mais, bien au
contraire, par le vieillissement et le gel du pouvoir assadien. Le
dictateur réclame de ses concitoyens une obéissance fondée sur le
consentement tacite et non sur l’acceptation explicite de ses valeurs en
tant que telles [6].
Reconnaître l’autorité de l’État permet d’obtenir, en échange, pour les
segments de la société qui y consentent, une certaine forme
d’autonomie. Ainsi les oulémas sont autorisés à s’organiser [7].
Cette situation se transforme au tournant des années 2000 avec la
disparition du « président éternel » (al-ra’îs al-khâlid), auquel
succède son jeune fils, Bachar al-Assad. On observe trois mutations
majeures dans l’équilibre des pouvoirs, qui constituent l’arrière-plan
de la révolte de 2011. Tout d’abord, la gestion autoritaire et largement
personnalisée du pouvoir n’est pas remise en cause. Un éphémère
printemps de Damas en 2000 [8]
s’évanouit rapidement, au point que la plupart des jeunes Syriens ne se
souviennent plus de cet événement ou l’analysent comme un moment
élitaire [9].
Néanmoins, si le mode de gestion du public ne se transforme pas, la
structure du régime évolue dans le sens d’une personnalisation accrue du
régime. Le jeune président, pour asseoir son autorité, doit se séparer
des caciques du régime et donc briser le collège directorial qui
entourait l’arbitre suprême au temps de Hafez al-Assad. Il remet en
cause une certaine polyarchie pour privilégier des hommes nouveaux qui
ne disposent pas d’ancrages locaux. Une centralisation politique et
spatiale des pouvoirs se met en place.
Enfin, le régime est soumis à partir de 2003 à une série de
perturbations internationales de forte intensité : successivement
l’invasion américaine de l’Irak, puis le retrait forcé du Liban en 2005,
qui poussent le système assadien à reconfigurer son mode de
fonctionnement, principalement en redéployant la captation de ressources
sur les territoires syriens. La modification des lois agraires fait par
exemple basculer des parcelles de ? dans la province du Hawran, au sud
de la Syrie, sous le contrôle de Rami Makhlouf [10].
Les mutations géopolitiques animent de façon subtile un ensemble de
relations informelles structurant des réseaux d’interconnaissance. La
ville de Homs devient le débouché du commerce irakien au temps de
l’embargo et de l’invasion ; la région de l’Euphrate voit s’ouvrir un
passage transfrontalier de combattants et de marchandises, etc. [11]
Lorsque le mouvement d’insurrection éclate en 2011, les territoires
syriens sont donc organisés en un maillage d’activités informelles et
formelles, dont l’autonomie relative résulte de l’absence de tout espace
public commun.
D’une certaine manière, l’invasion américaine et l’insurrection
syrienne sont des moments apocalyptiques pour les sociétés et les États
d’Irak et de Syrie. Elles révèlent les mutations sourdes à l’œuvre sous
un régime autoritaire et les lignes de faille sur lesquelles achoppe la
puissance publique. Avant d’entamer une réflexion sur le nouvel acteur
public qui se greffe sur cette réalité locale, il convient de préciser
l’état des liens sociaux et de leur territorialisation. La
déstructuration des liens politiques et associatifs [12]
brise les possibilités d’expression nationale. Dans le cas de l’Irak,
cette situation évolue sous le régime de l’embargo puis de
l’administration américaine, par le repli des individus sur les unités
sociales à même de les protéger. Un processus de tribalisation s’opère,
découpant l’espace en unités sociales et territoriales plus ou moins
autonomes [13].
Les quartiers des villes se restructurent par l’échange et la
protection de leurs habitants. De même, des espaces ruraux et tribaux
sont témoins de l’apparition de nouvelles formes d’organisation
particulières. Cette dynamique qui sous-tend la guerre civile irakienne à
partir de 2006 se retrouve largement en Syrie au moment où la
protestation se militarise en 2012 [14].
La parcellisation du territoire syrien en quartiers et villages tient
en premier lieu aux capacités répressives du régime syrien, qui empêche
la formation d’un espace national unifié contestataire. Très vite, les
ressources de mobilisation captées par les liens familiaux et les
solidarités locales s’imposent comme le principal vecteur
organisationnel pour les groupes armés et civils dénonçant le régime. Un
vaste puzzle compose la Syrie où chaque unité locale voit ses acteurs
se définir en fonction de la configuration des lieux environnants (le
village ou quartier voisin, les forces nouvelles qu’il abrite, etc.) et
par des mobilisations au niveau national (mobilisation autour de
regroupements en conseils locaux en conseil de coordinations ou
émergence de forces nationales) [15]. L’Armée Syrienne Libre se fait l’expression nationale d’une agglomération de brigades structurées localement.
En Irak et en Syrie, l’invasion américaine et l’insurrection syrienne
ont ainsi brisé toutes deux en quelques mois l’illusion qu’il existait
un État. De cette fracture naît une revanche des territoires, de ces
espaces et populations excentrés et largement capables de s’autogérer.
Un nouvel entrant : de l’État Islamique d’Irak à l’État Islamique
En 2003, les forces américaines réussissent à démettre Saddam Hussein en quelques mois. Cependant, la prise de Bagdad, si elle révèle la faiblesse inhérente aux systèmes Est au centre baathistes en matière d’obéissance et de résilience devant une force armée constituée, ne clôt pas l’entreprise de refonte politique. Le nouveau jeu politique précipite l’explosion d’une insurrection et l’émergence de formes de violence multiples [16]. Les entrepreneurs de la violence politique trouvent en Irak le cadre d’une action renouvelée. Par ailleurs, le niveau de destruction et de pertes en vies humaines accélère les modèles d’organisation et les expériences de terrain en raison du nombre élevé de cadres morts dans les opérations. Dans cette perspective, un nouvel acteur se revendiquant du salafisme jihadiste se détache à partir de 2004 sous la conduite de Abou Moussab al-Zarqawi. Nous ne reviendrons pas sur la trajectoire intellectuelle et militante des promoteurs de l’État Islamique en Irak (EII) [17]. Simplement, retenons leur choix immédiat du terme dawla (État) pour désigner la nouvelle structure et la recherche d’une implantation territoriale précise. Dès la naissance du groupe, il se distingue dans la constellation jihadiste par cette volonté d’ancrage territorialisé. Il semble basculer de la logique de réseau à celle de l’occupation et de l’administration d’un territoire. Si l’innovation est majeure au regard de ce que les groupes salafistes précédents avaient pu réaliser, elle devient moindre dans le contexte irakien. Entre 2005 et 2009, ce nouvel acteur prend place dans la constellation en formation d’entités partisanes et territoriales. Naturellement, le facteur confessionnel ne peut être écarté. Cependant, il n’explique pas intégralement la situation. L’ancrage local répond tout à la fois à une nouvelle entreprise politique – celle de construire un jihad dans un espace – mais aussi à une recomposition du territoire irakien autour de nouveaux acteurs politiques qui fondent leur légitimité sur leur capacité à capter des ressources légalement ou illégalement et à fournir de la sécurité.
L’État irakien – comme agent principal de la gestion de l’espace
public – a été largement transformé par les nouvelles institutions
forgées en 2005 et les mécanismes de choix des élites. Les élections
législatives de décembre 2005 démontrent la géométrie variable des
populations et des lieux intégrés à l’État. La Constitution, décriée
comme une création visant à exclure les composantes sunnites de la
population, précipite l’adoption de consignes d’abstention dans de
larges secteurs de la population. Territorialement, seulement 2% de la
population participe aux élections dans le gouvernorat d’al-Anbar ;
c’est là que l’EII va se structurer en premier lieu. Se cumulent donc un
retrait de l’autorité souveraine et la naissance de nouveaux groupes.
Il n’est guère possible de comprendre la facilité avec laquelle s’opère
le basculement d’un pouvoir à un autre sans faire référence aux
multiples processus informels – contrebande, retribalisation, systèmes
de parenté etc. – qui ont pris place dans cette région occidentale de
l’Irak au cours de la dernière décennie. La cohésion confessionnelle
accompagne le regroupement des populations et leur affiliation au nouvel
« État » en formation. Ce processus fait aussi largement écho à des
phénomènes relativement similaires dans les régions kurdes (émergence
d’un gouvernorat autonome installé sur un territoire plus ou moins
borné) et chiites. Dans ce dernier cas, la territorialisation des
acteurs politiques ne fonctionne pas de manière strictement identique –
rétraction d’un espace hors de l’ensemble national – mais davantage par
la conquête de positions déterminées. Un acteur parmi d’autres se forme
donc en Irak en 2006-2008 au cours du violent affrontement civil, et se
territorialise dans une province.
Le récit des années irakiennes entre 2004 et 2012 commence à être
largement connu. L’EII croît dans un premier temps. Il obtient
l’adhésion de combattants étrangers attirés par le jihad, ainsi que de
composantes tribales locales. Ces dernières lui prêtent allégeance sans
pour autant que cette étape soit formalisée par un rituel spécifique. En
revanche, le croisement de ces deux catégories d’acteurs favorise la
prise de contrôle effectif. Le choix stratégique de la lutte contre
l’étranger – selon la rhétorique classique de dénonciation de
l’impérialisme – et contre la présence chiite – réactivant au besoin des
référents médiévaux–, et le recours à des formes particulièrement
violentes constituent le socle de ralliement autour de ce mouvement.
Dans un second temps, les forces américaines conduites par David
Petraeus opèrent une reconquête des positions tenues par cet acteur en
brisant les liens d’allégeance à son égard et en élaborant un maillage
du territoire par des forces locales de contrôle, regroupées dans le
Haraka al-Sahwat al-sunniyya (Mouvement de Réveil sunnite) [18].
Cette entreprise se révèle d’autant plus facile que des animosités se
développent entre les membres étrangers du groupe et les factions
tribales autour des échanges matrimoniaux. La tentative d’implantation
de l’EII au sein de la population achoppe sur l’impossibilité de prendre
femme parmi les tribus. Autour de 2009, ce qui est analysé par Bagdad
et Washington comme un danger disparaît et un récit de la victoire peut
être construit par l’acteur américain pour légitimer son départ. Le
gouvernement de Nouri al-Maliki suspend alors les rétributions
financières aux soutiens locaux les considérant comme inutiles, dans un
nouveau retrait de la puissance publique sur un vaste territoire. Au
cours des premières années de son existence, l’EII a suivi deux
stratégies importantes : l’établissement d’une mainmise territoriale par
la prise de contrôle de check points et la mise en place de taxes et
d’impôts. Cependant, en 2009, les reculs de l’organisation précipitent
sa disparition temporaire.
Entre 2009 et 2013, c’est-à-dire entre cette première disparition et
l’implantation de l’organisation en territoire syrien, une
reconstruction s’opère autour du chef Abu Bakr al-Baghdadi, figure
emblématique plus que directrice ou omnipotente. Cette réapparition
tient largement, en Irak, à la frustration développée envers le
gouvernement de Nouri al-Maliki chez les populations sunnites, et à la
reprise des conquêtes territoriales. Le départ des forces américaines en
2012 provoque une remontée de la violence politique et un
fractionnement politique. Si l’on suit les analyses de Peter Harling [19],
la naissance de l’« épouvantail » – ainsi qualifie-t-il l’EII – tient
dans une large mesure au désintérêt de l’État pour une partie de la
population et l’utilisation du registre confessionnel pour souder une
base politique aux tenants de l’autorité. Nouri al-Maliki ne se
préoccupe pas de territorialiser la souveraineté de l’État irakien sur
l’intégralité de l’espace national, ni ne veut un partage des pouvoirs
et des ressources à l’ensemble des groupes sociaux. Nouvel
autoritarisme, contrôle exclusif des richesses et mobilisation de
segments de la population sur un registre confessionnel constituent les
nouveaux piliers de la gestion publique. Le pacte d’Erbil de 2010 ne
parvient pas à corriger une tendance de fond dans la gestion du pouvoir [20]. Ces dynamiques font fortement écho aux mutations syriennes. Sans revenir sur les étapes de la révolution syrienne [21],
il est à noter que les modes de gestion de la contestation et plus
largement des populations en Irak et en Syrie se révèlent fortement
identiques. Les pouvoirs étatiques – ou ceux qui se revendiquent comme
contrôlant l’État – construisent leur discours sur l’accusation portée
contre des segments de la population pour souder leur propre base en
recourant à un vocable confessionnel. Ils n’hésitent pas à retirer les
agents de la force publique d’une portion de territoire perçue comme
difficilement contrôlable. Ils dénoncent sur la scène extérieure
l’ennemi interne comme un terroriste pour engranger des rentes
stratégiques (soutiens internationaux contre ces nouvelles menaces).
À l’été 2012, l’EII redevient donc un acteur de la scène irakienne.
En parallèle l’Est syrien, qui jouxte ses positions irakiennes, s’ouvre à
lui avec le retrait rapide des forces de Damas. Devant l’essor du
conflit armé et la perte de nombreux effectifs sous l’effet des
désertions et des libérations de territoires, le système assadien
abandonne l’espace dans lequel ses forces – services de renseignement et
armée – agissent pour les concentrer sur une ligne Der`a-Alep. L’EII se
contente dans un premier temps d’envoyer quelques représentants pour
enquêter sur ses possibilités d’action. Mais les évolutions qui
affectent le terrain local précipitent l’entrée de l’EII sur la scène
syrienne. En effet, les forces se revendiquant de l’opposition se
fragmentent de plus en plus, sur les bases locales mais aussi en
fonction d’agendas politiques variés. Devant ces transformations, les
partenaires étrangers se montrent de plus en plus réticents à appuyer la
protestation. Le 9 avril 2013, l’entrée sur le terrain syrien est
officialisée avec la modification du nom : l’État islamique en Irak et
en Syrie [22]. L’installation et l’extension rapide du mouvement tiennent à la déstructuration d’autres forces de l’opposition (liwa’ al-tawhîd, ahrâr al-shâm)
qui perdent le contrôle territorial au profit de ce nouvel acteur.
Celui-ci semble désormais incarner une alternative susceptible de
remporter des victoires décisives.
Cet essor se poursuit dans les deux territoires (irakien et syrien)
pour des motifs différents et selon des logiques quelque peu
divergentes. Au sein de l’espace syrien, le mode d’affirmation repose
sur la distinction du groupe et des autres composantes de l’opposition.
Outre le conflit larvé avec jahbat al-nusra, formation qui a fait
allégeance à al-Qaïda à la fin de l’année 2012, le nouvel acteur syrien
renonce à faire de la chute du régime un objectif prioritaire pour se
concentrer sur l’établissement d’un ordre islamique. Il peut prospérer
sur une vaste portion de la Syrie, faiblement peuplée, autour de
l’Euphrate. Cependant lorsque après la conquête de Raqqa (septembre
2013), il tente d’étendre son influence sur la zone d’Alep et ses
alentours, il se heurte à une réaction armée violente de la part des
autres groupes de l’opposition, qui le force à un retrait rapide. De
même, les incursions en direction de Hassake, dans le nord-est de la
Syrie, se trouvent arrêtées par les barrages des forces kurdes. Dès
lors, il ne peut se maintenir comme acteur unique que sur certaines
scènes (Raqqa et Deir el-Zur principalement, même s’il ne contrôle pas
cette seconde agglomération) en éliminant les autres composantes de
l’opposition. Il participe aussi à la prise des dernières bases
militaires tenues par le régime. En Irak, au contraire, il joue des
alliances entre différentes forces contestatrices de l’ordre post-2003
dont les revendications s’exacerbent depuis l’arrivée de Nouri
al-Maliki. Ainsi, sa présence diffuse tant dans les administrations que
dans les services de police est bien antérieure à la prise des villes,
que ce soit Falluja (février 2014) ou Mossoul (juin 2014) [23].
En Irak, le mouvement tisse des liens avec les laissés pour compte de
l’ordre post-Saddam Hussein, principalement les officiers baathistes.
Des systèmes d’entente lui permettent de délimiter une zone de contrôle
et parfois de l’étendre temporairement. Dans ce cadre, la prise de
Mossoul marque son entrée sur la scène régionale. Mais, alors que les
forces de l’EIIL piétinent puis se retirent de la zone de Tikrit, leur
chef proclame l’établissement d’un califat. Par une intense campagne de
communication, cette annonce fait oublier le revers et place la région
devant un nouvel acteur : un État se revendiquant de l’islam.[...]»
Ler mais...
Sem comentários:
Enviar um comentário