quarta-feira, 18 de março de 2015

Aux origines de l’État islamique


 
«L’État islamique est-il un État, comme il le revendique ? Ou désigne-t-il une nouvelle forme de souveraineté de type impérial ? Matthieu Rey en retrace l’histoire en Syrie et en Irak, en remontant à la domination coloniale européenne et aux deux guerres du Golfe.

Cet article repose sur une campagne d’entretiens réalisés dans le cadre d’une mission soutenue par le programme ERC Wafaw. Les résultats et interprétations sont le fait exclusif de l’auteur et n’engagent en rien la responsabilité du programme. L’aide proposée par l’ERC Wafaw s’est révélée indispensable à la collecte des informations pouvant construire le présent argumentaire.
L’État Islamique (EI) nouvel acteur de la scène proche-orientale, est au centre toutes les attentions depuis son apparition officielle le 29 juin 2014. Cette dernière tient principalement à ses modes opératoires (décapitation d’Occidentaux, habillés comme les prisonniers de Guantanamo), à une rhétorique d’une tout aussi extrême violence, à la remise en cause soudaine de découpages étatiques établis depuis les accords de Cambon-Grey (dit Sykes-Picot) en 1916 [1] et à la confrontation avec une nouvelle coalition occidentale qui a lancé une campagne de bombardements en septembre 2014. La lecture médiatique – sur le mode de l’effroi le plus souvent – en a rapidement fait le nouveau protagoniste devant redéfinir globalement l’ordre politique local, voire régional. Percée fulgurante, conquête massive, bouleversement de la carte moyen-orientale constituent autant de points d’entrée pour analyser un phénomène relativement exceptionnel en matière politique. Nous ne nous proposons pas ici de revenir sur la pertinence de ce jugement, ni d’estimer le caractère durable ou éphémère de cet acteur, la réalité de son accès à des ressources matérielles, humaines et symboliques susceptibles de produire ce grand chambardement annoncé. Il s’agit de s’interroger sur la signification de son nom et de comprendre comment cette forme d’autorité publique a été engendrée par une série de bouleversements en Irak et en Syrie.

L’émergence du dawla al-islâmîyya fî-l-`irâq, puis le choix des noms de dawla al-islâmîyya fî-l-`irâq wa-l-shâm et dernièrement de dawla al-islâmîyya, renvoient nominativement à un certain référentiel qui permet de se définir comme État (dawla). La création de ce groupe a pu être rattachée à la recomposition des frontières ou des contours de la puissance publique qui a suivi les révolutions arabes. C’est cette revendication – être un État – que le présent article entend soumettre à l’étude. Que veut dire dawla  ? Prend-il un sens spécifique dans le cas de l’EI ou ce nouvel acteur peut-il être saisi comme l’une des déclinaisons de l’État propres soit au monde arabe, soit au monde musulman, soit plus largement à celui que forment les Suds ? L’État a été pensé principalement en référence aux modèles occidentaux [2]. Pourtant, sa traduction dans les territoires du Sud doit être repensée à l’aune d’autres legs historiques. Pour saisir les traits spécifiques de ce nouvel acteur, il faut examiner le monopole revendiqué sur la souveraineté territoriale. Dans quelle mesure une sociogenèse rend-elle compte de composantes variées interagissant pour la formation et l’évolution de cette entité ?

Nous partirons de trois hypothèses pour comprendre ce nouveau phénomène et son inscription politique dans un territoire. Tout d’abord, cette forme de militance doit être pensée en relation avec l’histoire contemporaine des mouvements de protestation nés de la recomposition de la scène moyen-orientale à la suite de la guerre de 2003 en Irak. Cette date marque la fusion de plusieurs évolutions contemporaines : remise en cause de l’idéal nationaliste incarné par l’État-nation, accélération des mutations socio-économiques dans un contexte d’imposition de politiques néolibérales d’une part, et de domination étrangère de l’autre, nouveaux usages de la violence comme forme de revendication politique. Ensuite, une transformation de la spatialité du pouvoir a conduit à la revanche des territoires à l’encontre d’un centre dominant et dominateur. Enfin, de nouveaux répertoires d’action ont pu être acquis par les différents segments de la population locale dans l’insurrection depuis 2011. L’EI devient un produit complexe qu’il faut analyser à l’aune de ces paramètres.

Le temps des révoltes irakiennes et syriennes : similitudes socio-spatiales

L’Irak et la Syrie ont donné lieu à de nombreuses comparaisons dans les études historiques et politiques, du fait de la mosaïque ethnico-confessionnelle complexe qui les caractérise, de leur héritage ottoman puis mandataire commun, de leur découpage post-Première Guerre mondiale par des puissances européennes, et de l’existence d’un système baathiste depuis les années 1970 [3]. Nous ne nous engagerons pas ici dans un suivi comparé des deux États ; nous tenterons plutôt de saisir la manière dont une certaine gestion du public a précipité des bouleversements économiques, sociaux et culturels, permettant l’émergence du nouvel acteur moyen-oriental que constitue l’EI.

Un bref retour sur les expériences baathistes communes aux deux pays mettra en lumière la manière dont les formes de gestion publique fondées sur la loi se sont déconstruites au profit d’un maillage de liens interpersonnels culminant dans l’autorité du chef. Le dictateur arbitre entre des instances coercitives, services de renseignement, sections de l’armée, et bras armés du parti, qui disposent de l’intégralité des pouvoirs de contrôle sur les populations. Ces dernières sont intégrées dans les dispositifs de surveillance – elles doivent régulièrement fournir des informations – et sont rétribuées sous forme de multiples gains symboliques ou matériels octroyés en fonction de relations personnelles avec l’agent de la coercition [4]. Les mécanismes à l’œuvre dans les deux pays précipitent la crise des formes d’organisation politique et sociale préexistantes, que ce soit le parti politique, l’association, le syndicat dûment contrôlés mais aussi, à une autre échelle, les solidarités tribales perturbées en promouvant, au sein de la tribu, des figures inférieures dans la hiérarchie et en modifiant les jeux de pouvoir intra-tribaux et les concurrences au sein des groupes. Entre la fin des années 1970 et le début des années 1990, les deux systèmes politiques ont institutionnalisé l’instabilité politique pour abolir toute forme de regroupement politique et social pouvant les concurrencer, sans pour cela – et c’est ce qui les différencie des systèmes totalitaires – chercher à leur substituer un autre modèle.

Les trajectoires syrienne et irakienne divergent au cours des années 1990-2000. En Irak, le long conflit avec l’Iran (1980-1988) ne permet pas au régime de Saddam Hussein de parvenir à asseoir son autorité sur le prestige d’une victoire. Au contraire, le conflit a épuisé les réserves financières, exacerbé une lecture confessionnelle de la société irakienne par le pouvoir et précipité une gestion exclusivement répressive des contestations internes. En 1991, après la défaite, cette fois cinglante, sur laquelle s’achève l’invasion du Koweït, le système irakien transforme son mode de gestion des populations selon plusieurs lignes. Tout d’abord, il se mue en un pouvoir nettement sunnite et laisse le souvenir d’une importante répression à l’encontre des populations chiites et kurdes insurgées au lendemain de la défaite [5]. Ensuite, il déploie son emprise sur la société par de nouveaux mécanismes : soutien aux tribus lui ayant fait allégeance, gestion d’une sphère économique intégralement contrôlée en raison de l’imposition du blocus. Enfin, les sphères de la souveraineté irakienne sont redessinées par des interdictions de vol, matérialisant l’abolition de l’État comme unique acteur de la gestion publique. Néanmoins, cette atteinte ne signifie pas que le système irakien soit incapable d’agir dans les zones ainsi soustraites à son contrôle, dans la mesure où il peut arbitrer entre les factions locales pour conforter à nouveau son rôle de supervision à distance. Ainsi en 1996, la division des forces kurdes entraîne l’un des acteurs à faire appel aux troupes centrales. Cette mutation du système irakien ne favorise pas la réémergence d’une sphère politique ou publique mais bien le jeu sur une institutionnalisation partielle du contrôle social et politique au service exclusif du dictateur : certains secteurs des activités économiques ou sociales deviennent autonomes et ne sont pas intégrés dans les maillages des institutions, il n’est pas juqu’aux groupes miliciens qui reçoivent des prérogatives régaliennes. La majeure partie de la population doit alors consentir à travailler avec ces nouvelles instances, qu’elles soient tribales ou proches du parti, pour espérer accéder aux ressources limitées par le blocus. C’est dans ce cadre qu’intervient l’invasion américaine de 2003, qui fait voler en éclats le centre décideur au terme de quelques semaines de combats.

En Syrie, les années 1990 ne sont pas marquées par une reconfiguration majeure de la gestion politique, mais, bien au contraire, par le vieillissement et le gel du pouvoir assadien. Le dictateur réclame de ses concitoyens une obéissance fondée sur le consentement tacite et non sur l’acceptation explicite de ses valeurs en tant que telles [6]. Reconnaître l’autorité de l’État permet d’obtenir, en échange, pour les segments de la société qui y consentent, une certaine forme d’autonomie. Ainsi les oulémas sont autorisés à s’organiser [7]. Cette situation se transforme au tournant des années 2000 avec la disparition du « président éternel » (al-ra’îs al-khâlid), auquel succède son jeune fils, Bachar al-Assad. On observe trois mutations majeures dans l’équilibre des pouvoirs, qui constituent l’arrière-plan de la révolte de 2011. Tout d’abord, la gestion autoritaire et largement personnalisée du pouvoir n’est pas remise en cause. Un éphémère printemps de Damas en 2000 [8] s’évanouit rapidement, au point que la plupart des jeunes Syriens ne se souviennent plus de cet événement ou l’analysent comme un moment élitaire [9].

Néanmoins, si le mode de gestion du public ne se transforme pas, la structure du régime évolue dans le sens d’une personnalisation accrue du régime. Le jeune président, pour asseoir son autorité, doit se séparer des caciques du régime et donc briser le collège directorial qui entourait l’arbitre suprême au temps de Hafez al-Assad. Il remet en cause une certaine polyarchie pour privilégier des hommes nouveaux qui ne disposent pas d’ancrages locaux. Une centralisation politique et spatiale des pouvoirs se met en place.

Enfin, le régime est soumis à partir de 2003 à une série de perturbations internationales de forte intensité : successivement l’invasion américaine de l’Irak, puis le retrait forcé du Liban en 2005, qui poussent le système assadien à reconfigurer son mode de fonctionnement, principalement en redéployant la captation de ressources sur les territoires syriens. La modification des lois agraires fait par exemple basculer des parcelles de ? dans la province du Hawran, au sud de la Syrie, sous le contrôle de Rami Makhlouf [10]. Les mutations géopolitiques animent de façon subtile un ensemble de relations informelles structurant des réseaux d’interconnaissance. La ville de Homs devient le débouché du commerce irakien au temps de l’embargo et de l’invasion ; la région de l’Euphrate voit s’ouvrir un passage transfrontalier de combattants et de marchandises, etc. [11] Lorsque le mouvement d’insurrection éclate en 2011, les territoires syriens sont donc organisés en un maillage d’activités informelles et formelles, dont l’autonomie relative résulte de l’absence de tout espace public commun.

D’une certaine manière, l’invasion américaine et l’insurrection syrienne sont des moments apocalyptiques pour les sociétés et les États d’Irak et de Syrie. Elles révèlent les mutations sourdes à l’œuvre sous un régime autoritaire et les lignes de faille sur lesquelles achoppe la puissance publique. Avant d’entamer une réflexion sur le nouvel acteur public qui se greffe sur cette réalité locale, il convient de préciser l’état des liens sociaux et de leur territorialisation. La déstructuration des liens politiques et associatifs [12] brise les possibilités d’expression nationale. Dans le cas de l’Irak, cette situation évolue sous le régime de l’embargo puis de l’administration américaine, par le repli des individus sur les unités sociales à même de les protéger. Un processus de tribalisation s’opère, découpant l’espace en unités sociales et territoriales plus ou moins autonomes [13]. Les quartiers des villes se restructurent par l’échange et la protection de leurs habitants. De même, des espaces ruraux et tribaux sont témoins de l’apparition de nouvelles formes d’organisation particulières. Cette dynamique qui sous-tend la guerre civile irakienne à partir de 2006 se retrouve largement en Syrie au moment où la protestation se militarise en 2012 [14]. La parcellisation du territoire syrien en quartiers et villages tient en premier lieu aux capacités répressives du régime syrien, qui empêche la formation d’un espace national unifié contestataire. Très vite, les ressources de mobilisation captées par les liens familiaux et les solidarités locales s’imposent comme le principal vecteur organisationnel pour les groupes armés et civils dénonçant le régime. Un vaste puzzle compose la Syrie où chaque unité locale voit ses acteurs se définir en fonction de la configuration des lieux environnants (le village ou quartier voisin, les forces nouvelles qu’il abrite, etc.) et par des mobilisations au niveau national (mobilisation autour de regroupements en conseils locaux en conseil de coordinations ou émergence de forces nationales) [15]. L’Armée Syrienne Libre se fait l’expression nationale d’une agglomération de brigades structurées localement.

En Irak et en Syrie, l’invasion américaine et l’insurrection syrienne ont ainsi brisé toutes deux en quelques mois l’illusion qu’il existait un État. De cette fracture naît une revanche des territoires, de ces espaces et populations excentrés et largement capables de s’autogérer.

Un nouvel entrant : de l’État Islamique d’Irak à l’État Islamique

En 2003, les forces américaines réussissent à démettre Saddam Hussein en quelques mois. Cependant, la prise de Bagdad, si elle révèle la faiblesse inhérente aux systèmes Est au centre baathistes en matière d’obéissance et de résilience devant une force armée constituée, ne clôt pas l’entreprise de refonte politique. Le nouveau jeu politique précipite l’explosion d’une insurrection et l’émergence de formes de violence multiples [16]. Les entrepreneurs de la violence politique trouvent en Irak le cadre d’une action renouvelée. Par ailleurs, le niveau de destruction et de pertes en vies humaines accélère les modèles d’organisation et les expériences de terrain en raison du nombre élevé de cadres morts dans les opérations. Dans cette perspective, un nouvel acteur se revendiquant du salafisme jihadiste se détache à partir de 2004 sous la conduite de Abou Moussab al-Zarqawi. Nous ne reviendrons pas sur la trajectoire intellectuelle et militante des promoteurs de l’État Islamique en Irak (EII) [17]. Simplement, retenons leur choix immédiat du terme dawla (État) pour désigner la nouvelle structure et la recherche d’une implantation territoriale précise. Dès la naissance du groupe, il se distingue dans la constellation jihadiste par cette volonté d’ancrage territorialisé. Il semble basculer de la logique de réseau à celle de l’occupation et de l’administration d’un territoire. Si l’innovation est majeure au regard de ce que les groupes salafistes précédents avaient pu réaliser, elle devient moindre dans le contexte irakien. Entre 2005 et 2009, ce nouvel acteur prend place dans la constellation en formation d’entités partisanes et territoriales. Naturellement, le facteur confessionnel ne peut être écarté. Cependant, il n’explique pas intégralement la situation. L’ancrage local répond tout à la fois à une nouvelle entreprise politique – celle de construire un jihad dans un espace – mais aussi à une recomposition du territoire irakien autour de nouveaux acteurs politiques qui fondent leur légitimité sur leur capacité à capter des ressources légalement ou illégalement et à fournir de la sécurité.

L’État irakien – comme agent principal de la gestion de l’espace public – a été largement transformé par les nouvelles institutions forgées en 2005 et les mécanismes de choix des élites. Les élections législatives de décembre 2005 démontrent la géométrie variable des populations et des lieux intégrés à l’État. La Constitution, décriée comme une création visant à exclure les composantes sunnites de la population, précipite l’adoption de consignes d’abstention dans de larges secteurs de la population. Territorialement, seulement 2% de la population participe aux élections dans le gouvernorat d’al-Anbar ; c’est là que l’EII va se structurer en premier lieu. Se cumulent donc un retrait de l’autorité souveraine et la naissance de nouveaux groupes. Il n’est guère possible de comprendre la facilité avec laquelle s’opère le basculement d’un pouvoir à un autre sans faire référence aux multiples processus informels – contrebande, retribalisation, systèmes de parenté etc. – qui ont pris place dans cette région occidentale de l’Irak au cours de la dernière décennie. La cohésion confessionnelle accompagne le regroupement des populations et leur affiliation au nouvel « État » en formation. Ce processus fait aussi largement écho à des phénomènes relativement similaires dans les régions kurdes (émergence d’un gouvernorat autonome installé sur un territoire plus ou moins borné) et chiites. Dans ce dernier cas, la territorialisation des acteurs politiques ne fonctionne pas de manière strictement identique – rétraction d’un espace hors de l’ensemble national – mais davantage par la conquête de positions déterminées. Un acteur parmi d’autres se forme donc en Irak en 2006-2008 au cours du violent affrontement civil, et se territorialise dans une province.

Le récit des années irakiennes entre 2004 et 2012 commence à être largement connu. L’EII croît dans un premier temps. Il obtient l’adhésion de combattants étrangers attirés par le jihad, ainsi que de composantes tribales locales. Ces dernières lui prêtent allégeance sans pour autant que cette étape soit formalisée par un rituel spécifique. En revanche, le croisement de ces deux catégories d’acteurs favorise la prise de contrôle effectif. Le choix stratégique de la lutte contre l’étranger – selon la rhétorique classique de dénonciation de l’impérialisme – et contre la présence chiite – réactivant au besoin des référents médiévaux–, et le recours à des formes particulièrement violentes constituent le socle de ralliement autour de ce mouvement.

Dans un second temps, les forces américaines conduites par David Petraeus opèrent une reconquête des positions tenues par cet acteur en brisant les liens d’allégeance à son égard et en élaborant un maillage du territoire par des forces locales de contrôle, regroupées dans le Haraka al-Sahwat al-sunniyya (Mouvement de Réveil sunnite) [18]. Cette entreprise se révèle d’autant plus facile que des animosités se développent entre les membres étrangers du groupe et les factions tribales autour des échanges matrimoniaux. La tentative d’implantation de l’EII au sein de la population achoppe sur l’impossibilité de prendre femme parmi les tribus. Autour de 2009, ce qui est analysé par Bagdad et Washington comme un danger disparaît et un récit de la victoire peut être construit par l’acteur américain pour légitimer son départ. Le gouvernement de Nouri al-Maliki suspend alors les rétributions financières aux soutiens locaux les considérant comme inutiles, dans un nouveau retrait de la puissance publique sur un vaste territoire. Au cours des premières années de son existence, l’EII a suivi deux stratégies importantes : l’établissement d’une mainmise territoriale par la prise de contrôle de check points et la mise en place de taxes et d’impôts. Cependant, en 2009, les reculs de l’organisation précipitent sa disparition temporaire.

Entre 2009 et 2013, c’est-à-dire entre cette première disparition et l’implantation de l’organisation en territoire syrien, une reconstruction s’opère autour du chef Abu Bakr al-Baghdadi, figure emblématique plus que directrice ou omnipotente. Cette réapparition tient largement, en Irak, à la frustration développée envers le gouvernement de Nouri al-Maliki chez les populations sunnites, et à la reprise des conquêtes territoriales. Le départ des forces américaines en 2012 provoque une remontée de la violence politique et un fractionnement politique. Si l’on suit les analyses de Peter Harling [19], la naissance de l’« épouvantail » – ainsi qualifie-t-il l’EII – tient dans une large mesure au désintérêt de l’État pour une partie de la population et l’utilisation du registre confessionnel pour souder une base politique aux tenants de l’autorité. Nouri al-Maliki ne se préoccupe pas de territorialiser la souveraineté de l’État irakien sur l’intégralité de l’espace national, ni ne veut un partage des pouvoirs et des ressources à l’ensemble des groupes sociaux. Nouvel autoritarisme, contrôle exclusif des richesses et mobilisation de segments de la population sur un registre confessionnel constituent les nouveaux piliers de la gestion publique. Le pacte d’Erbil de 2010 ne parvient pas à corriger une tendance de fond dans la gestion du pouvoir [20]. Ces dynamiques font fortement écho aux mutations syriennes. Sans revenir sur les étapes de la révolution syrienne [21], il est à noter que les modes de gestion de la contestation et plus largement des populations en Irak et en Syrie se révèlent fortement identiques. Les pouvoirs étatiques – ou ceux qui se revendiquent comme contrôlant l’État – construisent leur discours sur l’accusation portée contre des segments de la population pour souder leur propre base en recourant à un vocable confessionnel. Ils n’hésitent pas à retirer les agents de la force publique d’une portion de territoire perçue comme difficilement contrôlable. Ils dénoncent sur la scène extérieure l’ennemi interne comme un terroriste pour engranger des rentes stratégiques (soutiens internationaux contre ces nouvelles menaces).

À l’été 2012, l’EII redevient donc un acteur de la scène irakienne. En parallèle l’Est syrien, qui jouxte ses positions irakiennes, s’ouvre à lui avec le retrait rapide des forces de Damas. Devant l’essor du conflit armé et la perte de nombreux effectifs sous l’effet des désertions et des libérations de territoires, le système assadien abandonne l’espace dans lequel ses forces – services de renseignement et armée – agissent pour les concentrer sur une ligne Der`a-Alep. L’EII se contente dans un premier temps d’envoyer quelques représentants pour enquêter sur ses possibilités d’action. Mais les évolutions qui affectent le terrain local précipitent l’entrée de l’EII sur la scène syrienne. En effet, les forces se revendiquant de l’opposition se fragmentent de plus en plus, sur les bases locales mais aussi en fonction d’agendas politiques variés. Devant ces transformations, les partenaires étrangers se montrent de plus en plus réticents à appuyer la protestation. Le 9 avril 2013, l’entrée sur le terrain syrien est officialisée avec la modification du nom : l’État islamique en Irak et en Syrie [22]. L’installation et l’extension rapide du mouvement tiennent à la déstructuration d’autres forces de l’opposition (liwa’ al-tawhîd, ahrâr al-shâm) qui perdent le contrôle territorial au profit de ce nouvel acteur. Celui-ci semble désormais incarner une alternative susceptible de remporter des victoires décisives.

Cet essor se poursuit dans les deux territoires (irakien et syrien) pour des motifs différents et selon des logiques quelque peu divergentes. Au sein de l’espace syrien, le mode d’affirmation repose sur la distinction du groupe et des autres composantes de l’opposition. Outre le conflit larvé avec jahbat al-nusra, formation qui a fait allégeance à al-Qaïda à la fin de l’année 2012, le nouvel acteur syrien renonce à faire de la chute du régime un objectif prioritaire pour se concentrer sur l’établissement d’un ordre islamique. Il peut prospérer sur une vaste portion de la Syrie, faiblement peuplée, autour de l’Euphrate. Cependant lorsque après la conquête de Raqqa (septembre 2013), il tente d’étendre son influence sur la zone d’Alep et ses alentours, il se heurte à une réaction armée violente de la part des autres groupes de l’opposition, qui le force à un retrait rapide. De même, les incursions en direction de Hassake, dans le nord-est de la Syrie, se trouvent arrêtées par les barrages des forces kurdes. Dès lors, il ne peut se maintenir comme acteur unique que sur certaines scènes (Raqqa et Deir el-Zur principalement, même s’il ne contrôle pas cette seconde agglomération) en éliminant les autres composantes de l’opposition. Il participe aussi à la prise des dernières bases militaires tenues par le régime. En Irak, au contraire, il joue des alliances entre différentes forces contestatrices de l’ordre post-2003 dont les revendications s’exacerbent depuis l’arrivée de Nouri al-Maliki. Ainsi, sa présence diffuse tant dans les administrations que dans les services de police est bien antérieure à la prise des villes, que ce soit Falluja (février 2014) ou Mossoul (juin 2014) [23]. En Irak, le mouvement tisse des liens avec les laissés pour compte de l’ordre post-Saddam Hussein, principalement les officiers baathistes. Des systèmes d’entente lui permettent de délimiter une zone de contrôle et parfois de l’étendre temporairement. Dans ce cadre, la prise de Mossoul marque son entrée sur la scène régionale. Mais, alors que les forces de l’EIIL piétinent puis se retirent de la zone de Tikrit, leur chef proclame l’établissement d’un califat. Par une intense campagne de communication, cette annonce fait oublier le revers et place la région devant un nouvel acteur : un État se revendiquant de l’islam.[...]»

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