«Les emplois précaires, une malédiction ? Le CDI, la
panacée ? Des modèles alternatifs refusent le dilemme. Ils privilégient
l'indépendance du salarié et redonnent du sens au travail.
Profitez sans compter des dimanches
paresseux : bientôt, ils auront le goût amer des souvenirs. Un autre
monde du travail se lève, où se rendre disponible le week-end et la nuit
pourrait bien devenir une obligation pour tous les candidats à
l'emploi. Où l'embauche à la mission rendrait le CDI ringard, où la
courte durée serait la règle, où les carrières se déclineraient en
tronçons. Le scénario n'est pas encore finalisé, mais la trame existe
bien, dans le fameux « contrat de projet » dessiné par le Medef au début
de l'automne. Le contrat de projet, ou comment se séparer d'un salarié
aussitôt sa tâche terminée... L'attaque est brutale, en partie relancée
par le projet de loi Macron sur le travail dominical, mais la réponse
complexe : que faire, face à la pression toujours plus grande du chômage
— 3,5 millions de sans-emploi le mois dernier — et la multiplication
des emplois précaires ? S'arrimer au contrat à durée indéterminée comme à
un sublime talisman, ou tenter d'inventer un modèle alternatif, mieux
adapté au xxie siècle naissant... sans pour autant transformer le
salarié en travailleur jetable ?
Le CDI à plein temps et à vie a fait long feu
« Face à la déshumanisation du travail, les organisations
syndicales sont sur la défensive. Elles réagissent en tentant de sauver
l'existant, qui est menacé, sans avoir le loisir de proposer autre chose
», souligne le juriste Alain Supiot. Une déshumanisation, explique-t-il dans La Gouvernance par les nombres,
due pour une grande part à la révolution numérique, qui pense
l'individu sur le modèle de l'ordinateur et le prive de ses capacités de
création. Une métamorphose dont les politiques n'ont pas encore pris la
mesure. Et pour cause : « La gauche politique et syndicale s'est
rangée dès le début de son histoire du côté du taylorisme : l'absurdité
d'un travail se résumant à une succession de gestes simples et
mesurables était compensée par les vacances et par le salaire. » Aujourd'hui,
les images d'Epinal d'ouvriers travaillant à la chaîne et ravis de
profiter de leurs premiers congés payés ont jauni. Le CDI à plein temps
et à vie a fait long feu. L'évolution dans l'organisation du travail a
généré stress et pathologies nouvelles, et le modèle français hérité des
Trente Glorieuses chancelle. « Plutôt que de se crisper sur le statut salarial et de tenter de le geler, estime Alain Supiot, mieux vaut s'appuyer sur ce statut pour le faire évoluer. »
Ici et là s'inventent des expériences
Et dessiner un avenir meilleur. Avec, en ligne de mire, l'espoir de
retrouver un travail qui ne soit plus subi et qui redonne du sens à la
vie. Et la possibilité d'une carrière au cours de laquelle on puisse
faire des pauses, bifurquer, sans craindre le chômage longue durée.
Irréaliste ? Plus tant que ça. Ici et là s'inventent déjà des
expériences — utopies concrètes, diront certains — portées par la quête
fragile d'une plus grande liberté. C'est le cas des coopératives
d'activités et d'emploi, dont la plus importante, Coopaname, regroupe
plusieurs centaines de salariés exerçant des métiers allant de la
photographie au coaching en passant par le bricolage. Cette société hors
norme, ramifiée en une poignée d'antennes réparties dans la capitale,
en banlieue et dans la Sarthe, offre la possibilité de monter son projet
en se salariant en CDI et d'échapper ainsi à la précarité du statut
d'autoentrepreneur. Les membres se font payer en factures, lesquelles
sont encaissées par la coopérative, qui reverse un salaire mensuel à
chacun en fonction de ce que son activité lui rapporte. « Ces
entreprises nouvelles répondent à un double refus, celui du salariat en
tant que travail subordonné et de l'indépendance en tant que travail
précarisé », résume la sociologue Antonella Corsani. Récemment,
Coopaname s'est alliée à d'autres entreprises issues de l'économie
sociale et solidaire, dans l'espoir de constituer une véritable mutuelle
de travail et de sécuriser le parcours de ses membres. Un parcours
encore instable : « Les adhérents ont des revenus variables et
fragiles, déterminés par leur chiffre d'affaires. A elle seule, la
coopération ne suffit pas encore à les faire sortir de la précarité », reconnaît la chercheuse.
Le travail sans les chaînes
Pareilles initiatives répondent à une aspiration de plus en plus fréquente dans la jeune génération : « Les jeunes d'aujourd'hui veulent se réaliser dans leur travail, faire ce qu'ils aiment, être autonomes, constate le sociologue Patrick Cingolani, auteur de Révolutions précaires. Ce
n'est pas céder au néolibéralisme, être "entrepreneur de soi", comme
l'on entend parfois, que de vouloir accéder à plus de liberté. »
Cette contestation balbutiante du salariat commence à poindre dans les
industries culturelles, avec leur cohorte de monteurs et vidéastes
indépendants ou de professionnels de l'édition employés à la mission.
Mais aussi dans des lieux plus inattendus : « Les ateliers de
l'automobile fonctionnent parfois avec 80 % d'intérimaires. Certains
d'entre eux défendent le travail bien fait face à des "salariés
protégés" qui, eux, ont baissé les bras, affirme Yves Clot, psychologue du travail. Et
face au ressentiment qui s'exprime chez leurs collègues en CDI, ces
précaires finissent par se doter d'une forme d'indépendance à l'égard du
salariat. »
Le travail sans les chaînes n'est pas un doux rêve. Le sociologue
Bernard Friot avance par exemple une proposition concrète : le salaire à
vie. Versé sans condition à toutes les personnes majeures, il
s'échelonnerait de 1 500 euros à 6 000 euros en fonction d'une
qualification évaluée sur la base des diplômes, de l'ancienneté ou de la
pénibilité. Les entreprises, au lieu de payer des salaires,
cotiseraient à une caisse chargée de rémunérer les salariés, y compris
ceux qui ne sont pas en activité, en fonction de leur grade. D'après
Friot, un salaire à vie représenterait 1 250 milliards d'euros pour les
50 millions de résidents français de plus de 18 ans, avec un salaire
moyen de 25 000 euros nets par an. Soit 60 % du PIB, ce qui correspond
au poids actuel de la rémunération du travail salarié et du revenu des
travailleurs indépendants. Idée farfelue ? « Elle est dans la lignée du mouvement de socialisation du salaire engagé depuis 1930, répond Friot : aujourd'hui, 45 % du salaire est déjà financé par cotisation. »[...]»
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