sexta-feira, 6 de março de 2015

Les “lanceurs d'alerte” inventent-ils une nouvelle forme de démocratie ?

«Snowden, Assange, Manning… Pour ces activistes d’un nouveau genre, l’espace démocratique n’est plus celui d’un Etat mais celui du monde, et l’éthique est supérieure aux lois. Explications du philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie.

Edward Snowden, qui a révélé l'ampleur de la surveillance de masse opérée par la NSA ; Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks ; Chelsea Manning (1), qui a transmis à ce site des milliers de documents militaires et diplomatiques top secret, sont les figures marquantes de ceux qu'on désigne couramment sous le nom de « lanceurs d'alerte ». Pour le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie, ils sont bien plus que cela. Ils inaugurent de nouvelles formes de la politique, l'anonymat, le refus des appartenances considérées comme évidentes, comme la citoyenneté. Avec eux, ce sont des notions aussi importantes que celles d'espace public, d'Etat ou de nation qui sont remises en cause. Il l'explique dans L'Art de la révolte.

Votre livre se veut un « hommage » aux démarches de Snowden, d'Assange et de Manning. Que voulez-vous dire ?
En 2013, quand l'image de Snowden, réfugié à Hongkong, est apparue sur les écrans, j'ai éprouvé un trouble que j'ai retrouvé plus tard quand je me suis intéressé aux personnalités d'Assange et de Manning. Je me suis rendu compte que cette émotion ne m'était pas propre, mais qu'à travers le monde des milliers de gens s'étaient sentis interpellés par ces personnages. Pourquoi ? Parce qu'ils incarnent quelque chose de nouveau, que nous ne connaissons pas. L'émotion vient en effet d'une crise du langage, on ne sait comment nommer ce qui se passe.




Image du film "Citizenfour".

Qui sont ces gens ? Que font-ils ? La réaction spontanée consiste, pour s'approprier l'inédit, à utiliser des catégories anciennes. Dans leur cas, on parlera de « désobéissance civile », de « citoyen engagé » qui se sacrifie pour le « bien commun », de « lanceur d'alerte », autant de catégories bien connues qui sont une manière de domestiquer l'événement pour le rendre reconnaissable. Au risque bien entendu de ne pas en mesurer toute la nouveauté. La tâche du théoricien est exactement inverse : il s'agit de partir du trouble suscité par Snowden, Assange et Manning pour tenter de trouver un nouveau langage, de nouvelles analyses qui soient à la hauteur de leur engagement. Leur rendre hommage, c'est ainsi essayer d'élaborer les instruments pour déployer toute la force de leur vie et reconnaître l'importance qu'ils peuvent avoir aujourd'hui.

“WikiLeaks a été classée ‘ennemi d’Etat‘ des Etats-Unis, dans la même catégorie qu’Al  Qaida !”

Cela veut-il dire que le terme de « lanceur d'alerte », le plus souvent attribué à Snowden et Manning, vous paraît péjoratif ?
Pas du tout, c'est une catégorie importante, précisément parce qu'elle est trouble. Devant les lanceurs d’alerte surgissent immédiatement des interrogations : sont-ils des lâches ? des gens intéressés ? des « dénonciateurs » ? des « héros » ? On ne sait pas très bien comment les saisir. Ce qui montre que ces personnages déstabilisent les formes habituelles de l’action. Surtout, ils sont importants parce qu'ils sont des « insiders », à la différence des militants traditionnels de la gauche ou de la contestation radicale. Manning était militaire, Snowden travaillait dans les services de renseignement, Falciani, à l'origine des SwissLeaks, était employé de banque, ce sont des gens internes au système, conformistes. Ils sont au centre, et c’est peut-être pour cela qu’ils soulèvent des questions radicales, inaugurent des manières d'agir inédites. Mais la problématique du « lanceur d'alerte » rabat un peu leur action, comme s'ils n'étaient que des journalistes, des gens qui transmettent des informations. C'est une catégorie mutilante.




Chelsea Manning, en août 2013, durant son procès. La sentence tombera : 35 ans de prison.

 

Pour cette raison, je préfère les appeler des « activistes » ou des « personnages exemplaires » : ils ont inventé une nouvelle manière d'entrer sur la scène publique, de se constituer en sujet politique. S'ils ne faisaient que dévoiler des informations, on ne pourrait d'ailleurs pas comprendre la violence de la répression qui s'abat sur eux. Le gouvernement américain avait requis soixante ans de prison contre Chelsea Manning pour avoir révélé certains comportements illégaux de l'armée ou de la diplomatie. Elle a finalement été condamnée à trente-cinq ans de détention. Snowden est poursuivi pour trahison et risque la peine de mort. Quant à l'organisation WikiLeaks, elle a été classée comme « ennemi d’Etat » des Etats-Unis, dans la même catégorie qu'Al Qaida ! Ce déchaînement répressif montre qu'il y a, dans leur geste, au-delà de la simple révélation de documents, quelque chose de plus déstabilisateur dont j'essaie de rendre compte.

Cela veut-il dire qu'il n'y a pas, selon vous, de filiation entre eux et Daniel Ellsberg, dont le nom a souvent été cité quand WikiLeaks a commencé à faire l'actualité ?
Daniel Ellsberg a fourni au New York Times, en 1971, 7 000 pages de documentation secrète appartenant au Pentagone, les fameux « Pentagon Papers ». Il est aux Etats-Unis une figure mythique du lanceur d'alerte puisqu'il a révélé l'écart entre le discours de l'administration américaine sur le Vietnam et la réalité de sa politique. Mais, pour moi, Ellsberg (2) est une figure très différente de celle de Snowden, Assange et Manning, car il a d’abord utilisé des canaux traditionnels, la presse, et, ensuite, il a revendiqué publiquement son geste, il est resté aux Etats-Unis où il a été mis en accusation. Il s'est ainsi comporté dans la grande tradition de la désobéissance civile, celle du citoyen qui conteste publiquement les règles, prêt à assumer les conséquences de son acte. Manning ou WikiLeaks ont au contraire choisi l'anonymat. Snowden et Assange ont fui leur pays et refusé d'assumer la responsabilité de leurs actes.

“Snowden déstabilise l’emprise que les Etats exercent sur leurs citoyens”

Leur manière d'agir est ainsi en rupture avec celle d'Ellsberg. Et l'Etat américain ne s'y trompe pas. Leur attitude de sédition par rapport à l'ordre juridico-politique explique la violence ahurissante de John Kerry contre Snowden. Le secrétaire d'Etat américain a moins stigmatisé les révélations elles-mêmes que sa fuite hors des Etats-Unis, son refus de comparaître devant la justice, le traitant de « lâche » et de « traître ». Pour John Kerry, la figure de Daniel Ellsberg est différente car elle est récupérable (ce qui n’enlève rien à la grandeur de la figure d’Ellsberg, évidemment), alors que Snowden le met en fureur en déstabilisant l'emprise que les Etats exercent sur leurs citoyens.

De quelle manière précisément ?
L'enjeu est de bien mesurer à quel point l'espace de la démocratie est codifié. La politique est l'un des domaines les plus régulés de la vie sociale : même dans les Etats qui valorisent la liberté et protègent la contestation, si l'on veut être reconnu comme sujet politique, il faut respecter un certain nombre de formes d'expression. La première est d'agir au grand jour, la démocratie étant liée à la construction d'un espace public de dialogue et de délibération. La deuxième implique d'assumer la responsabilité de ses actes, c'est-à-dire de se constituer comme sujet appartenant à la communauté juridique et étatique.




Daniel Ellsberg à la télévision américaine en 1971.

Le désobéisseur civil est celui qui va le plus loin dans l'utilisation de ces modalités légitimes de l'expression, il refuse d'appliquer les lois qu'il remet en question, mais il accepte la sanction, y compris la prison. Snowden, Assange et Manning mettent ces modalités en crise. Soit en refusant de considérer leur appartenance à l'Etat comme évidente : je n'ai pas à me soumettre aux lois qui m'ont été imposées du seul fait de ma naissance dans un pays donné et je choisis la fuite ou l'exil. Soit en refusant d'apparaître publiquement : je choisis l'anonymat. En ce sens, ces deux manières d'exister politiquement hors des cadres de la citoyenneté traditionnelle sont des formes tout à fait nouvelles de l'action politique.

A tel point qu'elles ne sont pas toujours comprises, l'anonymat en particulier…
C'est une objection que je rencontre souvent, on me renvoie aux lettres anonymes, à la dénonciation et à l'histoire de l'Occupation. Il faut se méfier des catégories générales et du langage. Il n'y a aucun rapport entre dénoncer anonymement des crimes ou des dysfonctionnements de l'armée américaine pour faire progresser la démocratie, comme l'a fait Chelsea Manning, et actionner, de manière anonyme, une machinerie totalitaire qui déchaîne sa violence contre des minorités opprimées. J'entends aussi qu'il y aurait de la lâcheté dans l'anonymat. Mais quelle est donc cette injonction au courage que l'on fait au sujet politique ? Et si cette injonction fonctionnait en fait comme un dispositif de censure en limitant les capacités d'expression d'un certain nombre de sujets ? Vous êtes Chelsea Manning, vous êtes analyste militaire en Irak, vous êtes témoin de pratiques illégales de l'armée : il est évident que si, pour les dénoncer, vous êtes contraint d'apparaître publiquement, les risques deviennent majeurs et que vous allez, dans la plupart des cas, renoncer.
 

“Certaines formes de la démocratie libérale fonctionnent comme des mécanismes d’intimidation” 

En revanche, si une organisation comme WikiLeaks vous permet d'intervenir sans risques, Chelsea Manning devient possible. WikiLeaks fait ainsi entrer dans l'espace de la contestation des sujets qui en étaient exclus. Et montre les limites de la démocratie libérale dont certaines formes fonctionnent comme des mécanismes d'intimidation : si, pour poser certaines questions, il faut rester caché, c'est bien que le système est perfectible et qu'il est nécessaire d'inventer de nouvelles manières de s'exprimer hors des cadres traditionnels de la politique.

Quand les Etats s'efforcent de donner un statut aux lanceurs d'alerte, ne cherchent-ils pas à les faire apparaître publiquement ?
Evidemment. Il faut bien sûr se réjouir si ces statuts permettent de protéger les lanceurs d'alerte, mais ils servent aussi à les réinscrire dans des circuits codifiés de la contestation. Et cela risque d'augmenter la répression de ceux qui s'y refuseront. Si l'on veut vraiment les aider, il vaudrait mieux protéger WikiLeaks, assurer son financement, donner aux gens les moyens techniques d'agir anonymement.




Image du film "Citizenfour".


Certains secteurs, comme les services de renseignement, se sont, dans les faits, affranchis de toute notion de droit. Comment juger alors quelqu'un comme Snowden qui dénonce les pratiques de la NSA ?
On a parfois associé les revendications de Snowden et d’Assange à de l’anarchisme. Mais les exigences de Snowden ou d'Assange n'ont rien à voir avec l'anarchisme, comme on le répète souvent. Pour Assange, c'est quand l'Etat s'affranchit du droit et crée de l'exception que l'on a affaire à l'anarchie : on ne peut pas porter plainte contre l'Etat quand on est à Guantanamo, on n'a aucun droit. Personne ne contrôle juridiquement les agences de surveillance. C'est la loi du plus fort, le règne de l'arbitraire. D'une certaine manière, Assange et Snowden ne demandent que le retour aux principes des constitutions libérales du XIXe siècle.[...]»

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