segunda-feira, 2 de março de 2015

Laïcité : le grand flou tunisien

 Les députés tunisiens adoptent à une majorité écrasante la nouvelle Constitution, Tunis le 26 janvier 2014.
 
«La Constitution de 2014 précise le caractère civil de l'Etat tunisien. Mais elle somme ce même Etat de “protéger le sacré”. Une ambiguïté à risque.

Pour un pestiféré, il porte beau. Gilet cintré, veste en daim, cheveux gominés... Jawhar Ben Mbarek nous accueille avec assurance dans les bureaux du mouvement citoyen Doustourna, dont il est le médiatique porte-parole. Depuis la chute du président Zine el-Abidine Ben Ali, chassé par la rue en 2011, l'élégant professeur de droit est pourtant le bouc émissaire de la gauche tunisienne. Son « crime » : avoir involontairement permis la victoire des islamistes lors des premières élections post-révolutionnaires, en braquant une bonne partie de l'opinion publique avec une bombe appelée « laïcité ». « Pour contrer les religieux, nous avions monté un projet participatif qui prévoyait la rédaction d'une nouvelle Constitution entièrement laïque, raconte-t-il. Sur le terrain, l'accueil était plutôt bon, mais la gauche nous a lâchés car elle trouvait le sujet trop sensible. Le mot "laïcité" était soudainement devenu tabou. »  

Les barbes poussent aussi vite que les voiles

Les résultats douchent les derniers espoirs de Jawhar : aucun candidat Doustourna n'est élu, la gauche vacille, le parti islamiste Ennahdha remporte la victoire. Pendant trois ans, une véritable bataille de la laïcité va agiter la Tunisie. Des mois et des mois de débats parlementaires, sur un seul et unique thème : la place que l'islam doit occuper (ou non) au cœur de l'Etat. Alors que les autres pays du printemps arabe s'enfoncent dans le chaos, le processus est remarquable.

Cela ne se fait cependant pas sans accrocs. Il faut rattraper le temps gâché par des années de dictature, laisser chacun crier ses revendications, ses angoisses, ses utopies identitaires. Dans la rue, les barbes poussent aussi vite que les voiles s'allongent. A l'université de la Manouba, à quelques kilomètres du centre de Tunis, un groupe de ­salafistes occupe la faculté de lettres et réclame le droit pour les étudiantes de porter le niqab. Aux abords du palais du Bardo, où les députés se sont installés pour rédiger la nouvelle Constitution, des manifestants de tout poil installent un camp cacophonique, afin de maintenir au plus près la pression sur les élus.

De l'extérieur, toute cette agitation semble incompréhensible. La Tunisie n'est-elle pas déjà laïque ? Dès 1956, Habib Bourguiba, le père de l'indépendance, octroie aux femmes des droits sans équivalents dans le monde musulman (1). Plus tard, son successeur Ben Ali ne manque pas une occasion de rappeler aux alliés occidentaux sa circulaire interdisant le voile dans les lieux publics, ainsi que son combat féroce contre les islamistes... Apparences trompeuses. « En réalité, les frontières ont toujours été mouvantes, explique Jawhar Ben Mbarek. L'Etat tunisien construit par exemple les mosquées, il nomme et limoge les imams. Nos dirigeants, soi-disant laïcs, ont tous modulé leur rapport à la religion selon leurs propres intérêts politiques. » Au cœur de cette ambiguïté : la Constitution de 1959. « Son article premier est équivoque. Il stipule que l'islam est la religion de la Tunisie. Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'il est la religion de l'Etat ou simplement de la population ? Ça change tout ! » 

Crispation et frustrations

A l'Assemblée, chargée dès le mois de novembre 2011 de rédiger la nouvelle Constitution, le parti islamiste Ennah­dha ravive les tensions, en annonçant vouloir introduire la charia (loi islamique). Face à la polémique, le parti retire la proposition, mais Meherzia Labidi, l'ancienne vice-présidente islamiste de l'Assemblée, assume l'idée. « C'était une attente d'une grande partie de la population, explique-t-elle dans un local mal agencé du Bardo — le palais, plus joli que fonctionnel, ne dispose toujours pas de bureaux pour ses élus. Le laïc, c'est l'ancien colonisateur, celui qui a marginalisé notre culture arabo-musulmane. En Tunisie, nous n'avons jamais eu de débat de fond pour déterminer quel type de société nous voulions réellement. »

        “Ici, la laïcité n'est défendue que par une petite élite.” Amira Yahyaoui, militante de     l'ONG Al-Bawsala



Amira Yahyaoui (au premier plan) et l'équipe de l'ONG Al-Bawsala
Des journées entières de débats 

Pendant des mois, derrière les barbelés du palais du ­Bardo, le texte avance cahin-caha. « Chaque mot a ­représenté des journées entières de débat ! se rappelle Lobna Jeribi, une professeure devenue députée du parti social-démocrate Ettakatol. Pour le préambule, je voulais par exemple faire mention de droits de l'homme universels, mais je ne parvenais à aucun consensus. Les islamistes souhaitaient ajouter "selon la culture tunisienne", ce qui ne voulait plus rien dire ! Après de longues discussions, nous sommes tombés d'accord sur la formulation : "les hauts principes des droits de l'homme universels". Tout cela fut passionnant mais trop long. J'espère que nous allons pouvoir maintenant nous concentrer sur les questions socio-économiques. Ces vingt-trois dernières années, nous avons souffert de népotisme, de clientélisme, d'un Etat mafieux... pas d'une crise identitaire ! » 

Pressés par les chaos égyptien, libyen et syrien, les députés optent peu à peu pour le consensus. Le 26 janvier 2014, ils votent la Constitution à une écrasante majorité. Fin du psychodrame ? Pas tout à fait. Car le texte, riche en avancées politiques et sociétales (2) , maintient le flou autour de la question religieuse. Comme dans la version de 1959, l'article premier stipule que l'islam est la religion de la Tunisie, mais l'article 2 s'empresse de préciser que le pays est un « Etat à caractère civil ». L'article 6 reconnaît la « liberté de croyance et de conscience » mais somme, dans le même temps l'Etat, de « protéger le sacré », faisant craindre des procès pour blasphème... Pour certains, la Constitution est « schizophrène ». Tout se jouera donc au sein de la future Cour constitutionnelle, qui devra valider — ou non — les orientations données aux nouveaux textes de loi. 

« J'ai hâte de voir les cas de figure concrets ! » s'impatiente Sayida Ounissi. A 27 ans, cette députée islamiste de l'aile modérée d'Ennahdha est l'une des plus jeunes parlementaires tunisiennes. Réfugiée en France avec sa ­famille alors qu'elle n'avait que 5 ans, cette ancienne étudiante de Paris-I, voilée et fan de Michel Foucault, est retournée en Tunisie après la révolution. Ce fut un choc des cultures, reconnaît-elle. Mais aujourd'hui, elle se balade au sein de l'Assemblée comme un poisson dans l'eau. Et incarne à la perfection les forces et les contradictions de son pays, sa modernité et son conservatisme. Le mois dernier, lors des attaques contre Charlie Hebdo, unanimement condamnées par la classe politique, elle fut la seule à critiquer la censure tunisienne du numéro post-attentats, qui représentait le prophète en couverture. « Je n'apprécie pas ce magazine, mais son interdiction me rappelle l'époque où Le Monde et Libération étaient parfois interdits pour avoir critiqué le régime de Ben Ali », affirme-t-elle, ajoutant dans le même mouvement : « Je suis pour la liberté d'expression mais, dans nos lois, il faudra aussi prendre en compte le respect de la religion d'autrui, la déontologie, la bienséance... »Oeuvre de Nadia Jelassi, Celui qui n'a pas...
Des photomontages foutraques et malicieux 

L'équivoque fait frémir les artistes, les blogueurs, les journalistes. Dans sa grande maison qui lui sert d'atelier depuis que ses fils sont partis étudier en France, la plasticienne Nadia Jelassi n'est pas franchement optimiste. « On les paiera, toutes ces contradictions », lâche-t-elle, tout en nous montrant les clichés de sa future exposition — des photomontages foutraques et malicieux représentant les paysages de la Tunisie d'aujourd'hui. En 2012, Nadia décide de participer à une exposition collective et prépare rapidement une œuvre choc, qui met en scène des bustes de femmes voilées à demi ensevelies par des galets. La réaction est violente : des salafistes débarquent à l'exposition et exigent le décrochage des œuvres jugées offensantes, des manifestations ont lieu dans tout le pays (bilan : un mort), le ministre de la Culture condamne les artistes. Nadia Jelassi est poursuivie pour trouble à l'ordre public. Elle risque plusieurs années de prison. « Grâce à la mobilisation internationale, la procédure judiciaire a été gelée, raconte-t-elle, encore choquée. Mais si, demain, les nouveaux textes de loi se fondent sur la Constitution pour punir une quelconque "atteinte au sacré", les artistes risquent d'être attaqués. » Aujourd'hui, elle ne regrette pas son geste artistique. Mais pour éviter les ennuis, elle avoue avoir déjà abandonné un projet sur le voile. Quant à l'œuvre controversée, elle l'a démontée. Les galets reposent désormais dans son jardin.[...]»

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