«La Constitution de 2014 précise le caractère civil de
l'Etat tunisien. Mais elle somme ce même Etat de “protéger le sacré”.
Une ambiguïté à risque.
Pour un pestiféré, il porte beau. Gilet
cintré, veste en daim, cheveux gominés... Jawhar Ben Mbarek nous
accueille avec assurance dans les bureaux du mouvement citoyen
Doustourna, dont il est le médiatique porte-parole. Depuis la chute du président Zine el-Abidine Ben Ali,
chassé par la rue en 2011, l'élégant professeur de droit est pourtant
le bouc émissaire de la gauche tunisienne. Son « crime » : avoir
involontairement permis la victoire des islamistes lors des premières
élections post-révolutionnaires, en braquant une bonne partie de
l'opinion publique avec une bombe appelée « laïcité ». « Pour contrer
les religieux, nous avions monté un projet participatif qui prévoyait
la rédaction d'une nouvelle Constitution entièrement laïque, raconte-t-il. Sur
le terrain, l'accueil était plutôt bon, mais la gauche nous a lâchés
car elle trouvait le sujet trop sensible. Le mot "laïcité" était
soudainement devenu tabou. »
Les barbes poussent aussi vite que les voiles
Les barbes poussent aussi vite que les voiles
Les résultats douchent les derniers espoirs de Jawhar : aucun
candidat Doustourna n'est élu, la gauche vacille, le parti islamiste
Ennahdha remporte la victoire. Pendant trois ans, une véritable bataille
de la laïcité va agiter la Tunisie. Des mois et des mois de débats
parlementaires, sur un seul et unique thème : la place que l'islam doit
occuper (ou non) au cœur de l'Etat. Alors que les autres pays du
printemps arabe s'enfoncent dans le chaos, le processus est remarquable.
Cela ne se fait cependant pas sans accrocs. Il faut rattraper le
temps gâché par des années de dictature, laisser chacun crier ses
revendications, ses angoisses, ses utopies identitaires. Dans la rue,
les barbes poussent aussi vite que les voiles s'allongent. A
l'université de la Manouba, à quelques kilomètres du centre de Tunis, un
groupe de salafistes occupe la faculté de lettres et réclame le droit
pour les étudiantes de porter le niqab. Aux abords du palais du Bardo,
où les députés se sont installés pour rédiger la nouvelle Constitution,
des manifestants de tout poil installent un camp cacophonique, afin de
maintenir au plus près la pression sur les élus.
De l'extérieur, toute cette agitation semble incompréhensible. La
Tunisie n'est-elle pas déjà laïque ? Dès 1956, Habib Bourguiba, le père
de l'indépendance, octroie aux femmes des droits sans équivalents dans
le monde musulman (1). Plus tard, son successeur Ben Ali ne manque pas
une occasion de rappeler aux alliés occidentaux sa circulaire
interdisant le voile dans les lieux publics, ainsi que son combat féroce
contre les islamistes... Apparences trompeuses. « En réalité, les frontières ont toujours été mouvantes, explique Jawhar Ben Mbarek. L'Etat
tunisien construit par exemple les mosquées, il nomme et limoge les
imams. Nos dirigeants, soi-disant laïcs, ont tous modulé leur rapport à
la religion selon leurs propres intérêts politiques. » Au cœur de cette ambiguïté : la Constitution de 1959. «
Son article premier est équivoque. Il stipule que l'islam est la
religion de la Tunisie. Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'il est la
religion de l'Etat ou simplement de la population ? Ça change tout ! »
Crispation et frustrations
A l'Assemblée, chargée dès le mois de novembre 2011 de rédiger la
nouvelle Constitution, le parti islamiste Ennahdha ravive les tensions,
en annonçant vouloir introduire la charia (loi islamique). Face à la
polémique, le parti retire la proposition, mais Meherzia Labidi,
l'ancienne vice-présidente islamiste de l'Assemblée, assume l'idée. « C'était une attente d'une grande partie de la population,
explique-t-elle dans un local mal agencé du Bardo — le palais, plus
joli que fonctionnel, ne dispose toujours pas de bureaux pour ses élus. Le
laïc, c'est l'ancien colonisateur, celui qui a marginalisé notre
culture arabo-musulmane. En Tunisie, nous n'avons jamais eu de débat de
fond pour déterminer quel type de société nous voulions réellement. »
“Ici, la laïcité n'est défendue que par une petite élite.” Amira Yahyaoui, militante de l'ONG Al-Bawsala
Pendant des mois, derrière les barbelés du palais du Bardo, le texte avance cahin-caha. « Chaque mot a représenté des journées entières de débat ! se rappelle Lobna Jeribi, une professeure devenue députée du parti social-démocrate Ettakatol. Pour le préambule, je voulais par exemple faire mention de droits de l'homme universels, mais je ne parvenais à aucun consensus. Les islamistes souhaitaient ajouter "selon la culture tunisienne", ce qui ne voulait plus rien dire ! Après de longues discussions, nous sommes tombés d'accord sur la formulation : "les hauts principes des droits de l'homme universels". Tout cela fut passionnant mais trop long. J'espère que nous allons pouvoir maintenant nous concentrer sur les questions socio-économiques. Ces vingt-trois dernières années, nous avons souffert de népotisme, de clientélisme, d'un Etat mafieux... pas d'une crise identitaire ! »
Pressés par les chaos égyptien, libyen et syrien, les députés optent peu à peu pour le consensus. Le 26 janvier 2014, ils votent la Constitution à une écrasante majorité. Fin du psychodrame ? Pas tout à fait. Car le texte, riche en avancées politiques et sociétales (2) , maintient le flou autour de la question religieuse. Comme dans la version de 1959, l'article premier stipule que l'islam est la religion de la Tunisie, mais l'article 2 s'empresse de préciser que le pays est un « Etat à caractère civil ». L'article 6 reconnaît la « liberté de croyance et de conscience » mais somme, dans le même temps l'Etat, de « protéger le sacré », faisant craindre des procès pour blasphème... Pour certains, la Constitution est « schizophrène ». Tout se jouera donc au sein de la future Cour constitutionnelle, qui devra valider — ou non — les orientations données aux nouveaux textes de loi.
« J'ai hâte de voir les cas de figure concrets ! »
s'impatiente Sayida Ounissi. A 27 ans, cette députée islamiste de l'aile
modérée d'Ennahdha est l'une des plus jeunes parlementaires
tunisiennes. Réfugiée en France avec sa famille alors qu'elle n'avait
que 5 ans, cette ancienne étudiante de Paris-I, voilée et fan de Michel
Foucault, est retournée en Tunisie après la révolution. Ce fut un choc
des cultures, reconnaît-elle. Mais aujourd'hui, elle se balade au sein
de l'Assemblée comme un poisson dans l'eau. Et incarne à la perfection
les forces et les contradictions de son pays, sa modernité et son
conservatisme. Le mois dernier, lors des attaques contre Charlie Hebdo,
unanimement condamnées par la classe politique, elle fut la seule à
critiquer la censure tunisienne du numéro post-attentats, qui
représentait le prophète en couverture. « Je n'apprécie pas ce magazine, mais son interdiction me rappelle l'époque où Le Monde et Libération étaient parfois interdits pour avoir critiqué le régime de Ben Ali », affirme-t-elle, ajoutant dans le même mouvement : «
Je suis pour la liberté d'expression mais, dans nos lois, il faudra
aussi prendre en compte le respect de la religion d'autrui, la
déontologie, la bienséance... » Des photomontages foutraques et malicieux
L'équivoque fait frémir les artistes, les blogueurs, les journalistes. Dans sa grande maison qui lui sert d'atelier depuis que ses fils sont partis étudier en France, la plasticienne Nadia Jelassi n'est pas franchement optimiste. « On les paiera, toutes ces contradictions », lâche-t-elle, tout en nous montrant les clichés de sa future exposition — des photomontages foutraques et malicieux représentant les paysages de la Tunisie d'aujourd'hui. En 2012, Nadia décide de participer à une exposition collective et prépare rapidement une œuvre choc, qui met en scène des bustes de femmes voilées à demi ensevelies par des galets. La réaction est violente : des salafistes débarquent à l'exposition et exigent le décrochage des œuvres jugées offensantes, des manifestations ont lieu dans tout le pays (bilan : un mort), le ministre de la Culture condamne les artistes. Nadia Jelassi est poursuivie pour trouble à l'ordre public. Elle risque plusieurs années de prison. « Grâce à la mobilisation internationale, la procédure judiciaire a été gelée, raconte-t-elle, encore choquée. Mais si, demain, les nouveaux textes de loi se fondent sur la Constitution pour punir une quelconque "atteinte au sacré", les artistes risquent d'être attaqués. » Aujourd'hui, elle ne regrette pas son geste artistique. Mais pour éviter les ennuis, elle avoue avoir déjà abandonné un projet sur le voile. Quant à l'œuvre controversée, elle l'a démontée. Les galets reposent désormais dans son jardin.[...]»
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