«Ce que la crise a révélé, dit W. Streeck, c’est le divorce consommé de
longue main entre la démocratie et le capitalisme. Ce dernier s’est
tourné depuis les années 1980 vers les marchés financiers et
l’endettement n’a fait que masquer le plus longtemps possible la
rupture. Seule issue, selon l’auteur de ce noir diagnostic : la sortie
de l’euro.
Qui décide en démocratie ? Le peuple, aimerait-on croire. Les
marchés, se désespèrent les adversaires des politiques d’austérité.
C’est à l’aune de cette opposition qu’a souvent été lue, dans la presse,
l’élection récente de Syriza en Grèce, comme un test grandeur nature du
conflit politique qui divise l’Europe depuis 2010, avant les prochaines
élections à venir en Espagne à l’automne 2015. Soit la démocratie
l’emportera, soit le règne des marchés triomphera. Aussi tranchée et
caricaturale soit-elle, cette analyse résume assez bien l’ambiance du
moment, faite de résignation politique et de révolte qui gronde. Pour le
sociologue allemand Wolfgang Streeck, auteur de nombreux ouvrages sur
le capitalisme et les institutions, cette confrontation est le résultat
logique et sans surprise d’une crise commencée dans les années 1970,
lorsque capitalisme et démocratie ont cessé de faire route ensemble. Le
choc de 2008 est donc moins un point de départ que le révélateur d’un
déséquilibre structurel entre les revendications démocratiques et les
impératifs des marchés. Pendant trente ans, divers subterfuges ont
artificiellement fait croire à leur possible union, jusqu’à ce que les
masques tombent : capitalisme et démocratie sont parvenus à un tel point
de contradiction que tout espoir de les concilier serait désormais
vain.
Une crise qui vient de loin
Plus le temps passe et plus la crise de 2008 suscite, de la part des
chercheurs en sciences sociales, des interprétations inscrites dans la
longue durée. L’élargissement des cadres intellectuels, évident dans les
travaux de l’économiste Thomas Piketty [1]
ou de l’anthropologue David Graeber par exemple, paraît inversement
proportionnel au rétrécissement de l’horizon politique des gouvernés et
de leurs dirigeants. Au moins la crise aura-t-elle eu pour mérite –
maigre consolation – de remettre au goût du jour des théories
ambitieuses et systémiques, consacrées à l’analyse du capitalisme et de
ses mutations.
Paru en allemand en 2013, puis traduit en français à l’automne 2014,
l’ouvrage de W. Streeck s’inscrit clairement dans ce sillage : en
remontant aux années 1970, le sociologue entend interpréter les
événements présents comme une séquence à l’intérieur d’une tendance de
plus long terme, marquée par la transformation des États, de leurs modes
de financement et de leur légitimité. Quoique partant d’une approche et
d’une sensibilité politique très différentes (nettement plus
anticapitaliste), l’histoire qu’il raconte est à peu près la même que
celle développée par T. Piketty pour la période récente. Le compromis
qui avait permis d’établir un capitalisme démocratique après 1945 s’est
fissuré, non parce que les masses s’en seraient détournées (comme
l’anticipaient les théories de la « crise de légitimation » dans les
années 1970), mais parce que le capital s’est révolté. Ce sont bien les
capitalistes eux-mêmes qui ont fait sécession à la fin des années 1970,
en rejetant les taux d’imposition qui leur étaient appliqués depuis la
Seconde Guerre mondiale. Là résiderait la source de la crise de l’État
fiscal contemporain : face à des dépenses (sociales notamment) qui ont
continué d’augmenter, les recettes n’ont pas suivi, soit que les plus
riches obtiennent des allègements d’impôt, soit qu’ils se dérobent à
leur devoir en plaçant leur argent dans les paradis fiscaux. La cause de
ce déséquilibre ne vient donc pas d’un excès de revendications
démocratiques, comme le prédisaient un certain nombre de théoriciens du
choix public dans les années 1960 (James Buchanan, Gordon Tullock,
etc.), mais de la désolidarisation du capital et des capitalistes. D’où,
selon Streeck, la nécessité pour les États de se tourner, à partir des
années 1980, vers les marchés financiers pour trouver de l’argent, point
de départ d’une conversion de « l’État fiscal » en « État débiteur » et
d’une augmentation sans précédent des dettes publiques en temps de
paix.
Ce divorce a longtemps été masqué par l’adoption de stratégies
destinées à acheter ou gagner du temps, comme l’indique le titre du
livre. L’inflation des années 1970, la dette publique dans les années
1980-1990, l’endettement privé dans les années 2000 seraient ainsi les
trois illusions financières utilisées à tour de rôle pour donner le
change et faire croire aux masses que le capitalisme démocratique
pouvait perdurer, malgré le chômage et la langueur économique. 2008
signe la fin des échappatoires : l’inflation n’est plus jugée, à tort ou
à raison, désirable, l’endettement privé a ruiné des millions de
consommateurs, et les États sont paralysés par l’endettement public.
L’un des objectifs du livre de Streeck est de mettre au jour
l’inadéquation des théories de la démocratie avec le fonctionnement réel
des systèmes politiques contemporains. La démocratie se déploie, selon
lui, sur deux scènes bien distinctes : d’un côté, les élections, les
sondages d’opinion et les affrontements entre partis politiques, qui se
disputent les suffrages du « peuple-citoyen » (Staatsvolk) ; de
l’autre, la vente aux enchères des obligations d’État, l’observation
quotidienne des taux d’intérêt et le souci de donner des gages au
« peuple-marché » (Marktvolk) pour conserver sa confiance. Tels sont les deux groupes d’acteurs (« constituencies »,
en anglais), organisés pour les uns sur une base nationale, pour les
autres à une échelle transnationale, auxquels les dirigeants politiques
rendent des comptes. Or, depuis 2008, la balance penche nettement en
faveur du second groupe, tout aussi habile, sinon plus, que les
électeurs pour faire valoir ses intérêts. Les évolutions
institutionnelles des dernières années iraient ainsi toutes dans le sens
d’un renforcement des garanties accordées aux créanciers pour les
protéger des aléas du suffrage universel : montée en puissance des
institutions indépendantes et non élues (telle la Banque centrale
européenne), inscription dans le droit de règles intangibles pour
empêcher les déficits (règles d’or), imposition de plans d’austérité par
des experts et fonctionnaires internationaux (à l’image de la troïka en
Grèce). Le retour des rentiers, au-delà de ses effets en termes
d’inégalités économiques et sociales, entraînerait une transformation
profonde et durable des règles du jeu politique.
Sur un ton presque crépusculaire, Streeck explique la dynamique
d’auto-renforcement de cette politique « néolibérale » : face à des
services publics dont la qualité se dégrade, les citoyens se détournent
de l’État et sont de plus en plus réticents à payer leurs impôts, ce qui
appelle en retour de nouvelles réductions de dépenses pour contenir les
déficits. Le propre de « l’État de consolidation » (lequel fait suite à
« l’État débiteur » dans sa théorie) est de tout emporter sur son
passage, aussi bien les institutions et les politiques publiques que le
sentiment d’adhésion des citoyens qui en était la justification
première. Moins l’État est efficace, ni apte à promouvoir la justice
sociale, moins les raisons d’y contribuer paraissent aller de soi. Ainsi
s’explique, plus fondamentalement, les dynamiques de fuite et de
privatisation que l’on peut repérer ici et là, dans les domaines
éducatifs, sanitaires ou sociaux.
La gauche dans l’étau
Cette relecture de la crise actuelle à l’aune des affrontements entre
créanciers et citoyens offre un éclairage stimulant, qui invite à
penser de manière conjointe et cohérente la politique économique et la
politique démocratique. Pour Streeck, la crise ne se résume pas à un
problème de taux de croissance ou d’inversion de la courbe du chômage ;
le mal, bien plus profond, touche au fondement même des sociétés
démocratiques.
Cette analyse a ceci d’utile qu’elle met en forme et synthétise ce
que beaucoup de citoyens peuvent constater de manière subjective ou
intuitive, par exemple lorsque Wolfgang Schaüble, le ministre allemand
des Finances, paraissait regretter il y a peu que la démocratie
parlementaire soit un frein à l’application des réformes jugées par lui nécessaires.
La focalisation de Streeck sur les trente dernières années l’empêche
cependant de voir que le pouvoir politique qu’exercent les créanciers
sur leurs débiteurs n’est pas un phénomène inédit. Ce fut même, pendant
longtemps, le propre de l’expérience des pays placés sous la domination
des pays d’Europe de l’Ouest. À la fin du XIXe siècle par exemple, il
n’était pas rare, pour certains États jugés incapables de discipliner
leurs finances, comme la Turquie, l’Égypte, la Grèce (déjà) ou la Chine,
que des pans entiers de leur administration (fiscale notamment) soient
placés sous le contrôle d’experts internationaux, pour rassurer les
créanciers étrangers. La nouveauté de la situation présente ne tient pas
tant à la lutte politique exacerbée entre créanciers et citoyens, qui
se produit toujours en cas de tension sur les dettes souveraines, qu’au
fait que celle-ci touche désormais l’Europe en son cœur, n’épargnant
plus des pays qui, comme la France ou l’Italie, se pensaient à l’abri.
L’opposition tranchée que l’auteur dessine entre impôt et dette ne rend
pas non plus compte de la complémentarité qui a longtemps existé entre
ces deux modes de financement de l’État, lequel a d’autant plus de
chances de pouvoir emprunter des fonds sur les marchés qu’il peut
s’appuyer sur une base fiscale solide et légitime (comme l’illustre le
cas de l’Angleterre au XVIIIe siècle ou celui de la plupart des pays
impliqués dans les deux guerres mondiales, qui ont conjointement
renforcé leur pouvoir de taxation et démultiplié leurs capacités
d’endettement). Les rentiers sont aussi parfois contribuables ou usagers
des services publics et sociaux, ce qui peut jouer dans le sens d’une
atténuation des conflits entre marché et démocratie. Il n’en reste pas
moins, comme l’explique fort justement Streeck, que la disjonction entre
le pouvoir national des États et l’origine transnationale de leurs
créanciers n’a jamais été aussi forte que depuis les années 1980.
L’essentiel des discussions, parfois vives, qui ont accompagné la
sortie du livre dans ses versions allemande et anglaise a porté sur les
préconisations plus directement politiques de l’auteur, qui conclut son
essai par un appel à sortir du carcan de l’euro pour rétablir des
monnaies nationales. Le but serait de permettre aux États endettés (la
Grèce par exemple) de dévaluer leur monnaie, dans un système réglementé
de taux de change flexibles, sur le modèle du régime de Bretton Woods et
du « serpent monétaire » européen. S’inspirant directement de l’ouvrage
classique de Karl Polanyi (La Grande Transformation, 1944),
Streeck voit dans l’euro l’équivalent fonctionnel de l’étalon-or au XIXe
siècle, un régime indissociablement monétaire, politique et social qui
placerait les États sous surveillance et restreindrait drastiquement
l’espace des choix démocratiques. La zone euro serait trop hétérogène,
selon lui, pour que puissent s’y développer des mécanismes de
solidarité. Mieux vaudrait donc redonner un peu d’autonomie monétaire et
fiscale aux États-nations, plutôt que d’attendre et d’exacerber les
tensions nationalistes entre le Nord et le Sud de l’Europe. Cette vision
a évidemment fait l’objet d’une critique en règle de la part du
philosophe Jürgen Habermas, qui a dénoncé la nostalgie du
« petit-étatisme » à l’œuvre chez Streeck [2],
incapable, selon lui, d’envisager les voies d’une démocratisation et
d’une politisation des institutions européennes, seules à même de
résoudre les contradictions entre capitalisme et démocratie. Tel est le
dilemme des progressistes, coincés entre le rêve de plus en plus
lointain et désincarné d’une harmonisation, par le haut, des modèles
sociaux et fiscaux, et la volonté de restaurer la dimension souveraine
des États-nations sans céder aux mirages de l’identité ou de
l’homogénéité, qui pourtant ne cessent partout de prospérer.[...]»
Ler mais...
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