«1Chaque
discipline garde des traces de son histoire - celle de la société et de
l’époque dans lesquelles elle s’est constituée - l’anthropologie en est
un bel exemple. C’est de cet héritage historique que François Pouillon
dresse la critique, à travers un ouvrage qui se propose modestement de
revenir aux petites choses présentes dans notre quotidien.
Partant du postulat qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais objet pour
l’anthropologie, l’auteur choisi de porter attention aux délaissés des
grands desseins qui furent assignés à l’ethnologie et plus tard, à
l’anthropologie sociale. Entre autres, l’on trouve la justification de
la colonisation par l’établissement d’une frontière culturelle
infranchissable entre « eux » - les « sauvages », et « nous » - la
« civilisation ». La restriction de ces disciplines à l’étude des
« peuples sans histoire » était sous-tendue par la croyance en un
progrès1,
qui serait la recette de l’évolution et du développement de ces peuples
« égarés » des sentiers de notre Histoire - occidentale et unilatérale,
est-il encore nécessaire de le préciser ?
- 2 Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris La Haye : Mouton, 1968.
- 3 Ce terme est emprunté au sociologue Shmuel Eisenstadt et, bien qu’il fasse de la sociologie, ses te (...)
- 4 Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Aubier, Paris, 1994.
- 5 L’évolutionnisme est une idéologie occidentale qui postule que chaque société suit un même mouvemen (...)
2L’anthropologie a connu un renouveau dans la seconde moitié du XXe siècle,
qui tient en partie sans doute aux multiples crises écologiques,
politiques, sociales, culturelles etc. qui remettent en cause notre
modèle de société occidental. Il faut désormais raisonner en termes de
« structures »2, considérer que nous sommes face à des « modernités multiples »3, et qu’il est nécessaire par ailleurs d’exercer une « anthropologie à domicile » ou « contemporaine »4… Cependant, cela ne suffit pas à masquer la saillance de certaines cicatrices. La tendance évolutionniste5,
pour François Pouillon, imprègne encore nos sociétés occidentales, ce
qui n’est pas sans influence sur la discipline : il semblerait, en
effet, que cette opposition entre « eux » et « nous » se soit parée
d’euphémismes : « sociétés traditionnelles » et « sociétés modernes » ;
« sociétés sans histoire » ou « sociétés sans écriture ».
- 6 Georges Balandier, « Réflexions sur une anthropologie de la modernité », Cahiers internationaux de (...)
- 7 James Scott, « Infra-politique des groupes subalternes », Vacarme, n°36, 2006.
3En rappelant la capacité d’initiative des populations « exotiques », autrefois étudiées en ethnologie, cette Anthropologie des petites choses peut se situer dans le sillage de Georges Balandier6, ou encore être rattachée à des travaux tels que ceux de James Scott7 :
« une observation plus attentive montre en effet que, loin d’être
fatalement soumises [les populations] à la tyrannie de la coutume, on y
trouve, tout autant qu’ailleurs, du libre-arbitre, de la déviance, du
non-conformisme, de l’histoire en somme » (p. 12). Spécialiste du monde
arabe et riche de ses nombreux voyages, François Pouillon propose
d’appliquer le regard dépaysé, interloqué de l’anthropologue immergé
dans une nouvelle culture… aux choses et aux sujets qui jalonnent notre
quotidien français. Il ne s’agit pas de les analyser à travers le prisme
de concepts classiques issus de l’ethnologie - « clans » ; « tribus » ;
« totems » etc.- qui ne sont pas toujours selon François Pouillon,
d’une grande pertinence pour analyser des faits de nos sociétés
contemporaines. La prétention d’ériger une théorie générale qui « tourne
facilement à vide » (p. 17) n’est pas non plus de mise, mais il s’agit
plutôt de se restreindre à une valeur sûre de la discipline,
l’observation concrète, en posant ce regard étranger à ces « oubliés de
l’anthropologie » (p. 20).
4Ces petites choses
classées sous la forme d’un abécédaire ne sont, a priori, pas si
insignifiantes. L’anthropologue s’attaque à des sujets saillants tels
que l’éducation, le mariage, ou laissés à d’autres disciplines parce
qu’ils étaient difficilement appréhendables par les outils dont
disposent les sciences humaines, comme l’amour, dont s’est saisi la
littérature. Le second fil rouge qui sous-tend cet ouvrage, après celui
de la nécessité d’un regard dépaysé sur le territoire social de
l’anthropologue, est qu’il n’y a pas de « bon » ou de « mauvais » objet
dont l’anthropologie peut se saisir. Ainsi, ce qui devient intéressant
de manière paradoxale, mais non moins logique, c’est de s’intéresser aux
choses qui n’intéressent - au premier abord – personne ou presque. Il
ne faudrait toutefois pas penser que ces micro-analyses sont infondées,
mais au contraire, elles s’inspirent de l’enseignement tiré des années
de vie active de l’anthropologue. Le lecteur s’en trouvera probablement
étonné du chemin que prend l’analyse, de la différence entre les
accoudoirs des sièges de cinéma jusqu’aux sociétés sans État, ou encore
comment le souvenir du haut-parleur de la voiture qui annonçait la
représentation d’un spectacle de cirque dans la ville nous mène jusqu’à
la prolifération des écrans. Le format de l’abécédaire présente
l’avantage de se rendre aux mots qui intéressent - du moins au premier
abord - plus particulièrement le lecteur, et où les diverses analyses
sont en lien avec des souvenirs autobiographiques, des lieux communs,
des ouvrages littéraires et cinématographiques, et où l’on retrouve des
anecdotes ethnographiques de la culture maghrébine mises en regard avec
les pratiques culturelles françaises – nous pourrions par exemple citer
l’expérience d’un repas dans le désert saharien avec toute sa ritualité,
de celle d’un repas au sein de sa propre maison avec un adolescent
français… (p. 49).[...]»
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