«De l’art de séduire politiquement quand on a économiquement tort.
Pour un parti anti-système, la normalisation est une
entreprise périlleuse. Se séparer des oripeaux antisémites et
pétainistes de l’ancien dirigeant du Front national est une chose,
vouloir prendre le pouvoir et acquérir un statut de parti de
gouvernement en est une autre. Rien que le vocabulaire,
“dédiabolisation”, témoigne de l’étrange spécificité du FN. Le dilemme
est violent. Sortir de la radicalité idéologique sur l’immigration ou la
priorité nationale, c’est tuer le fonds de commerce. Amender le
programme économique en parlant de monnaie commune plutôt que de retour
direct au franc, c’est commencer à se tirer une balle dans le pied. La
négociation avec nos partenaires de la zone euro serait pour le moins
délicate. Dédiaboliser, c’est entrer dans la complexité. Ce n’est pas le
point fort de Marine Le Pen.
La mode médiatique est en ce moment de
faire la courte échelle au parti de Marine Le Pen dans son entreprise de
normalisation. La fin de la diabolisation serait proche ! Tel
journaliste du “Grand Rendez-Vous Europe 1” invite la présidente du
Front National à aller visiter le camp d’extermination d’Auschwitz pour
tirer définitivement un trait sur le “détail de l’histoire” du père. Tel
autre de BFM TV dira que les soupçons de corruption sur le financement
du FN sont une preuve de sa banalisation. Jusqu’au président de la
République qui affirme que “Marine Le Pen parle comme un tract du Parti
communiste des années 70”, ce qui par ricochet inscrit le FN dans
l’héritage standard du pays.
Le “Euréka” des bandes dessinées
Difficile il est vrai de rejeter hors de la communauté un socle
électoral de quelque six millions de Français. Mais qu’en est-il des
fondamentaux du FN ? Au plan politique, les marqueurs d’extrême droite
sont toujours présents. Au plan économique, le programme porte toujours
la marque de l’extravagance. Comment alors expliquer que des sondages
placent Marine Le Pen en tête d’un premier tour de présidentielle et que
le FN ait été aux européennes le premier parti de France ? Eh bien le
Front national fait figure de recours face à “l’échec” de la gauche
comme de la droite.
Ce parti aspire les mécontents en leur présentant une solution
anti-système jamais essayée. C’est le “Eureka !” des bandes dessinées.
Dans cette optique, le FN prend un grand risque en cherchant à se
détacher de ses racines “nationales” (lepénistes) pour gagner en
respectabilité. Il peut certes attirer davantage de bulletins de vote en
se dédiabolisant. Mais en contrepartie, il sera en pleine lumière et
pourrait y perdre l’avantage de la différenciation avec l’establishment.
À l’approche du pouvoir suprême, le FN apparaîtra pour ce qu’il est :
une petite PME spécialisée dans la communication politique. Ses ailes
pourraient vite tomber en vrille face au poids d’un trop-plein
d’électeurs et face aux anticipations négatives provoquées par un
programme anti-économique. Depuis son éviction du parti, à sa façon
tonitruante, Jean-Marie Le Pen le clame haut et fort à la face de sa
fille et de sa garde rapprochée.
Les brèves de bistrot
En fait, depuis de longs mois, le FN assimile à un rythme soutenu les
rites de passage à la normalité. Son arme fatale, ce sont les brèves de
bistrots. C’est facile à comprendre et c’est séduisant. Inlassablement,
ce parti dénonce les dérèglements de la société française. Immigration
envahissante, insécurité galopante, grande distribution qui enfonce le
petit commerce, Bruxelles qui impose l’austérité… “Nous avons eu raison
sur tout”, clament les caciques. Il faudra mesurer l’impact de la
“formation” Jean-Marie Le Pen qui jouera à la corde de rappel
idéologique.
Le talent des scripteurs du FN est grand. Ses communiqués sur
l’actualité quotidienne sont un modèle du genre version bon sens au coin
de la rue. Exemple daté du 28 avril. Le “député français au Parlement
européen” Bernard Monot moque GDF-Suez rebaptisé Engie : “il faut
supprimer toute racine ou référence historique à la France pour offrir
le visage lisse et aseptisé qui sied à l’économie mondialisée. Messieurs
les dirigeants, quand allez-vous également débaptiser Air France ou EDF
et supprimer ce mot qui semble pour vous plus un handicap qu’un motif
de fierté ?” Le discours répétitif, prononcé sur le ton de l’évidence,
favorise le sentiment de proximité et l’empathie avec les thèses
frontistes.
À chaque fois, un bouc émissaire est désigné, et fort logiquement il
faut une protection maximum contre tous ces dangers qui pour l’essentiel
viennent de l’étranger. Pour ce faire il faut notamment rebâtir des
frontières et retrouver une monnaie bien française qui remplace cet euro
apatride et destructeur d’emplois. Imparable !
Le grand dilemme de Marine Le Pen
Les groupes sociaux qui subissent de plein fouet les fermetures
d’usines, les salariés détachés venus de l’Est, le travail au noir des
clandestins, tous reçoivent cinq sur cinq le message. Selon les études
de sociologie, en France, les précaires représentent 17 millions de
personnes, soit près d’un tiers de la population. C’est environ la
moitié des ouvriers et des petits commerçants, et près de 40 % des
employés. Pas étonnant que le FN soit devenu le premier parti ouvrier de
France.
Toutes les accusations récurrentes sur la nature idéologique du FN –
raciste, antisémite, antimusulman, non républicain – n’ont pas de prise
sur cette population. C’est un vote qui, selon les sondages, se
solidifie. L’élimination du fondateur, Jean-Marie Le Pen, a pour but
d’attraper un nouvel électorat rebuté par les dérapages. “Il s’agit de
créer les conditions d’une dynamique majoritaire”, est-il précisé à
l’issue du Bureau exécutif du 4 mai. Les 62 conseillers départementaux
issus de la dernière élection en seraient l’avant-garde…
Tout cela a un goût d’inachevé. Pas d’abjuration solennelle des
thèses d’extrême droite, comme a pu le faire en son temps le parti
néofasciste italien de Gianfranco Fini. Pas de départ en masse des
compagnons du vieux chef. Pas de changement de logiciel sur
l’immigration. Pas de suppression de la “priorité nationale” qui est
contraire aux principes de la République : le ciblage de listes entre
les uns et les autres conduit vite à des enchaînements funestes. Le
parti reste ancré par construction dans la radicalité idéologique et
économique. S’il en sort, il perd son âme et peut-être sa raison d’être.
C’est le grand dilemme de Marine Le Pen, qui se retrouve dans une
impasse.
“On rase gratis”
Les 12 engagements du FN pour le redressement économique et social ne
vont pas donner la solution. Ils font immédiatement penser à l’inusable
“on rase gratis”. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le Front national
applaudisse le parti grec Syriza. Ils ont la même idée de la relance par
la distribution de pouvoir d’achat : prime de 200 euros net pour la
moitié des salariés, baisse des tarifs de l’énergie, “revalo” pour les
fonctionnaires, augmentation des pensions, retraite à 60 ans. Si l’on
raisonne tableau de financement, la faillite est assurée. En face de
toutes ces dépenses publiques soudaines, il n’y a aucune production de
richesse, mais un tsunami de déficits.
Dans le cas grec, Syriza avait un objectif simplissime : faire payer
les ardoises par ses partenaires de la zone euro. Dans le cas du FN,
c’est un peu plus élaboré. “Sans la sortie de l’euro, je sais pas
faire”, déclare souvent Marine Le Pen. Le FN a en effet sa propre boîte à
outils. Toute l’astuce consiste à s’appuyer sur les critiques
légitimes, de gauche ou de droite, des dysfonctionnements de l’économie
française et européenne pour présenter une sorte de contre-programme
qui, en prenant le contre-pied de tout, résoudra tout.
L’euro cafouille : on en sort. La Commission européenne est un
monstre bureaucratique : on se sépare de l’Union. La dette pèse d’un
poids excessif : on remboursera les créanciers en francs dévalués.
L’immigration devient insupportable : on la stoppe. L’industrie décroche
face à la concurrence mondialisée : on place un cordon protectionniste
“intelligent”.
Une vision hémiplégique de l’économie
Assurément c’est une stratégie de rupture. Est-ce qu’elle peut
produire de la cohérence ? Oui, si la France se transforme en une
Albanie mélancolique, fermée au monde extérieur et à niveau de vie très
fruste. Non, car il s’agit d’une vision hémiplégique de l’économie. Les
stratèges lepénistes ne voient que la face souriante de leur action.
Exemple. Dans le sillage de l’abandon de l’euro, la dévaluation qui
favorise les exportations est présentée comme un nouveau veau d’or. Mais
hors de question d’intégrer au raisonnement des entreprises hexagonales
moins chères, des importations indispensables plus chères, ou la
tourmente sur les marchés comme au “bon vieux temps” de la chute du
franc. Le FN ne connaît que la colonne heureuse des gains.
Le triptyque planche à billets-dévaluation-déficit budgétaire a
pourtant fait ses preuves. Il conduit tout droit au modèle argentin. La
Grèce tourne autour. Alors que Syriza entend rester dans l’euro, la
fuite de l’épargne grecque en euros s’accélère et assèche les fonds
propres des banques du pays. Que l’on imagine alors l’effroi des
épargnants français et des prêteurs internationaux à l’annonce du
passage au franc. Ce serait une façon de s’éloigner encore davantage de
l’équilibre budgétaire (plus excédent pour payer les dettes) et de
l’équilibre des comptes courants extérieurs – les deux critères d’une
réelle souveraineté.
Rétropédalage
Attention à ne pas conclure trop vite, comme les futurs “Les
Républicains”, à la débâcle programmatique du FN. Marine Le Pen a déjà
commencé à rétropédaler. Le 18 février, devant la presse parlementaire,
elle déclarait : “l’euro monnaie commune ne nous pose pas de problème”.
Ce qui serait un retour partiel vers le futur : ni tout à fait l’ex-SME,
ni vraiment la suppression complète de l’euro. Ce pourrait être une
zone où subsisteraient 19 monnaies ayant entre elles un taux de change
fixe – ajustable par accord selon les nécessités – avec chacun sa banque
centrale, mais une monnaie commune pour les transactions commerciales
et bancaires internationales.
Le FN “dédiabolisé” est tout à fait capable de remettre en cause
certains de ses dogmes. Ce parti a connu la phase ultralibérale, il est
aujourd’hui tendance “État stratège”, il peut errer demain dans d’autres
eaux. Tout en misant en ces temps d’incertitude sur une actualité
décidément bonne fille. Ce que les adversaires assuraient impossible le
devient brusquement ! L’essayiste François de Closets relève : “il n’y a
rien d’incroyable à imaginer que la Banque de France émette les
milliards de francs dont on a besoin. Ce n’est d’ailleurs pas tellement
différent d’une BCE devenant un guichet d’approvisionnement en euros”.
Quant à l’hypothétique sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, ce
serait un puissant réconfortant pour la posture frontiste.
Kafka
Mais il y a un hic. Quand vous chassez le naturel, il revient au
galop. Marine Le Pen le 6 mai à Prague : “il y a dix ans, des millions
de citoyens avaient dit non au fédéralisme européen du traité de
Lisbonne”, “les dirigeants européens sont responsables de la migration
clandestine en Méditerranée”, et de comparer l’Union européenne au
monstrueux insecte décrit par Franz Kafka dans ‘La Métamorphose’.[...]»
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