«Focalisés sur la défense de nos libertés
individuelles, nous ne voyons pas que nos comportements quotidiens nous
sont dictés. Entretien avec le philosophe Mark Hunyadi.
« Ma cassette ! », criait l'avare de Molière. « Mes droits ! »,
ressasse l'homme contemporain. Deux siècles et demi de libéralisme
politique ont fini par graver dans le marbre — en tout cas dans nos
textes de lois — la liberté et l'autonomie de chacun. Et maintenant ?
Une question « antique » semble avoir été abandonnée en chemin :
l'interrogation sur ce qui serait bon et juste pour la société prise
collectivement. Il se pourrait bien que, focalisés sur nos droits
individuels, nous ayons fabriqué un monde garanti 100 % éthique (sur le
papier) et parfaitement déplorable, voire pathétique dans ses modes de
vie. Il ne suffit pas de se penser libre pour l'être vraiment, affirme
le philosophe Mark Hunyadi, professeur à l'Université catholique de
Louvain, dans un essai tranchant, La Tyrannie des modes de vie.
Il faut encore s'arracher à de multiples modes de vie qui nous sont
imposés par le système — mais auxquels nous adhérons sans réfléchir. Et
réorienter le navire avant qu'il ne touche les récifs.
Vous soulignez dans votre livre un premier paradoxe : notre
société valorise par-dessus tout la liberté individuelle et l'autonomie,
mais ce qui nous affecte le plus dans notre vie quotidienne - les modes
de vie - échappe à toute délibération éthique et démocratique…
Les modes de vie, ce sont toutes ces attentes de comportements qui
nous sont imposées par la société et auxquelles nous ne prêtons plus
attention : on attend de nous que nous travaillions, que nous ayons un
compte en banque, que nous acceptions de vivre dans un monde
hypertechnologisé, que nous soyons évalués de l'enfance à la mort... Et
nous obtempérons, mécaniquement. Or, certaines de ces attentes génèrent
énormément de souffrances. Il serait donc juste, et même bon, que nous
portions ensemble un regard critique sur elles. Que nous décidions si
nos modes de vie construisent vraiment la société que nous souhaitons.
“C'est sur l'adhésion aveugle et mécanique aux modes de vie que je souhaite porter un regard critique.”
Bien sûr, nous sommes consentants ! Pour s'intégrer socialement, tout
homme doit adhérer aux règles de base du monde dans lequel il est né :
comme individu, on ne se construit pas seulement à travers les
relations intersubjectives, mais en apprenant à s'orienter dans le
monde, à lui faire confiance, en s'ajustant aux modes de vie. Ceux-ci,
d'ailleurs, ne sont la décision de personne, ce qui ne les empêche pas
de devenir notre destin, inéluctable. Certains, c'est vrai, choisissent
des chemins de traverse, coupent les ponts avec la technologie, refusent
le salariat, deviennent végétariens… Mais ces comportements confinent à
l'héroïsme moral et ne concernent qu'une minorité d'acteurs. C'est sur
l'adhésion aveugle et mécanique de la grande majorité aux modes de vie
que je souhaite porter un regard critique.
C'est le second paradoxe que vous mettez en lumière : nous
assistons à une véritable inflation éthique, à la multiplication des
comités, chartes, règlements en tout genre censés protéger l'individu
contre les excès du système. Pourtant, au même moment, les modes de vie
les plus contraignants étendent leur emprise sur nous...
Ethique des affaires, de la médecine, de l'environnement, du
travail... Les règles morales — ce que j'appelle la « petite éthique » —
pullulent dans notre société, et l'on pourrait croire qu'elles
remettent en cause le système dans lequel nous vivons. Or, je pense
qu'elles font tout le contraire : loin d'interroger nos modes de vie et
le système qui nous les impose, elles les renforcent et les légitiment.
Je dirais même : la petite éthique est faite pour que le système puisse
se reproduire sans frein.
Vous affirmez qu'elle le « blanchit »…
Prenons un exemple : à la moindre opération médicale, pour le moindre
ongle incarné, on vous demande de signer un formulaire de consentement.
Votre liberté, votre autonomie sont donc préservées. En revanche, tout
le monde se fiche de la déshumanisation globale de la médecine : aucun
comité de réflexion ne s'attaque de façon convaincante au système
médical technologisé qui s'impose jour après jour. Même chose pour la
robotisation : quand un nouveau robot est lancé sur le marché, il doit
être approuvé par des comités éthiques chargés de certifier qu'il ne
fera pas de tort à l'usager, qu'il ne blessera pas d'enfants, etc. Mais
que notre monde se robotise à tout-va, avec des conséquences
anthropologiques profondes, voilà qui échappe à la réflexion commune. Et
ainsi de suite. Les petites éthiques servent donc essentiellement à
mettre de l'huile dans la machine… pour mieux assurer la pérennité de
cette dernière ! On aboutit, potentiellement, à une situation dans
laquelle, dans le parfait respect de l'éthique individuelle, se
construit sous nos yeux, et avec notre consentement aveugle, un monde
que nous ne souhaitons pas réellement. Où est le problème ? Dans
l'absence criante d'une institution politique capable de répondre à
cette question très simple : quelle société désirons-nous ?
A qui profite ce consentement ?
Il serait temps d'ouvrir les yeux. L'ingénieur en chef de Google, Ray Kurzweil, est un des pontes du transhumanisme,
doctrine qui prône l'amélioration de l'humain grâce aux quatre
technologies majeures de notre époque — les nano et biotechnologies,
l'informatique et les sciences cognitives — appelées à converger jusqu'à
abolir la mort. Kurzweil évoque publiquement l'année 2041 comme date
charnière où les machines prendront le pouvoir sur nos existences.
Google joue donc un jeu pervers : d'un côté, elle n'arrête pas de mettre
sur le marché des innovations appétissantes, la Google Glass, la Google
Car, la médecine connectée, etc. ; de l'autre, elle nous prépare à
adhérer — non sans une certaine jouissance puisque nous sommes tous
accros à ses produits — à un monde entièrement numérisé. Le problème,
c'est que lorsque vous surfez sur son moteur de recherche, ou sur Gmail,
vous marchez sur la pointe de l'iceberg : vous ne voyez pas les dangers
du projet transhumaniste qui se cache dessous.
“Les industriels ont en tête la prospérité de leur entreprise, pas le bien-être de l'humanité.”
La déresponsabilisation politique nous guetterait par le biais des modes de vie ?
Absolument. D'abord, l'idée de Google, et de tous les grands acteurs
du système, est de nous accoutumer à ce monde et d'empêcher, par le
confort qu'il nous offre, que nous nous interrogions sur la place
réservée à l'humain. D'où leur défense de la petite éthique : ils ont
compris que, du moment qu'elle est respectée — pensez par exemple à la
protection de notre vie privée sur le Web —, nous sommes prêts à foncer,
à adopter le système en bloc. C'est oublier que ces évolutions majeures
nous échappent et échappent totalement aux politiques, qui ne
voudraient surtout pas « freiner le progrès », n'est-ce pas, et font
donc confiance aux chartes et autres règlements pour nous « protéger ».
Attitude irresponsable. Car les industriels ont en tête la prospérité de
leur entreprise, pas le bien-être de l'humanité. Qui s'occupe de notre
bien-être, alors ?
S'occuper de notre bien-être, n'est-ce pas s'attaquer au principe
fondateur du libéralisme politique - la liberté pour chacun de décider
de la façon dont il vit ?
Effectivement, l'éthique libérale est fondée sur la distinction
stricte entre sphère publique et sphère privée. Ne peuvent relever de la
délibération publique que les questions de justice, qui nous concernent
tous. Quant au bien, aux valeurs, ils sont relégués au domaine privé...
Ce grand partage libéral remonte à Locke qui, dans sa Lettre sur la tolérance,
en 1689, a expliqué que ce qui relève de la conscience individuelle —
notamment le salut de notre âme — ne devrait pas être du ressort de la
puissance publique. Immense conquête ! Et certains penseurs
contemporains, comme John Rawls, affirment que forger le bien commun,
c'est prendre le risque de l'imposer à ceux qui ne le partagent pas,
idée insupportable aujourd'hui. Donc... fin de la discussion ! Je trouve
cette façon de penser paradoxale : nous craindrions plus le fait de
réfléchir ensemble sur des modes de vie auxquels nous adhérons sans
forcément les souhaiter que le fait qu'ils nous soient imposés par les
industriels ?
“ La victoire de l'individu s'est transformée en victoire du système.”
Vous proposez donc la création d'un « Parlement virtuel des modes de vie ». De quoi s'agit-il ?
La réponse individuelle, le « retrait du monde », n'a aucun effet sur
le système. Au contraire, ces désengagements du monde lui permettent
d'autant plus de prospérer. Voyez les Etats-Unis : les Amish ici, les
réserves indiennes là... chacun dans son coin, comme au zoo ! Seule une
institution peut organiser un agir commun. Ce Parlement virtuel,
Internet — fleuron de notre mode de vie contemporain — pourrait nous
aider à le construire. Cela n'a rien d'utopique. D'une part, certaines
institutions existent déjà sur ce modèle — comme le Comité de
bioéthique. Même s'il n'est que consultatif, peu de lois sur la santé
ont été passées contre son avis. Surtout, l'idée est à l'origine de tous
les systèmes bicaméraux adoptés par nos démocraties, et qui reposaient
sur le sentiment que la seconde chambre devait être représentative de la
société dans ses modes de vie. De Gaulle avait proposé la création du
Conseil économique et social (« et environnemental ») sur ce principe —
et puis les choses ont tourné autrement.
Vous ne cachez pas, cependant, que pour vous la démocratie a atteint ses limites...
Elle plafonne, oui. Les libertés individuelles, issues des Lumières,
ne signifient pas la même chose pour les grandes entreprises — qui
comprennent : « liberté du commerce » — et pour le citoyen. Le
libéralisme politique a montré ce qu'il avait de bon, passons à l'étape
suivante et débattons de la société que nous voulons. Avant qu'il ne
soit trop tard.[...]»
Ler mais...
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