sexta-feira, 29 de maio de 2015

Entretien | Ethique partout, débat nulle part : halte à la douce tyrannie de nos modes de vie

 
«Focalisés sur la défense de nos libertés individuelles, nous ne voyons pas que nos comportements quotidiens nous sont dictés. Entretien avec le philosophe Mark Hunyadi.

« Ma cassette ! », criait l'avare de Molière. « Mes droits ! », ressasse l'homme con­temporain. Deux siècles et demi de libéralisme politique ont fini par graver dans le marbre — en tout cas dans nos textes de lois — la liberté et l'autonomie de chacun. Et maintenant ? Une question « antique » semble avoir été abandonnée en chemin : l'interrogation sur ce qui serait bon et juste pour la société prise collectivement. Il se pourrait bien que, focalisés sur nos droits individuels, nous ayons fabriqué un monde garanti 100 % éthique (sur le papier) et parfaitement déplorable, voire pathétique dans ses modes de vie. Il ne suffit pas de se penser libre pour l'être vraiment, affirme le philosophe Mark Hunyadi, professeur à l'Université catholique de Louvain, dans un essai tranchant, La Tyrannie des modes de vie. Il faut encore s'arracher à de multiples modes de vie qui nous sont imposés par le système — mais auxquels nous adhérons sans réfléchir. Et réorienter le navire avant qu'il ne touche les récifs.

Vous soulignez dans votre livre un premier paradoxe : notre société valorise par-dessus tout la liberté individuelle et l'autonomie, mais ce qui nous affecte le plus dans notre vie quotidienne - les modes de vie - échappe à toute délibération éthique et démocratique…

Les modes de vie, ce sont toutes ces attentes de comportements qui nous sont imposées par la société et auxquelles nous ne prêtons plus attention : on attend de nous que nous travaillions, que nous ayons un compte en banque, que nous acceptions de vivre dans un monde hypertechnologisé, que nous soyons évalués de l'enfance à la mort... Et nous obtempérons, mécaniquement. Or, certaines de ces attentes génèrent énormément de souffrances. Il serait donc juste, et même bon, que nous portions ensemble un regard critique sur elles. Que nous décidions si nos modes de vie construisent vraiment la société que nous souhaitons.

“C'est sur l'adhésion aveugle et mécanique aux modes de vie que je souhaite porter un regard critique.”



Bien sûr, nous sommes consentants ! Pour s'intégrer socialement, tout homme doit adhérer aux règles de base du monde dans lequel il est né : comme individu, on ne se cons­truit pas seulement à travers les relations intersubjectives, mais en apprenant à s'orienter dans le monde, à lui faire confiance, en s'ajustant aux modes de vie. Ceux-ci, d'ailleurs, ne sont la décision de personne, ce qui ne les empêche pas de devenir notre destin, inéluctable. Certains, c'est vrai, choisissent des chemins de traverse, coupent les ponts avec la technologie, refusent le salariat, deviennent végétariens… Mais ces com­portements confinent à l'héroïsme moral et ne concernent qu'une minorité d'acteurs. C'est sur l'adhésion aveugle et mécanique de la grande majorité aux modes de vie que je souhaite porter un regard critique.





C'est le second paradoxe que vous mettez en lumière : nous assistons à une véritable inflation éthique, à la multiplication des comités, chartes, règlements en tout genre censés protéger l'individu contre les excès du système. Pourtant, au même moment, les modes de vie les plus contraignants étendent leur emprise sur nous...

Ethique des affaires, de la médecine, de l'environnement, du travail... Les règles morales — ce que j'appelle la « petite éthique » — pullulent dans notre société, et l'on pourrait croire qu'elles remettent en cause le système dans lequel nous vivons. Or, je pense qu'elles font tout le contraire : loin d'interroger nos modes de vie et le système qui nous les impose, elles les renforcent et les légitiment. Je dirais même : la petite éthique est faite pour que le système puisse se reproduire sans frein.

Vous affirmez qu'elle le « blanchit »…

Prenons un exemple : à la moindre opération médicale, pour le moindre ongle incarné, on vous demande de signer un formulaire de consentement. Votre liberté, votre autonomie sont donc préservées. En revanche, tout le monde se fiche de la déshumanisation globale de la médecine : aucun comité de réflexion ne s'attaque de façon convaincante au système médical technologisé qui s'impose jour après jour. Même chose pour la robotisation : quand un nouveau robot est lancé sur le marché, il doit être approuvé par des comités éthiques chargés de certifier qu'il ne fera pas de tort à l'usager, qu'il ne blessera pas d'enfants, etc. Mais que notre monde se robotise à tout-va, avec des conséquences anthropologiques profondes, voilà qui échappe à la réflexion commune. Et ainsi de suite. Les petites éthiques servent donc essentiellement à mettre de l'huile dans la machine… pour mieux assurer la pérennité de cette dernière ! On aboutit, potentiellement, à une situation dans laquelle, dans le parfait respect de l'éthique individuelle, se construit sous nos yeux, et avec notre consentement aveugle, un monde que nous ne souhaitons pas réellement. Où est le problème ? Dans l'absence criante d'une institution politique capable de répondre à cette question très simple : quelle société désirons-nous ?

A qui profite ce consentement ?

Il serait temps d'ouvrir les yeux. L'ingénieur en chef de Google, Ray Kurzweil, est un des pontes du transhumanisme, doctrine qui prône l'amélioration de l'humain grâce aux quatre technologies majeures de notre époque — les nano et biotechnologies, l'informatique et les sciences cognitives — appelées à converger jusqu'à abolir la mort. Kurzweil évoque publiquement l'année 2041 comme date charnière où les machines prendront le pouvoir sur nos existences. Google joue donc un jeu pervers : d'un côté, elle n'arrête pas de mettre sur le marché des innovations appétissantes, la Google Glass, la Google Car, la médecine connectée, etc. ; de l'autre, elle nous prépare à adhérer — non sans une certaine jouissance puisque nous sommes tous accros à ses produits — à un monde entièrement numérisé. Le problème, c'est que lorsque vous surfez sur son moteur de recherche, ou sur Gmail, vous marchez sur la pointe de l'iceberg : vous ne voyez pas les dangers du projet transhumaniste qui se cache dessous.

“Les industriels ont en tête la prospérité de leur entreprise, pas le bien-être de l'humanité.”


La déresponsabilisation politique nous guetterait par le biais des modes de vie ?

Absolument. D'abord, l'idée de Google, et de tous les grands acteurs du système, est de nous accoutumer à ce monde et d'empêcher, par le confort qu'il nous offre, que nous nous interrogions sur la place réservée à l'humain. D'où leur défense de la petite éthique : ils ont compris que, du moment qu'elle est respectée — pensez par exemple à la protection de notre vie privée sur le Web —, nous sommes prêts à foncer, à adopter le système en bloc. C'est oublier que ces évolutions majeures nous échappent et échappent totalement aux politiques, qui ne voudraient surtout pas « freiner le progrès », n'est-ce pas, et font donc confiance aux chartes et autres règlements pour nous « protéger ». Attitude irresponsable. Car les industriels ont en tête la prospérité de leur entreprise, pas le bien-être de l'humanité. Qui s'occupe de notre bien-être, alors ?

S'occuper de notre bien-être, n'est-ce pas s'attaquer au principe fondateur du libéralisme politique - la liberté pour chacun de décider de la façon dont il vit ?

Effectivement, l'éthique libérale est fondée sur la distinction stricte entre sphère publique et sphère privée. Ne peuvent relever de la délibération publique que les questions de justice, qui nous concernent tous. Quant au bien, aux valeurs, ils sont relégués au domaine privé... Ce grand partage libéral remonte à Locke qui, dans sa Lettre sur la tolérance, en 1689, a expliqué que ce qui relève de la conscience individuelle — notamment le salut de notre âme — ne devrait pas être du ressort de la puissance publique. Immense conquête ! Et certains penseurs contemporains, comme John Rawls, affirment que forger le bien commun, c'est prendre le risque de l'imposer à ceux qui ne le partagent pas, idée insupportable aujourd'hui. Donc... fin de la discussion ! Je trouve cette façon de penser paradoxale : nous craindrions plus le fait de réfléchir ensemble sur des modes de vie auxquels nous adhérons sans forcément les souhaiter que le fait qu'ils nous soient imposés par les industriels ?

“ La victoire de l'individu s'est transformée en victoire du système.”


Vous proposez donc la création d'un « Parlement virtuel des modes de vie ». De quoi s'agit-il ?

La réponse individuelle, le « retrait du monde », n'a aucun effet sur le système. Au contraire, ces désengagements du monde lui permettent d'autant plus de prospérer. Voyez les Etats-Unis : les Amish ici, les réserves indiennes là... chacun dans son coin, comme au zoo ! Seule une institution peut organiser un agir commun. Ce Parlement virtuel, Internet — fleuron de notre mode de vie contemporain — pourrait nous aider à le construire. Cela n'a rien d'utopique. D'une part, certaines institutions existent déjà sur ce modèle — comme le Comité de bioéthique. Même s'il n'est que consultatif, peu de lois sur la santé ont été passées contre son avis. Surtout, l'idée est à l'origine de tous les systèmes bicaméraux adoptés par nos démocraties, et qui reposaient sur le sentiment que la seconde chambre devait être représentative de la société dans ses modes de vie. De Gaulle avait proposé la création du Conseil économique et social (« et environnemental ») sur ce principe — et puis les choses ont tourné autrement.


Vous ne cachez pas, cependant, que pour vous la démocratie a atteint ses limites...

Elle plafonne, oui. Les libertés individuelles, issues des Lumières, ne signifient pas la même chose pour les grandes entreprises — qui comprennent : « liberté du commerce » — et pour le citoyen. Le libéralisme politique a montré ce qu'il avait de bon, passons à l'étape suivante et débattons de la société que nous voulons. Avant qu'il ne soit trop tard.[...]»

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