quinta-feira, 14 de maio de 2015

Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie. Sur le paradoxe moral de notre temps

 La tyrannie des modes de vie
«1Mark Hunyadi, professeur de philosophie morale et politique à l’université catholique de Louvain, nous livre un petit essai stimulant qui a pour objectif de dénoncer, après d’autres, l’existence d’un système de domination sociale, mais en empruntant une porte d’entrée originale : les modes de vie, définis comme « les attentes de comportement durablement imposées par le système aux individus et aux groupes, et qui s’imposent indépendamment de la volonté des acteurs » (p. 43). Car, selon lui, ils sont le signe manifeste de la reproduction d’un système qui impose ses propres règles, ses contraintes (en l’occurrence le capitalisme) même si elles peuvent générer des effets négatifs. Il organise son ouvrage autour de deux grandes parties : d’abord poser le diagnostic, puis apporter quelques solutions, en termes politiques essentiellement.

2Le diagnostic s’ouvre sur un paradoxe : « c’est au moment où les principes éthiques disciplinent comme jamais auparavant tous les actes de notre quotidien que nous subissons l’emprise des modes de vie qui, eux, échappent à tout contrôle éthique ou démocratique. » (p. 7). Finalement, dans un contexte de capitalisme avancé, qui décide de nos modes de vie ? Quels principes les guident au quotidien ? En la matière, quels sont notre degré de liberté, nos marges de manœuvre ? Même s’il ne le formule pas ainsi, c’est bien une problématique durkheimienne à laquelle s’attache l’auteur, autour de la définition du lien social, du « vivre ensemble » dans une société démocratique.

3Le point de départ est donc un constat : de plus en plus, nos destinées collectives, nos conduites individuelles paraissent guidées par des principes éthiques, des règles morales (chartes éthiques, comités d’éthique, principes de non-discrimination, respect égal de chacun…). Ils constituent ce que l’auteur appelle le « tissu moral de notre société ». Mais, cette « éthique de la civilité », des principes (respect de la dignité humaine, des droits de l’homme, des libertés individuelles…), que l’auteur définit comme un système de règles à respecter fondé sur « des principes de juste conduite », serait à l’origine de la « déresponsabilisation politique » et de « l’irresponsabilité morale » ayant laissé s’installer un système de domination imposant sa définition des modes de vie, ses propres attentes, alors même qu’ils sont un élément substantiel de l’humanité. En fait, selon l’auteur, nous n’aurions que peu de contrôle sur leur définition, sur les choix qui les orientent. L’effet de domination serait ainsi indirect : en imposant des modes de vie, le « système » viserait à contraindre des individus, à les faire entrer dans des moules de conformité, afin de les rendre plus facilement contrôlables et donc de permettre la reproduction de son hégémonie. La définition d’une « Petite éthique » participant à la légitimation du processus.

  • 1 (…) « restreinte en ce qu’elle se cantonne à la défense de quelques principes particuliers dont le (...)
  • 2 Sur ce point, voir par exemple Luc Bégin (dir.), Cinq questions d’éthique organisationnelle, Mon (...)
  • 3 Olivier Cléach, Éthique dévoyée vs éthique authentique, Institut d’Éthique Appliquée, Universit (...)
4Le cynisme de cette « éthique restreinte1 » se résume dans une sorte de dilemme : d’un côté, elle laisse l’impression que nous sommes dans une société de plus en plus éthique (la notion étant elle-même presque tombée dans le sens commun, devenue un mot-valise), mais de l’autre, l’auteur nous indique que cette éthique a perdu toute velléité de poser un regard critique sur le système lui-même (la réflexion critique étant pourtant l’une des caractéristiques majeures de l’éthique, au sens philosophique du terme2). L’auteur dénonce alors son vrai rôle, celui de façonner un individu, ses modes de vie conformément à une certaine vision du monde : « L’éthique restreinte, tout omniprésente qu’elle soit, est en réalité une éthique de l’abstention et du conformisme généralisé. Il faut même parler ici d’un « conservatisme du fait accompli » » (p. 27). Cette forme éthique, « vassale » du libéralisme, devient un moyen permettant de cautionner l’hégémonie, l’emprise d’un système et ce, au détriment d’une éthique publique, globale, non parcellisée capable d’amener à réfléchir sur ce qui constitue l’intérêt général, « sur le cours général des choses », sur le « commun », fondé sur une adhésion et une action collectives. L’Éthique « élargie » est dévoyée3 dans ses fondements, neutralisée dans sa finalité critique et dans sa capacité à faire sens.

5Et, selon l’auteur, face aux dérives de la mondialisation, de la marchandisation4 et du capitalisme financier, au développement de l’individualisme et du culte de la performance, aux avancées et aux risques biotechnologiques, au démantèlement des collectifs, à la normalisation des comportements… qui ont une influence sur nos modes de vie, l’éthique et le politique ne sont plus guère en position d’apporter la contradiction, de juger, d’évaluer ces situations ou d’évoquer des alternatives. Autant de questions, de responsabilités qui ne sont plus discutées collectivement, dans la sphère publique.

6La deuxième partie est plus optimiste. Des solutions existent. Elles doivent permettre de remettre de l’ordre dans notre « architecture morale et politique » et obligent à repenser l’Éthique, à lui redonner sa vraie légitimité. Pour ce faire, l’auteur préconise de développer un « lieu institutionnel » permettant de poser collectivement la question des modes de vie. Pour cela, il convient de redonner ses lettres de noblesse à la politique, la sortir de sa position de neutralité au nom du respect des droits individuels. Le champ politique doit réinvestir la vaste zone des modes de vie, c’est-à-dire les questions de l’intégration, de la socialisation et redonner à la société civile les moyens d’agir sur « le spectre des activités sociales », en quittant le niveau des principes (critique adressée à John Rawls) pour celui des expériences sociales. Pour ce faire, l’auteur avance l’idée d’un « Parlement des modes de vie » chargé de définir les enjeux communs (parmi lesquels la remise en question l’emprise du système sur la définition des modes de vie et au-delà, potentiellement, du système lui-même) et de permettre au plus grand nombre de se les réapproprier (démocratie participative comme mode de régulation). Selon l’auteur, les réseaux sociaux, en tant qu’outils démocratiques, pourraient faciliter l’avènement et le fonctionnement de cette « institution virtuelle ».

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  • 6 Produit d’une idéologie managériale issue de l’éthique des affaires (logique de Command and control (...)
  • 7 La vision déterministe que l’auteur livre de la bureaucratie contredit par exemple les travaux de M (...)
7L’ouvrage brasse un grand nombre d’idées, d’analyses, certaines originales, pose un diagnostic argumenté. Mais, selon nous, il laisse dans le flou deux éléments importants pour la compréhension : tout d’abord, l’auteur réfléchit à un niveau de généralité5 tel qu’il rend le système qu’il évoque désincarné ; ensuite, il mobilise le concept d’éthique sans l’avoir réellement discuté conceptuellement : qu’est-ce qui relève de la morale, de la déontologie, de l’éthique, bref des normes, des règles et des valeurs ? En ce sens, il semble que sa « Petite éthique » épouse les grands traits de « l’éthique de conformité6 » sans que les travaux sur ce point soient mobilisés par l’auteur. Enfin, mais peut-être est-ce le genre du livre qui l’impose, il y a deux éléments qui auraient mérité plus de développements selon nous : quelques éléments sur la question de la domination sociale, que l’auteur dénonce tout au long de son ouvrage, et sur son corollaire : la résistance7 à cette domination (ce qui aurait permis d’équilibrer un peu le tableau). À cette fin, l’évocation des travaux de James Scott (par exemple, La domination et les arts de la résistance, Paris, Éditions d’Amsterdam, [1990] 2009) aurait été une valeur ajoutée.

8De plus, nous ne sommes pas sûrs que l’auteur ait réussi à faire réellement des « modes de vie » un concept (p. 40) ou une notion (p. 41), au sens épistémologique. D’autant plus que, page 44, il évoque « L’objet « mode de vie » ».[...]»

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