«Quatre ans après le début de la Révolution, la société égyptienne est
gagnée par le sentiment d’un retour à l’ancien régime. Un ouvrage
collectif étudie les acteurs et les mécanismes complexes qui
sous-tendent le processus révolutionnaire en Égypte.
Plus de quatre ans après le début de sa « Révolution », l’Égypte
semble passer par une bien difficile période. Malgré les nombreux
scrutins et réformes constitutionnelles, le pays est aujourd’hui dirigé
par un Président aux pleins pouvoirs. Les (nouvelles) élections
législatives, initialement prévues au printemps 2015, ont été repoussées
jusqu’à nouvel ordre. Par ailleurs, la répression implacable de toutes
les composantes de l’opposition au nouveau pouvoir (Frères musulmans,
libéraux, mouvements de gauche, organisations de défense des droits
humains), voire même de la « société civile » non « politique » [1], est venue renforcer l’image d’une révolution avortée et d’un retour vers l’Ancien régime.
Néanmoins, cette période qui va de janvier 2011 à aujourd’hui a été
assez peu étudiée, contrairement à toute une série de travaux stimulants
sur la décennie antérieure. C’est à ce titre, parmi bien d’autres, que
l’ouvrage dirigé par Bernard Rougier et Stéphane Lacroix apparaît comme
indispensable à toute personne s’intéressant à l’Égypte
(post)révolutionnaire. Dès l’introduction, les éditeurs de l’ouvrage
s’attèlent à restituer les différentes dynamiques (protestataires,
électorales, constitutionnelles, syndicales) qui ont débouché sur le
renversement du gouvernement des Frères musulmans (FM) en juillet 2013.
Cette mise en lien d’une concaténation d’événements ayant secoué
l’Égypte pendant trois années contribue grandement à une meilleure
intelligibilité du moment actuel. L’ouvrage propose, par la suite, une
série de textes rédigés par des spécialistes égyptiens et étrangers. Se
situant dans la continuité d’un autre ouvrage produit autour du CEDEJ [2], le collectif recensé se veut un premier état des lieux exhaustif de la situation politique en Égypte depuis 2011.
L’Égypte et ses (contre-)révolutions
Le livre est divisé en quatre axes. Le premier axe traite des « Frères musulmans à l’épreuve du pouvoir ». Patrick Haenni explore les multiples causes de l’échec des FM au pouvoir entre juin 2012 et 2013 et tente d’expliquer l’ampleur de la désaffection populaire vis-à-vis des islamistes. À partir d’une étude minutieuse de l’année passée au pouvoir par les FM ainsi que d’entretiens avec des personnalités clés de la confrérie, il montre comment ces derniers se sont engagés dans plusieurs luttes (avec la bureaucratie d’Etat, avec les ouvriers, avec les juges, avec la jeunesse révolutionnaire, etc.) qui ont, peu à peu, délité leur pouvoir.
Puis Marie Vannetzel traite du « passage à la légalité » de la confrérie et des multiples contradictions internes que ce passage pose. Enfin, Amr Adly analyse les orientations économiques des FM, « entre populisme social et conservatisme pragmatique », et revient sur les permanences de la politique économique des FM avec le régime Moubarak, leur orientation néolibérale et leur franche hostilité envers les mobilisations ouvrières.
Le deuxième axe, intitulé « État, institutions et processus
politiques », traite principalement des différents scrutins qui ont
rythmé cette période de transition ainsi que de la place du droit et de
la justice dans ce processus. Clément Steuer revient sur le rôle de ces
différents scrutins « fondateurs » sur la recomposition du système
partisan et montre comment la mise en place d’élections présidentielles a
pu avoir un impact sur le rapport des citoyens aux élections. Qui plus
est, de nouvelles lignes de fracture (autour de la nature de l’État) [3]
sont venues s’ajouter aux anciens enjeux électoraux. Nathan Brown
explore ensuite le rôle de l’institution judiciaire dans le processus
révolutionnaire. Il note l’étonnante et rapide judiciarisation de la
lutte politique post-insurrectionnelle et s’interroge sur l’indépendance
du pouvoir judiciaire qui pourrait résulter en une « balkanisation de
l’État égyptien » (145). Un commentaire du dernier texte constitutionnel
en date (2013) est ensuite proposé par Zaid al-Ali. L’axe se clôt sur
un texte novateur proposant une sociologie électorale de la séquence
2011-2013 grâce aux données quantitatives inédites qui ont pu être
récoltées depuis 2011. Le texte, signé Bernard Rougier et Hala Bayoumi,
permet de discuter toutes une série d’idées reçues sur les préférences
politiques des Égyptiens (ex. les corrélations entre vote islamiste et
certains indicateurs – pauvreté, éducation, urbanisation, etc.).
Le troisième axe porte sur les acteurs sociaux et les protestations,
acteurs a priori centraux des processus révolutionnaires. On y trouve
une investigation de ce qui pourrait paraitre comme un oxymore, « le
salafisme révolutionnaire », par Stéphane Lacroix et Ahmed Zaghloul
Chalata. Les auteurs y retracent l’émergence d’une forme nouvelle de
militantisme islamiste ayant bénéficiée de savoir-faire militants et de
structures de mobilisation antérieurs au soulèvement et qui connaitra un
essor remarquable entre 2011 et 2014. Suit une étude bienvenue sur la
situation dans la péninsule du Sinaï proposée par Ismail Alexandrani. Le
chercheur y décrypte la « production du terrorisme » dans la péninsule
et montre bien que les pratiques coercitives et les politiques de
marginalisation du régime cairote est au fondement de l’émergence d’une
violence politique réactive. Nadine Abdalla, retrace ensuite les défis
auxquels fait face le mouvement syndical pendant cette période dite de
« transition ». L’institutionnalisation du mouvement ouvrier fait ainsi
face à deux défis principaux : « l’absence de consensus autour du cadre
légal devant encadrer les nouveaux syndicats d’une part, et la faible
efficacité de ces derniers, due au manque de reconnaissance étatique, de
légitimité, d’expérience et de ressources financières d’autre part »
(237). La « question copte » est abordée, ensuite, par Gaétan du Roy qui
analyse la place de la plus importante minorité religieuse en Égypte
dans la Révolution. Il montre comment le processus révolutionnaire a pu
se heurter aux dynamiques internes du champ copte (structures d’autorité
dans l’Église, mais aussi les rapports entre les autorités religieuses
et politiques, parfois remises en cause par les fidèles) et produire des
nouveaux équilibres. Enfin, Roman Stadnicki explore l’entrée de la
« question urbaine » sur les agendas militants égyptiens et se pose la
question de l’existence d’ « une révolution urbaine en Égypte ? ». Il
retrace la (re)politisation de la ville après une phase de négligence et
l’extrême vitalité de l’activisme urbain depuis quelques années. Ainsi,
pour l’auteur, l’enjeu principal auquel vont faire face les pouvoirs
publics dans les années à venir est comment adopter « une vision capable
de prendre en compte les attentes de la population » (289) pour se
défaire, enfin, de la vision paternaliste du pouvoir d’État héritée
depuis Mohamed Aly [4].
L’ouvrage se clôt par un dernier axe beaucoup plus court mais non
moins passionnant proposant cinq courtes biographies de personnalités
politiques de premier plan dans l’Égypte d’aujourd’hui. On lira avec
grand intérêt le portrait passionnant de l’actuel président, Abd al
Fattah al-Sissi, dressé par Tewfik Aclimandos. Le même auteur propose
également une biographie du leader « nationaliste arabe » Hamdin Sabahi.
Marie Vannetzel revient ensuite sur la trajectoire du Président
islamiste renversé en juin 2013, Mohammed Morsi. Stéphane Lacroix clôt
enfin l’ouvrage avec les biographies de deux personnalités islamistes de
premier plan : l’homme fort des FM, Khayrat Al-Chater et le leader du
mouvement de la « Prédication salafiste », Yasser Bourhami. Ce dernier
axe est tout particulièrement intéressant et montre bien l’utilité de
l’approche biographique pour restituer les dynamiques du champ
politique ; nous regrettons presque son statut d’annexe en fin
d’ouvrage.
De la complexité des processus révolutionnaires
L’ouvrage contient une somme impressionnante d’informations et de données sur le champ politique égyptien entre 2011 et aujourd’hui. Il est plus que bienvenu car le débat autour des événements de l’été 2013 ont été particulièrement chargés politiquement ; trouver des analyses des événements, du rôle joué par les FM ou par l’armée, sans tomber dans des discours normatifs (accusateurs ou apologétiques) de tel ou tel protagoniste, relevait presque de l’impossible. À ce niveau, l’ouvrage se démarque par son souci d’objectivité et de distance critique.
Dans le contexte actuel marqué par une sensation de retour à
l’Ancien régime avec la prise en main du régime par les militaires, la
répression des groupes révolutionnaires et l’acquittement des
principales figures de la période Moubarak, la majorité des
contributions à l’ouvrage permettent de complexifier ce constat. En
effet, s’il est un enseignement transversal à l’ouvrage, c’est que les
dynamiques touchant les différents protagonistes et institutions du
champ politique égyptien ont connu des transformations notables durant
les années précédentes. Bien souvent, les dynamiques qui gouvernaient
tel ou tel secteur ou groupe ont eu tendance à se muer en contradictions
internes après 2011. C’est ce que l’on peut voir, par exemple, dans la
fine analyse sociologique que propose M. Vannetzel du passage à la
légalité des FM. Elle démontre de manière convaincante comment le moment
révolutionnaire a profondément ébranlé le système frériste, dans son
identité, dans son ancrage social et dans l’économie de ses liens
militants. L’organisation s’est ainsi retrouvée en porte à faux avec le
nouveau contexte dans lequel elle baignait, ce qui permet de comprendre
de nombreuses évolutions subséquentes de l’organisation, notamment sa
gestion de l’État, la radicalisation de certaines de ses bases, sa
paranoïa. Ces contradictions sont également visibles dans le discours
(parfois populiste et « gauchisant ») et la pratique (clairement
néolibérale) économiques des FM analysés par A. Adly. Il en va de même
pour le mouvement ouvrier qui, en s’institutionnalisant, entre en
contradiction avec sa matrice fondatrice, c’est à dire son existence en
dehors et contre les forces instituées de représentation des
travailleurs. C. Steuer et G. du Roy observent des tendances similaires
en ce qui concerne les transformations du système partisan ou la place
des Chrétiens dans la Révolution. Tous ces éléments permettent de
complexifier le grand récit actuel de retour à l’ère Moubarak.
L’émergence d’un régime politique particulièrement liberticide ne
signifie pas pour autant que ce régime n’est pas « nouveau », en ce
qu’il est tributaire de nouveaux équilibres (locaux et régionaux), de
nouvelles alliances, etc.
Par ailleurs, une partie de l’ouvrage peut être lue comme un
réquisitoire assez sévère à l’égard des FM. Là encore c’est à une
complexification bienvenue du récit sur l’exercice du pouvoir politique
par la Confrérie que contribuent les auteur-e-s. En effet, la charge
émotive et politique du renversement de Morsi en juillet 2013, les
implications politiques de la caractérisation conceptuelle des
événements (coup d’État, révolution, coup d’état populaire, etc.) ont
rendu les analyses disponibles peu heuristiques. Les discours ont ainsi
oscillé entre la dénonciation du pouvoir « fascisant » des Frères et la
dénonciation symétriquement opposée du complot de l’Ancien régime et de
l’État profond empêchant les islamistes de mettre en œuvre leur
programme « démocratique ». Les contributions de cet ouvrage montrent
bien comment les FM, par conviction ou par mauvais calcul politique, ont
largement aidé à coaliser et radicaliser les forces contre eux. Que ce
soit dans la contribution de P. Haenni, de M. Vannetzel, ou de A. Adly,
l’action de la Confrérie apparaît clairement comme peu portée sur la
mise en place d’une rupture révolutionnaire avec les pratiques du régime
Moubarak, mais beaucoup plus comme une tentative d’héritage des
structures de ce régime tout en les adaptant selon leurs intérêts
propres. Encore une fois, en restituant les faits de l’année de pouvoir
des FM dans un cadre analytique, certains discours de défense de la
politique de la Confrérie semblent assez difficiles à tenir [5].
Cette complexification de l’actualité nous paraît particulièrement
nécessaire aujourd’hui pour tirer les leçons (politiques et
sociologiques) du cas égyptien.
Nous relèverons enfin l’intérêt – parfois marginal – pour ce que
l’on pourrait nommer les conséquences biographiques de l’engagement.
Dans différentes contributions, il est montré comment la participation à
l’événement révolutionnaire produit (ou autorise) de nouvelles
subjectivités, des nouveaux rapports de soi à soi, et de soi à la
communauté. Que ce soit pour le cas des coptes égyptiens (G. du Roy), de
l’activisme urbain (R. Stadnicki), du salafisme révolutionnaire (S.
Lacroix et A. Zaghloul) ou de l’apprentissage du vote (B. Rougier et H.
Bayoumi), l’attention aux conséquences individuelles produites par les
grands bouleversements que sont les moments révolutionnaires contribue à
un champ de recherche en pleine expansion autour de la question des
« conséquences biographiques de l’engagement ». Cette approche permet
également de voir en creux ces transformations réelles et indéniables du
rapport au politique des Égyptiens, et, in fine, du champ politique égyptien plus généralement.
De l’islam politique aux processus révolutionnaires (et vice versa)
Il est évident que l’islam politique a eu une place centrale dans le champ politique égyptien depuis la chute de Moubarak en 2011. Cela légitime en partie la centralité dans l’ouvrage de l’islamisme (et la religion plus généralement) sous différents aspects (6 contributions sur 12). Cela est peut être également lié aux intérêts propres des directeurs de l’ouvrage qui sont des spécialistes reconnus de l’islam politique dans le Levant et dans le Golfe. En tout état de cause, l’extrême focalisation sur l’islamisme dans les études sur le Moyen Orient avait été largement critiquée durant la dernière décennie. Il serait donc dommageable de retomber dans la fascination que l’islam politique a pu exercer sur la production académique occidentale. On note néanmoins l’absence de thématiques pourtant importantes, qui plus est pour un ouvrage ayant une prétention exhaustive et pionnière dans l’analyse des dynamiques en cours dans le pays : ainsi, on en apprend très peu sur les institutions de l’État (outre la justice). Qu’en est-il des institutions sécuritaires (armée et police), de l’appareil bureaucratique ou encore de la politique étrangère, élément noté comme central en introduction mais non étudiée dans l’ouvrage (17) ?
L’autre grand absent de cet ouvrage est la fameuse « jeunesse
révolutionnaire ». Souvent citée mais jamais traitée ou analysée, elle
est éludée malgré une littérature désormais non négligeable (littérature
très peu mobilisée d’ailleurs). Cette omission se conjugue à une
absence plus générale des dynamiques protestataires dans l’Égypte
contemporaine. Certes, le mouvement ouvrier est étudié. Mais, la
marginalisation des groupes révolutionnaires, du militantisme
estudiantin, des milieux de défense des droits humains, voire de l’art
alternatif ne empêche de saisir toute l’étendue de la gamme des
activités contestataires qui prennent forme aujourd’hui en Égypte, et ce
malgré la répression de l’État. Ainsi, nous rejoignons les inquiétudes
de Atef Saïd ou de Dina El-Khawaga qui soulignaient qu’après un
engouement initial pour les dynamiques contestataires du fait du
« moment 2011 », beaucoup de chercheurs se sont empressés de revenir
vers les thématiques plus traditionnelles que sont l’islamisme, les
processus électoraux et les « régimes politiques » [6].[...]»
Ler mais...
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