«Nous devons avoir l’ambition, explique C. Pelluchon, de repenser les
relations que nous entretenons avec la nature, à travers un pacte qui
nous lie aux non-humains. Ce n’est que de cette manière que nous
parviendrons à donner à l’écologie un fondement anthropologique.
Peut-on articuler dans un même mouvement de pensée l’enquête menée
par les éthiques de l’environnement qui cherchent à conférer un statut
aux entités non humaines, le souci qu’ont nos démocraties d’accompagner
et de réguler le développement des biotechnologies sans dériver en
expertocratie, et des enjeux d’existence ? L’ambition de cet ouvrage
synthétique, remarquable et nécessaire, est de répondre à ces questions.
Il réinstalle avec souffle les questions d’écologie (de l’agriculture à
la cause animale, de la métropolisation à l’alimentation) dans une
vaste réflexion pour un projet de nouveau pacte social. Corine Pelluchon
se propose ici de tirer toutes les conséquences éthiques et politiques
de cette expérience grâce à laquelle nous découvrons que nos existences
ne sauraient être séparées de ce dont nous dépendons et développons une
attention à l’égard de ceux avec lesquels nous vivons, humains et non
humains.
Reprenant un type de formulation habituelle chez les théoriciens du
contrat social (de Hobbes jusqu’à Rawls) mais à l’heure du « contrat
naturel », elle pose ainsi les termes de l’enjeu : « imaginer une forme
d’association qui protège la personne, les biens et l’intimité de chaque
associé et encourage la convivialité et la justice conçue comme partage
des nourritures. Chacun est relié, dans sa vie et son usage des
nourritures, aux autres hommes (passés, présents et futurs) et aux
autres vivants » (p. 254). L’ambition de cet ouvrage est donc grande. Il
s’agit d’articuler des enquêtes jusqu’à présents demeurées encore sur
des lignes de fronts distinctes : la recherche écophénoménologique sur
ce que signifie « habiter la Terre », le questionnement éthique sur la
valeur intrinsèque des non humains, les analyses de philosophie
politique concernant la « démocratie écologique » et la remise sur le
métier d’une anthropologie philosophique qui tente de conjuguer
autonomie et vulnérabilité dans une anthropologie de l’homme précaire.
De ce fait, cet ouvrage permet à la fois de faire un bilan sur ce
qu’est devenue l’écologie politique dans le débat contemporain et
d’ouvrir des perspective de philosophie pratique concernant aussi bien
les questions translocales (climats, pollutions) que des enjeux comme
ceux de l’agroécologie ou de l’élevage industriel. Dans le même temps,
cet ouvrage opère également une forme de recollection interne au travail
de la philosophe. Synthèse entre ses premières publications sur le
libéralisme politique qu’elle veut corriger (elle est initialement
spécialiste de la philosophie politique de Leo Strauss) par une critique
de l’autonomie exaltée dans L’autonomie brisée et une enquête en direction d’une éthique de la vulnérabilité distincte des éthiques dites du care,
sa philosophie des nourritures démontre la fécondité qu’il y a pour la
démocratie de se mettre à l‘école de l’écologie politique.
La réception de la philosophie de l’environnement dans le contexte français
Vingt-cinq années séparent la publication du livre de Corine Pelluchon Les Nourritures. Philosophie du corps politique, de celle, au début des années 1990 des livres de Michel Serres Le contrat Naturel (1990), de la traduction française du Principe responsabilité de Hans Jonas (1990) et de leur critique par le livre de Luc Ferry Le Nouvel ordre écologique
(1992). Durant ces vingt-cinq années, les questions de développement
durable, de philosophie de l’environnement, et avec elles celles
d’éthique animale dont on peut considérer qu’elles en sont une
sous-partie, se sont progressivement imposées comme légitimes,
nécessaires et fécondes dans le débat, la réflexion philosophique, le
paysage intellectuel et éditorial. Mais elles le firent par le détour
contextualiste et pragmatique – en un mot beaucoup moins universaliste
et théorique dans la manière d’appréhender les enjeux que ne le fit le
débat en France – des philosophies de l’environnement d’inspiration
nord-américaine, notamment des théories du care et des théories
écoféministes. Ces dernières, en dépaysant le débat, à la fois
géographiquement et conceptuellement – en adoptant les distinctions
analytiques entre éthiques anthropocentrée, écocentrée, biocentrée ; en
discutant le statut d’une valeur intrinsèque reconnue à l’animal ou à un
milieu ; en élargissant le champ de la considération morale, etc. -,
ont contribué à le rendre audible. Mais cela se fit au risque de
s‘enfermer dans une casuistique et une querelle technique sur la valeur
intrinsèque ou sur la critique de l’anthropocentrisme. Ce faisant, on
délaissa souvent les relations entre environnement et cultures, nature
et histoire. Tout s’est ainsi passé comme si la fascination pour la wilderness occultait
ce qui est à l’origine de ces interrogations, à savoir les relations
entre la nature et l’histoire qu’a encouragées la pensée moderne. La
valorisation de la nature sauvage ne peut toutefois par constituer seule
une réplique au développement d’une civilisation technologique
acosmique. Elle risque même de négliger l’enjeu que constitue le projet
de recosmiciser, d’embrayer nos cultures et un « être avec » la nature.
Simultanément, pendant que cet intérêt pour l’éthique
environnementale s’est développé, le type d’économie qui a rendu
possible la civilisation technologique – une économie sans oikos,
sans « maison commune » – a continué à étendre son champ d’application,
trouvant dans le développement durable – cet oxymore si souvent dénoncé
– l’occasion de conciliation à bon compte de la croissante économique,
de la protection de la biosphère et de la justice sociale (p. 15). Le
discours européen sur le développement durable parait bien souvent
ambigu, étendant au lieu de le modifier et de le contrecarrer le
paradigme de l’homo oeconomicus abstrait. Il peut cautionner une
croissance qui quantifie et financiarise les « richesses » produites
par la nature en développant de nouveaux marchés (les services
écologiques gratuits, le marché de puits de carbone et des permis à
polluer, etc.) Plutôt que de penser la nature de manière non
utilitariste, on continue de la manipuler en n’y voyant qu’une ressource
et une carrière. En face de l’anthropologie de « l’idiot rationnel »
(cf. Amartya Sen, « Des idiots rationnels », Essai 1 repris dans Ethique et économie et autres essais,
Puf, Collection Quadrige, 2012) qui cautionne l’économie responsable de
la crise environnementale mais également en face de la fascination pour
la wilderness, Corine Pelluchon se propose donc de promouvoir
une anthropologie relationnelle dont « la nourriture » condense le
programme. Elle l’explicite dans un « cogito gourmand et engendré » (p.
351) immergé dans le monde sensible qui souligne « l’essence nourricière
du monde et la générosité de la vie » (p. 355), base susceptible de
corriger l’acosmisme de la civilisation technologique. Son projet est
donc d’élever un contrat social et naturel à partir d’une phénoménologie
du sentir (Maldiney est convoqué ici p. 49 et suiv.) pour laquelle la
communauté du sensible découvre la consusbtantialité originaire de
l’homme et du monde est le mode originel de notre rapport au monde. Le
sentir-avec-les-choses prend le pas sur l’être-au-monde. Ce que le mot
« nourritures » retenu comme titre de l’ouvrage exprime clairement,
c’est que le monde qui sert notre subsistance est aussi celui qui
contribue à définir notre substance. Il est donc un contresens à ne pas
faire. Nourritures ne signifie pas ici ressources (comme l’exalte une
société de consommation qui confond la jouissance et l’envie) mais
conscience sentie d’une coappartenance, d’une relation, d’un vivre de et
avec.
La phénoménologie du sentir, propédeutique d’un contrat social renouvelé ?
Le livre ambitionne alors de faire une synthèse entre les différents
traitements des questions environnementales dans le cadre de la
philosophie continentale et de ses traditions (phénoménologique,
herméneutique, philosophie politique du contrat, éthique de la
considération morale). Insatisfaite de la querelle interminable qui
oppose les différentes éthiques environnementales, mais également
insatisfaite de la façon dont se sont posés les termes du problème dans
le contexte français, Corine Pelluchon retient les leçons des éthiques
environnementales en les réinstallant sur le fond d’une anthropologie
relationnelle liant humains et non humains dont l’idée de
« nourritures » est le concentré expressif. Elle s’attèle à cette tâche
en élaborant une phénoménologie mettant au jour des existentiaux majeurs
(se nourrir, habiter) sur l’assise desquels déployer une philosophie
politique et une éthique (annoncée pour un prochain ouvrage qui serait
le deuxième volume de ce projet). De ce point de vue, l’ouvrage investit
une voie médiane entre éthique environnementale et humanisme politique
des Lumières en s’appuyant sur ce que signifie et implique la conscience
d’une appartenance à la nature que décrit une phénoménologie du sentir.
Il y a donc là un double déplacement : articuler philosophie de
l’environnement et conscience d’une histoire contre l’exaltation
romantique mais abstraite de la nature sauvage ; dépasser la lecture
trop courte de la philosophie politique classique des théories du
contrat pensant le pacte social des hommes entre eux et négligeant les
relations entre les humains et la Terre.
La thèse de Corine Pelluchon prend une place originale dans le
paysage intellectuel de l’écologie politique. Dans la controverse
française entre l’ouvrage de M. Serres et celui de L. Ferry s’est
cristallisée, sinon figée une opposition radicale, apparemment
indépassable entre philosophie de la nature et philosophie de
l’histoire, entre écologie et humanisme, entre conscience postmoderne de
la vulnérabilité et culture moderne de l’autonomie. L’affirmation
maintenue par L. Ferry d’un idéal humaniste inspiré des Lumières que
rien n’oblige à sacrifier sur l’autel de la crise écologique, n’avait
voulu trouver dans l’appel au respect de l’environnement, que la
convocation d’une conception pré-moderne de la nature – le cosmos.
L’écologisme dans cet esprit ne serait qu’un antihumanisme encourageant
la fusion, dilution du sujet émancipé et autonome dans le grand tout
orphique de la nature. La défense, à rebours par Michel Serres d’un
contrat naturel d’inspiration lucrétienne, instruit des philosophies des
sciences de la nature attentives aux relations systémiques, faisait
référence, au moins par assonances, aux théories du contrat social
classique. Il suggérait que le contrat naturel négligerait, en pensant
les liens des hommes entre eux, les relations des humains avec les non
humains, mais il ne montrait pas comment l’on passe de la conscience
d’une appartenance symbiotique à une responsabilité éthique et politique
eu égard à la Terre et tous ses habitants.
Dans ce contexte, l’ouvrage de Corine Pelluchon renouvelle les termes
du débat, y compris lexicalement comme le paradigme des nourritures le
manifeste assez. Ce faisant, il ne s’agit pas d’opposer l’autonomie à la
vulnérabilité, l’histoire à la nature, mais de se rendre
phénoménologiquement attentif au point de connexion où l’existant humain
se sait aussi être un vivant « de » et « avec » d’autres vivants dans
une forme de coprésence. Se situant au-delà du langage de la
vulnérabilité, en choisissant le mot sensible de nourritures,
elle prend ses distances avec les dualismes culture/nature, sujet/objet
qui ne font de la nature qu’une ressource à exploiter. Cela lui permet
également de privilégier cette forme de jouissance joyeusement
relationnelle de notre être au monde, engagée dans l’alimentation et
l’habitation considérées non comme condition suffisante mais comme
soubassement de toute manière de faire monde. Vivre de… c’est vivre de
relations et en prendre soin, attentif au fait que la faim des autres
(mot de Levinas qui ouvre l’ouvrage) met en question et interroge nos
manières de faire monde commun. Cette phénoménologie du sentir radicale –
concentrée sur la nourriture et sur l’habiter irréductibles à leurs
caricatures que sont la protéine et la localisation -, articulée à un
constructivisme politique redonne à l’idée de « contrat naturel » une
consistance convaincante.[...]»
Ler mais...
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