«Cibles de l'organisation Etat islamique après l'avoir
été de l'Empire ottoman, les chrétiens d'Orient fuient les terres qui
ont vu naître leur religion. Avec leur exode, un rempart contre
l'islamisme cède. Au risque de déstabiliser un peu plus le Moyen-Orient.
L'historien Sébastien de Courtois retrace leur histoire.
Durant l'été 2014, alors que les
chrétiens du nord de l'Irak fuyaient les islamistes de Daech, Sébastien
de Courtois est allé à leur rencontre. Il en a tiré un livre magnifique,
Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions (éd. Stock, 192 p.,
18,50 €). Historien et doctorant à l'Ecole pratique des hautes études, à
41 ans Sébastien de Courtois anime l'émission Chrétiens d'Orient
sur France Culture. Il retrace pour nous l'histoire de ces communautés
et analyse leur avenir compliqué dans cette partie du monde où elles
vivent depuis deux millénaires.
En Orient depuis toujours
Etudiant aux Langues orientales, je découvre il y a quinze ans le
livre d'un vice-consul français, Gustave Meyrier, témoin en 1895 d'un
premier massacre des chrétiens syriaques de Diyarbakir, au sud-est de
l'actuelle Turquie. On ne peut comprendre le génocide arménien de 1915,
ni ce qui se passe aujourd'hui en Syrie et en Irak, si on oublie le
délitement de l'Empire ottoman à la fin du XIXe siècle, et d'une société
musulmane qui n'accepte plus une présence qu'elle considère comme
étrangère. Or, ces chrétiens qu'on appelle syriaques ou assyriens, dont
700 000 ont été exterminés en 1915, en même temps qu'un million et demi
d'Arméniens, ne sont pas des étrangers : ce sont les ancêtres de cette
société musulmane. De moins en moins de gens le savent, en particulier
en Orient, mais chronologiquement, il y a d'abord eu le monde assyrien,
le monde juif, le monde chrétien, et enfin le monde musulman. Les «
chrétiens d'Orient » ne sont pas nés des croisades, encore moins du
colonialisme, ce sont des locaux, des gens qui sont là depuis toujours.
Vestiges d'un Empire cosmopolite
L'Empire ottoman était une mosaïque de peuples et de religions. Un
quart de la population était chrétienne. Qu'on les appelle assyriens,
syriaques, araméens, chaldéens, ou assyro-chaldéens, ces chrétiens ont
une langue commune, l'araméen. Une langue sémitique, proche de celle
qu'on parlait dans l'ancienne Judée. Sa forme écrite, l'alphabet
syriaque, dont découle la calligraphie arabe, est très proche de
l'écriture hébraïque. D'ailleurs, les rabbins comprennent l'araméen,
langue dans laquelle est écrit le Talmud de Babylone. Au nord de l'Irak,
dans le village d'Alqosh, l'église jouxte une synagogue du Xe siècle.
Il y a vraiment eu continuité historique. Certes, des non-juifs sont
devenus chrétiens, parce que Paul de Tarse voulait évangéliser le monde
entier. Mais dans ces régions de Mésopotamie, on peut penser que ce sont
les juifs qui se sont convertis au christianisme.
Chrétiens, mais orientaux avant tout
Ces gens ne se définissent pas comme des « chrétiens d'Orient », mais
comme des « Orientaux chrétiens ». Parle-t-on des « chrétiens
d'Occident » ? Non, alors qu'on serait pourtant davantage fondé à le
faire puisque le christianisme est né en Orient ! Ne soyons pas
condescendant, évitons les raccourcis historiques. Il y a eu des
ruptures dans les Eglises d'Orient, donc beaucoup d'obédiences,
catholique, orthodoxe, et parfois même protestante, mais n'enfermons pas
ces « Orientaux chrétiens » dans des cases. Certes, un chrétien du
Liban vous dira qu'il est maronite, un chrétien d'Irak vous dira qu'il
est chaldéen, mais aujourd'hui, ils précisent de moins en moins le rite.
Ils disent : ''Je suis chrétien de telle région...'' Ils vivent dans
des mondes compliqués mais se définissent comme citoyens de leur pays,
tous confrontés aux mêmes questions : on s'en prend à nous, que fait-on ?
Faut-il rester ou partir ? Et si l'on part, où va-t-on ? Il y avait 1,3
million de chrétiens en Irak, contre 300 000 aujourd'hui, 1,2 million
en Syrie, contre 500 000 aujourd'hui. Plus de la moitié sont réfugiés au
Liban et en Jordanie.
Le Liban accueille près de 2 millions de réfugiés, pas seulement des
chrétiens, pour 4,2 millions de Libanais — c'est comme si la France
accueillait 30 millions de réfugiés. Les Syriens, chrétiens ou pas,
fuient en Jordanie. Les chrétiens irakiens, après l'offensive de Daech
sur Mossoul à l'été 2014, se sont réfugiés à Erbil, capitale du
gouvernement régional du Kurdistan [lire p. 26 le cas de la famille
rencontrée à Nantes, NDLR]. Ankawa, village devenu un faubourg d'Erbil,
héberge 150 000 chrétiens et yézidis, un groupe ethnique kurde dont la
religion plonge ses racines dans l'Iran antique. Chrétiens et yézidis
s'entendent très bien, y compris dans l'exil. Un évêque de la région m'a
dit : « Ne parlez pas que de nous, parlez aussi des yézidis. »
Les chrétiens, Daech leur laisse le choix entre l'exil ou la conversion.
Les yézidis, ils les exterminent et vendent leurs femmes au marché.
Les Kurdes, ouverts par pragmatisme
Le Kurdistan abrite près de 2 millions de réfugiés, appartenant à
toutes les composantes des sociétés syrienne et irakienne. Les Kurdes
acceptent toutes les confessions. Ils n'ont pas vraiment le choix, les
gens affluent, et il n'y a pas de frontières. Mais ils ont aussi compris
qu'ils s'attiraient la sympathie internationale avec cette ouverture
aux autres. Les Kurdes sont de grands pragmatiques. Ils ont été le bras
armé des Turcs lors du génocide arménien, il y a un siècle. Et ils sont
les premiers à le reconnaître. Ils savent regarder leur passé. Etant
eux-mêmes une minorité, ils peuvent dire : on s'est trompé, et on
comprend maintenant — après avoir été massacrés par Saddam Hussein — ce
qu'on a fait vivre aux Arméniens et aux Assyriens.
La crainte de la perte d'altérité
Les chrétiens d'Orient n'acceptent pas qu'on parle d'eux comme de «
minorités ». C'est vrai qu'en nombre, ils sont minoritaires. Mais la
notion de minorité les renvoie à l'Empire ottoman — 1299-1923 — où ils
avaient un statut discriminatoire, la « dhimmitude ». Donc, ils disent :
nous sommes citoyens, à l'égal de nos compatriotes musulmans. Et c'est
souvent vrai dans les lois. Ils ajoutent, et cela leur a causé tort
parce qu'on les considérait comme des agents de l'Occident : « nous
sommes des passerelles entre les cultures ». Vivant dans des villes
ouvertes, les chrétiens parlaient plusieurs langues, appartenaient aux
élites intellectuelles. Regardez les fondateurs des premiers partis
palestiniens, beaucoup étaient chrétiens, imprégnés des idées venues de
l'extérieur, le marxisme notamment. Le drame, à long terme, pour le
Moyen-Orient, c'est la perte d'altérité. Au moment où l'Occident, qui
n'était pas mélangé, se mélange, accepte d'autres cultures, l'Orient
mélangé devient un bloc monoculturel, monoreligieux. La grande majorité
des musulmans du Moyen-Orient connaissent ce rôle des chrétiens et ne
souhaitent pas qu'ils partent.
La chute précipitée par les Américains
La situation a commencé à se dégrader pour les chrétiens d'Irak dans
les années 1980, avec la guerre de Saddam Hussein contre l'Iran. Il a
mobilisé ses troupes en exaltant le nationalisme sunnite. Mais le coup
d'accélérateur pour la déstructuration de la région, c'est
l'intervention américaine de 2003. Je n'ose imaginer le nombre
d'Irakiens qui ont depuis perdu la vie (1) . Quoi qu'on pense de Saddam
Hussein, jamais il n'aurait eu le temps de tuer autant de personnes.
L'insurrection islamiste n'a commencé qu'après le limogeage, par le
consul américain Paul Bremer — dans les mois qui ont suivi
l'intervention —, de tous les officiers baasistes dans l'armée. Les
Irakiens n'ont aucune nostalgie de Saddam Hussein, ils ont la nostalgie
de l'Etat.
Au sein de Daech, qui a émergé en Irak en 2006 avant de s'étendre en
Syrie, les convertis commettent les pires atrocités, particulièrement
les Français. Je mets dans la même catégorie le converti d'une famille
athée et le jeune d'origine algérienne ou tunisienne. Car il y a une
rupture avec l'islam traditionnel des parents. C'est vrai également des
djihadistes de Tchétchénie ou d'Afghanistan, où le salafisme n'existe
pas. Les films de recrutement de Daech sont très bien faits. On n'a pas
affaire à une bande d'illuminés, ce sont des gens organisés, construits,
infiniment dangereux.
L'indifférence coupable des Occidentaux
Les Occidentaux ont longtemps été indifférents au drame des chrétiens
d'Orient. C'est lié à une méconnaissance de leur histoire et de leur
sort. Les chrétiens d'Orient ont longtemps été « un sujet catholique »,
réservé à la presse de droite. Quand j'ai commencé à écrire sur eux, je
n'ai été publié que par Le Figaro magazine et la presse catholique. Et encore : en 2004, lorsque j'ai publié mon livre sur les monastères (2) , La Croix m'a dit : « On parle trop des chrétiens d'Orient. »
On n'en parlait pas du tout ! Je pense que c'est lié à la culpabilité
coloniale d'un pays de culture chrétienne. La Syrie et l'Irak, ce
n'était pourtant pas l'Algérie ! Arrêtons de projeter nos divisions, nos
préjugés, nos clichés. Le paysan de Qaraqosh ou le chauffeur de taxi de
Beyrouth ne méritent pas ça !
L'« Appel de Paris » en soutien aux chrétiens, lancé par les
responsables musulmans de France en août 2014, a été courageux car le
risque qu'ils courent n'est pas négligeable. Il n'a pas eu un grand
impact, mais il était important qu'ils le fassent. Au même moment, la
lettre, en arabe, des 126 intellectuels du monde musulman a eu davantage
de retentissement : elle démontre pourquoi Daech est hors de l'Islam.
En France, ce sont les juifs qui se sont montrés particulièrement
attentifs au sort des chrétiens d'Orient. Certains diront qu'il y a un
peu de politique là-dedans, parce qu'on a le même ennemi, le
fondamentalisme musulman. Mais il y a autre chose : la proximité du
monde araméen et du monde juif n'est plus à démontrer. Les araméens sont
un peu pour les juifs les cousins de province. Et je pense que les
juifs ont plus ou moins consciemment le sentiment que les chrétiens ont
un destin proche du leur, en tant que minorité. C'est ce que je
comprends des propos de Jean-Christophe Attias, spécialiste de la
mystique juive au Moyen Age, lorsqu'il dit que les chrétiens ont oublié
leurs racines d'Orient.
Faut-il encourager l'exil ?
Les hiérarchies chrétiennes en Orient n'encouragent pas les départs,
au contraire, elles appellent les chrétiens à rester dans leurs
villages. Les évêques tentent de mettre fin à l'hémorragie. De leur
côté, les consulats accordent très peu de visas, sauf quand les
chrétiens sont déjà à l'étranger, dans une capitale voisine, Istanbul ou
Amman. D'où qu'il vienne, l'appel à l'exil fait le jeu des
fondamentalistes. Encourage le nettoyage ethnique. Car, une fois les
chrétiens partis, très peu reviennent. Le fait que la France ait décidé
de n'accorder que 1 500 visas ne me choque pas : les fonctionnaires font
bien leur travail, en tenant compte des urgences extrêmes.
Contentons-nous d'accueillir les gens qui sont vraiment en danger de
mort, et manifestons par ailleurs notre soutien aux communautés d'Orient
par tous les moyens. La réunion du Conseil de sécurité de l'ONU, à la
demande de la France, a été symboliquement forte. Voir le ministre des
Affaires étrangères Laurent Fabius aux côtés du patriarche des chaldéens
Mgr Sako et de la députée yézidie Vian Dakhil, a marqué les esprits. La
France va par ailleurs présenter un projet pour la sauvegarde du
patrimoine en Irak et en Syrie, notamment les 8 000 manuscrits de
Mossoul et Qaraqosh emportés à Erbil.
Un État, mais pour qui ?
Il faut trouver des solutions locales, au cas par cas. L'idée de créer un foyer national pour les chrétiens d'Orient, prônée par des gens de la diaspora en Californie, est absurde. Où créer cet Etat ? Qui le protégerait ? Ce n'est pas un projet viable. Que l'on se contente de permettre aux chrétiens réfugiés à Erbil, les déplacés du mois d'août 2014, de revenir dans la région de Mossoul, dans leurs villages. Les peshmergas pourront assurer leur protection. N'imaginons pas implanter une force de l'ONU pour un demi-siècle.
En revanche, la bonne nouvelle, c'est que Daech oblige le monde
sunnite à reconsidérer ses positions. Les Saoudiens ont compris le
danger pour eux. En Jordanie, l'attachement à la dynastie des Hachémites
est réel — le roi descend du prophète — et Daech a commis une erreur en
brûlant vif un pilote jordanien, car cela a ressoudé l'identité
nationale. Les frontières sont peut-être artificielles, mais un
Jordanien se sent jordanien, un Irakien se sent irakien, un Syrien se
sent syrien. Des sentiments d'appartenance nationale sont nés par-delà
la religion. Même les Kurdes du nord-est de la Syrie, qui ont une
quasi-autonomie, se sentent syriens, sont fiers de parler l'arabe. Seul
le Kurdistan irakien, région enclavée, constitue une unité culturelle,
géographique et linguistique. La prochaine grande question, c'est donc
l'indépendance ou non de ce Kurdistan. Mais les Kurdes sont très
prudents. Ils pouvaient programmer leur Etat depuis longtemps, et ils ne
l'ont pas fait. Ils doivent s'assurer en amont de la reconnaissance des
grands pays, mais je ne pense pas que la communauté internationale
reconnaîtra de nouvelles frontières dans cette région. Les idées
séduisantes ne font pas forcément de bonnes politiques.[...]»
Ler mais...
Sem comentários:
Enviar um comentário