«Le vingtième anniversaire du génocide des Tutsis, commémoration intense
et d’amplitude internationale, a suscité de nombreuses publications.
L’ouvrage de Benoît Guillou, qui ne s’inscrit pas dans ce contexte,
aborde la thématique du pardon au Rwanda.
L’auteur a conduit plusieurs enquêtes de terrain au Rwanda entre 2003 et 2006. Il en a tiré un objectif : décrire et analyser comment, à cette période, des acteurs très divers étaient engagés dans des discours et des pratiques qui mobilisaient le thème du pardon. Aborder ces questions en sociologue n’avait pas de précédent pour le cas du Rwanda, du moins dans les travaux en langue française [1].
Une politique volontariste du pardon
L’enquêteur restitue ce qui l’a frappé d’emblée. Dès les premières
années suivant le génocide, le langage du pardon avait pris une
importance grandissante dans l’espace public. Pourtant, un tel langage
contrastait avec les haines et les peurs réciproques, très présentes
dans les relations ethniques. 800 000 Tutsis ont été assassinés dans le
génocide. Le plus grand nombre des rescapés, dont les familles avaient
été décimées, vivaient dans des conditions misérables. Par ailleurs, des
centaines de milliers de Rwandais hutus, inquiets de l’avancée du FPR,
avaient fui au Congo durant les années 1994-1997.
Le nouveau gouvernement travaillait à mettre en place un système
pénal pour juger et punir ceux qui avaient participé au génocide ; les
prisons étaient surpeuplées de suspects le plus souvent arrêtés sur
simple dénonciation. C’était un moment envahi par la douleur et les
ressentiments, sans rapport avec ce que l’État et l’Église catholique
entreprirent alors : une politique volontariste du pardon. Cherchant à
promulguer l’un et l’autre le modèle d’un pardon institutionnalisé,
d’ordre religieux ou laïc, ces deux puissances s’interposaient entre les
génocidaires et les victimes, incitant les premiers à demander un
pardon que les seconds seraient censés leur accorder [2].
Qu’il s’agisse d’une stratégie n’engageant pas les criminels dans une
démarche sincère de repentir et les victimes au don d’un pardon
authentique, mais contribuant à soutenir le projet politique d’une
« justice transitionnelle », un interlocuteur rwandais de Benoît Guillou
le reconnaissait volontiers : « Le pardon par l’Église passe toujours
par la parole de Dieu. Le pardon de l’État passe par décret. Avec le
gouvernement, c’est un impératif : “Il faut”. À l’église, on vous dit :
“Si vous ne pardonnez pas, vous n’entrerez pas au ciel” » (p. 150).
L’enquête se déroule durant des années décisives pour l’instauration des juridictions gacaca [3].
Des campagnes étaient organisées, incitant les suspects de crimes
commis durant le génocide à plaider coupable et à demander leur pardon
aux victimes. Un synode gacaca chrétien avait été organisé, dès 1998,
afin de préparer le jubilé célébrant les deux mille ans du
christianisme, en même temps que le centenaire de l’Église catholique au
Rwanda. Il s’agissait d’inciter les fidèles à l’apprentissage du
pardon. Dans cette ligne, en février 2000, à l’ouverture de l’année
jubilaire, l’archevêque de Kigali demanda solennellement pardon au nom
de l’Église pour le manque de courage de certains de ses membres et pour
les crimes commis par des chrétiens. C’était un euphémisme. Des travaux
ont montré la participation de prêtres aux massacres et l’action
meurtrière des personnels religieux dans certaines paroisses
catholiques, ainsi que dans des paroisses presbytériennes [4].
Durant la décennie suivant le génocide, que ce soit au cours des
cérémonies commémoratives nationales et locales ainsi qu’aux inhumations
de victimes, que ce soit par des textes législatifs et des
arrestations, les autorités politiques ont pratiqué une constante
dénonciation des génocidaires et incriminé massivement la population
hutue complice. Quant aux massacres de civils hutus commis au Rwanda et
au Congo par le FPR (le Front Patriotique Rwandais, parti au pouvoir
depuis la fin du génocide), leur mention était proscrite par les
autorités : ils ne tombaient pas sous la juridiction des gacaca, toute
manifestation publique de deuil était interdite et ceux qui se
risquaient à rappeler que les crimes commis contre les Hutus restaient
impunis encouraient de lourdes représailles.
Dans ce contexte, quelle signification pouvait avoir, pour les
rescapés tutsis du génocide, ce pardon qu’il leur était demandé
d’accorder aux assassins de leurs proches ? Les coupables auraient-ils,
de leur plein gré, approché les survivants pour manifester leur
repentir ? L’une des réussites du travail de Benoît Guillou est d’avoir
décrit ce qui se passe pour les individus et entre les individus, dès
lors que sont ravivées leurs expériences de violence extrême.
Pardon institué, pardon médiatisé
Prenant appui sur ses enquêtes dans les prisons de Kigali, l’auteur
analyse la mise en œuvre d’une politique d’État instituant le
« plaider-coupable », assorti d’une demande pardon. Cette procédure
permettait la libération provisoire de milliers de prisonniers qui
revenaient chez eux en attente de leur procès. Cette politique n’aurait
pas abouti sans l’intensité des interventions effectuées auprès des
inculpés par des médiateurs, appartenant le plus souvent à des
associations religieuses.
Des années durant, divers dispositifs – rituels religieux
spécifiques, comités de prisonniers organisant des séances de
sensibilisation, multiples activités pastorales exercées par des
religieux, déclarations d’aveux publiques – ont « sensibilisé » la
population carcérale, composée des génocidaires « de proximité ».
L’observation se fait ethnographique pour décrire cérémonies et prêches
encadrant la quotidienneté et recueillir les réactions de prisonniers :
certains déclaraient qu’ils refusaient d’avouer, d’autres qu’ils
évaluaient les risques et les avantages d’aveux partiels stratégiquement
dosés, et parfois, certains se disaient soulagés d’avoir témoigné sans
omettre la cruauté de leurs crimes. Jean Hatzfeld a rapporté les
déclarations de tueurs qui finissaient, eux aussi, par détailler les
atrocités commises durant le génocide [5].
Benoît Guillou estime que les autorités ont instrumentalisé la
perspective religieuse de la confession et du repentir pour aboutir à ce
que les détenus remplissent un formulaire relatant le crime ou les
délits, donnant des informations sur les complices et s’achevant sur la
présentation d’excuses aux victimes. Ainsi, la demande de pardon, qui
n’était pas exprimée dans un face-à-face avec les parents de victimes,
est-elle devenue une formalité.
Les incitations et les procédures développées dans les prisons sont
répercutées par une médiatisation qui déborde le monde carcéral. En
effet, des associations religieuses et des ONG étrangères, œuvrant
auprès des prisonniers, importent un savoir-faire acquis dans des
situations internationales de post-conflit et médiatisent amplement,
auprès de divers publics, leurs interventions. L’ouvrage restitue les
scénographies du pardon associant repentis et victimes, déployées en
divers espaces : prisons, paroisses, et jusqu’aux manifestations
nationales où se côtoient autorités politiques et responsables
religieux.
Le pardon à l’échelle d’une paroisse
De manière dominante, les travaux récents consacrés au Rwanda se
départagent sur la césure de l’année 1994 : il s’agit soit d’études sur
les modalités du génocide [6], soit de recherches sur les institutions et les pratiques caractéristiques du pouvoir d’État établi après le génocide [7].
Le récit de Benoît Guillou tire son originalité du projet d’écrire une
micro-histoire qui tient ensemble le génocide et l’après-génocide. Cette
micro-histoire est celle d’une paroisse catholique, Musha, située non
loin de Kigali.
Ayant rencontré des survivants tutsis, des Hutus accusés d’avoir tué
et des Hutus non inculpés, tous témoins de massacres, Benoît Guillou
reconstitue le déroulement local du génocide et confronte entre elles
les significations que peuvent avoir les impératifs de pardon pour une
population immergée dans un tel passé d’inhumanité. Le génocide y dura
douze jours : il débuta au lendemain de l’attentat du 6 avril 1994
contre l’avion du président rwandais et fut arrêté, le 19 avril, par les
forces du FPR qui investirent le secteur.
Les tueries ont été terriblement meurtrières : dans la cellule (la
plus petite division territoriale de la commune) où l’auteur a
particulièrement enquêté, résidaient trois familles tutsies dont vingt
et un membres furent tués. Le 13 avril, un carnage fut perpétré dans
l’église et l’enclos paroissial où s’étaient réfugiés des milliers de
Tutsis. Militaires, gendarmes et miliciens les cernèrent, lancèrent des
grenades, tirèrent sur la foule à l’extérieur et à l’intérieur de
l’église puis ordonnèrent aux villageois, qui participaient à l’attaque,
d’achever les blessés. Peu survécurent. Enfin, lorsque les troupes du
FPR établirent une base à Musha, elles tuèrent un grand nombre de
paysans hutus qui n’avaient pas pris la fuite.
L’auteur propose une chronique des situations qu’il a observées ou
qui lui ont été relatées : messes dominicales, cérémonies de
commémoration du génocide, communautés ecclésiales de base, marchés,
mitoyenneté des parcelles de culture, où, par nécessité, coexistent
victimes se refusant à un pardon extorqué, « repentis » provisoirement
libérés n’effectuant aucune démarche personnelle de repentance auprès
des survivants, paysans hutus désertant les commémorations du génocide
parce qu’elles n’honorent que les Tutsis tandis que sont niés leurs
propres morts [8].
Il fallait une approche ethnographique fine, telle que l’a pratiquée
l’enquêteur, pour mettre à l’épreuve les dispositifs institutionnels
d’appel au pardon et à la réconciliation. Ce qui lui est dit, ce qu’il
observe, c’est combien les comportements attendus par les autorités
restent de pure façade. Après les exactions massives encore si présentes
dans les mémoires, les discours tendant à la réconciliation ont perdu
toute crédibilité pour la plupart des survivants. Même les sentiments
chrétiens n’ont plus de prise, ainsi que l’exprime un Tutsi : « De nos
jours, je remarque que Dieu n’est plus indépendant, il est manipulé par
les hommes » (p. 148).
L’impossible « pardon du cœur »
Les rescapés, rencontrés par l’enquêteur, ont expliqué qu’ils
opposaient au « pardon politique » réclamé par l’État un « pardon du
cœur » (umutima), pardon qu’ils n’étaient pas prêts d’accorder [9].
Sauf exception, du moins à l’époque de l’enquête. C’est le cas de
Xavérine, une paysanne rescapée du génocide, avec qui l’auteur a mené de
longs entretiens. La perte de son mari et de ses trois fils l’a rendue
« comme folle » durant quelques mois, enragée de vengeance, dénonçant le
plus possible de voisins pour les faire arrêter, même si elle ignorait
leur participation réelle aux tueries, jusqu’au jour où elle tente de se
noyer. Sauvée par une vision où elle trouve la force de regagner la
rive, elle s’engage dans une démarche de pardon aux assassins de sa
famille et s’investit d’une mission : prêcher la réconciliation dans sa
paroisse, dans des prisons, et jusqu’à Kigali au cours d’une cérémonie
publique organisée par l’Église catholique en 2001 [10].[...]»
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