«En voulant tuer la mort, les transhumanistes vont provoquer un
formidable débat de société qui interpelle en premier lieu les
politiques
Le phénomène est en train de basculer de chimères de
futurologues insensés, créatifs et isolés, en mouvement de pensée
structuré, résolu et prosélyte. Les transhumanistes fabriquent avec
radicalité, l’une des espérances la plus mythique de la condition
humaine : son immortalité, ou du moins l’allongement de la vie dans des
proportions considérables. “L’homme qui vivra 1 000 ans est
sans doute né” prévoit le docteur Laurent Alexandre, auteur de ‘La Mort
de la mort’. Il étaye son étonnante affirmation par les progrès
accélérés de technologies convergentes comme la génomique et les
thérapies géniques, la nano-médecine réparatrice, et l’hybridation de
l’homme avec la machine, afin d’en faire non plus un homme réparé, mais
augmenté.
Ce n’est certainement pas une science, ni une philosophie, mais un
courant de pensée hybride se nourrissant des deux. Pour enfanter quelle
créature ?
Ses objectifs, limpides, affichés – repousser largement les limites
de la vie – ne s’alimentent plus de croyances, fantasmes et supputations
irrationnelles, mais au contraire de la rationalité des fameuses NBIC,
cette convergence entre les nanotechnologies, la biologie,
l’informatique et les sciences cognitives. Savoirs aujourd’hui éclatés,
divers, et dont les synergies dessinent ces perspectives aux allures
d’immortalité. Depuis des décennies, des mouvements de pensée alimentent
leurs réflexions, qui viennent de passer subitement d’une improbable
santé fiction à cette assurance de vitalité future. Aux promesses encore
incertaines quoique tangibles de cette humanité bouleversée. Le seul
levier de ces nouvelles technologies conjuguées impacte la plupart des
dimensions de la société : éthique, morale, sociale, économique. Seuls
les initiés partisans du transhumanisme travaillent actuellement sur ce
devenir qui nous concerne pourtant tous. Vision révolutionnaire : refaçonner l’être humain, améliorer ses
performances annoncent une véritable renaissance en rupture avec tous
les modes de traitement usuels de la santé. Il devrait déboucher – pari
insensé de ses sponsors – sur l’immortalité. La feuille de route des
nano diagnostics en développement dans le laboratoire secret de Google X
Life sciences. Tandis qu’Apple propose déjà ses "Health Kits"
préventifs.
Depuis l’antiquité, ce mythe de l’immortalité a fait travailler
l’imagination des hommes. De l’élixir de longue vie à la fontaine de
jouvence, nombreuses furent les recherches chimériques passant par cette
quête du divin. Ensuite, de Condorcet au surhomme de Nietzsche, en
passant allègrement par les envies de Benjamin Franklin ou les
spéculations d’Aldous Huxley et son ‘Meilleur des mondes’, les talents
se multiplièrent pour contrer l’implacable fatalité.
Audacieuses réflexions isolées qui longtemps restèrent aux marges.
Améliorer la qualité des humains, comme ils le font des produits,
demeura donc au rang des ambitions imaginaires. Jusqu’au jour où
l’intelligence artificielle obtint de meilleurs résultats que sa version
humaine, comme le prouva ce méga-ordinateur battant des champions
d’échecs. Timide début.
La doctrine transhumaniste
Depuis, ce qui pouvait laisser penser à des élucubrations isolées
s’est transformé en prémisses de réalités de plus en plus largement
partagées : les potentialités de la e-santé et des nano-médicaments, de
la biologie, comme le séquençage de l’ADN d’un individu – décodage des
milliards d’informations de son patrimoine génétique – dont les coûts se
sont effondrés, vont permettre de lutter de façon préventive contre le
vieillissement. De là à tuer la mort… et à se prendre pour Dieu ! Sur les campus californiens, ces multiples perspectives se sont
coagulées au début des années 80 en mouvement de pensée. La doctrine
transhumaniste prend corps. 2002, une déclaration en formalise les
intentions : c’est “le mouvement culturel et intellectuel qui affirme
qu’il est possible et désirable d’améliorer fondamentalement la
condition humaine par l’usage de la raison, en particulier en
développant et diffusant largement les techniques visant à éliminer le
vieillissement et à améliorer de manière significative les capacités
intellectuelles, physiques et psychologies de l’être humain”. Ces
intentions permettent de ratisser large, de la droite libertarienne à la
gauche libérale, grâce à des idéaux… humanistes, puisqu’il est bien
question d’éradiquer la maladie, la pauvreté et le handicap, sans
oublier les ravages de la vieillesse.
Le clivage conservateurs-progressistes
L’accélération des progrès de la techno-médecine et la surenchère sur
les performances prévues sollicitent l’imagination de théoriciens aux
prises avec de formidables problématiques éthiques : comment piloter
cette transformation délibérée d’humains qui n’ont connu jusque-là que
l’évolution naturelle ? Les avancées ultra-rapides des NBIC, leurs
promesses d’un homme transformé, augmenté, perfectionné, et surtout
guéri de son obsolescence programmée, sont superbement clivantes,
opposant les conservateurs de tous bords aux progressistes.
Les transhumanistes eux-mêmes, puissamment matérialistes, se divisent
en multiples chapelles, certaines intégrant une spiritualité laïque
dans leur idéologie, d’autres se réclamant de mouvements religieux.
Certains sont persuadés que l’on parviendra non seulement à améliorer le
système nerveux grâce à la cognitique, voire à hybrider certaines
fonctions, mais surtout à changer la conscience d’un individu… voire son
âme. Une dynamique est puissamment en marche. Aux États-Unis, Barack
Obama a nommé le généticien Francis Collins à la tête des NIH (National
Institute of Health), ces instituts de la santé dotés d’un budget annuel
de 30 milliards de dollars.
Du côté du privé, des acteurs comme Google, l’un des sponsors majeurs
de ce courant de pensée, investissent massivement afin de faire muter
ces techno-utopies virtuelles en supra-réalités tangibles. À ce jeu,
l’interdisciplinarité, qui est la dominante des universités et de la
recherche anglo-saxonnes, donne quelques atouts d’avance à ces jeunes
acteurs, alors que les puits de savoirs en silo et l’hyperspécialisation
de l’université française ne la favorisent pas dans cette course contre
la vieillesse.
Les artisans de ce “surnaturel” aux formidables enjeux, ces pionniers
qui font désormais florès sous toutes les latitudes, s’engagent dans
des approches interdisciplinaires pour comprendre et évaluer les
possibilités de dépasser les limitations biologiques. Vaste dessein. Dont le généticien Laurent Alexandre donne quelques
exemples dans son ouvrage ‘La mort de la mort’ : “La génomique permettra
de systématiser la culture des cellules-souches – véritables cellules
de jouvence – à des fins régénératrices. La science va nous permettre de
prendre en main notre destin et il paraît peu prévisible qu’un
mouvement collectif puisse empêcher cette évolution fondamentale”.
Certes, mais se pencher d’ores et déjà sur cette boîte de Pandore
donne le vertige, tant les possibles dynamitent l’existant. Non sans
risque. Cette multiplication des transgressions biologiques, comme la
demande de techno-médecine, vont submerger la démocratie, sans que cette
évolution s’accompagne d’une amélioration de la sagesse. Il n’est pas
prévu de la fournir en kit dans le package de ce nouvel homme bricolé !
Le premier cœur artificiel, Carmat, est français, mais la
réappropriation des nanotechnologies par les Américains fait déjà passer
les visions “révolutionnaires” des transhumanistes en quasi-révolution
industrielle. En 2013, Google créait sa filiale dédiée à la génétique,
Calico.
Changement de paradigme
Après les séismes de la fracture numérique, le tsunami de la fracture
génétique va non seulement opposer violemment les bio-progressistes aux
bio-conservateurs, mais surtout radicalement interpeller deux acteurs
majeurs de la vie de la société : les médecins et les politiques. Les
premiers courent le risque de se voir court-circuités par des bataillons
de robots alimentés par des batteries d’objets connectés, palpeurs et
autres instruments d’analyse. “Le séquençage ADN d’une tumeur, ce sont
20 000 milliards d’informations. Aucun médecin ne peut traiter autant de
données. C’est aussi pour cela que les médecins vont se retrouver
marginalisés. Ils seront remplacés par des machines” prévoit Laurent
Alexandre.
Évoquer les légitimes inquiétudes du corps médical est un peu court
si ces considérations ne s’accompagnent pas en amont d’un débat
autrement plus vaste, aux considérants éthiques, moraux, économiques et
sociaux, que devront bien affronter les politiques. Auront-ils la
maîtrise de cette santé dont les producteurs risquent d’être des
mastodontes transfrontières ? Vont-ils autoriser le clonage humain que
l’on voit pointer à l’horizon ?
Ou auront-ils la possibilité de l’interdire ? Le lobby transhumaniste
est actuellement puissant, organisé, en phase de développement. Est-il
donc possible de lui confier en toute tranquillité les clés de ce futur
qui pourrait aussi virer au cauchemar ? Surpopulation, famines,
épidémies incontrôlées, clivages intenses entre les humains augmentés et
les autres.
Avec des risques de “racisme” des “posthumains” pour les simples
humains, et de farouches inégalités devant des soins coûteux. Cette “new
humanité” qui fait le deuil des pathologies lance de formidables défis.
Et la faiblesse actuelle de l’Europe dans ces technologies convergentes
du vivant – bientôt la première industrie mondiale – tout comme dans sa
démographie ne la place pas en position favorable dans cette course.
Changement de paradigme. Imposé, subi ou construit. “Le TGV de la
révolution des NBIC est parti, on ne peut en descendre…” observe Laurent
Alexandre qui s’interroge sur cette biopolitique qui reste à inventer.
Comme cette humanité 2.0 sur laquelle travaillent déjà de nombreux
cerveaux.[...]»
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