«1Les
quartiers populaires – les « banlieues » – font régulièrement l’objet
d’un traitement médiatique qui incrimine autant qu’il discrimine.
Chômage, surpopulation, inégalités, propension à la criminalité, ces
espaces ont mauvaise réputation. Pour reprendre les termes de Loïc
Wacquant, les banlieues subissent une forme de marginalité urbaine1
se traduisant notamment par le mépris et la stigmatisation de celles et
ceux qui y vivent. C’est à ces endroits autant populaires
qu’impopulaires que Manuel Boucher consacre ses recherches. Le présent
livre en dresse le bilan, sous la forme d’un retour réflexif, au cours
duquel l’auteur formalise un outil d’analyse des désordres des
inégalités : la sociologie des turbulences. L’ouvrage fait ainsi écho à
son mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches.
- 2 Touraine Alain, La voix et le regard, Paris, Éditions du Seuil, 1978.
2Telle
qu’elle est présentée dès la première partie de l’ouvrage, la
sociologie des turbulences entend « dépasser les perspectives
idéologiques et moralisatrices généralement mobilisées dans l’opinion
publique et l’espace politico-médiatique lorsqu’il s’agit de traiter de
sujets « sensibles » pour l’ordre social » (p. 23). Les enjeux inhérents
à la question des troubles sociaux sont alors décrits par l’auteur à
travers le prisme d’une maturation sociologique où se côtoient des
sensibilités théoriques et un rapport intime à l’objet. Dans la
pratique, la sociologie des turbulences permet l’étude des rapports
sociaux, conflictuels (politiques éthiques, culturels), et de leurs
mutations au sein des sociétés modernes dominées par les valeurs
d’égalité et de liberté. Inscrite dans le courant de l’intervention
sociologique2,
elle s’appuie sur deux idées principales : d’une part, les acteurs
étudiés ont des capacités d’action et de réaction tant individuelles que
collectives, où l’expérience vécue est révélatrice de la production et
de la contention des turbulences ; d’autre part, l’analyse des logiques
de production et de régulation des désordres dans les quartiers
populaires repose sur l’articulation de cinq concepts et paradigmes
fondamentaux : le risque, l’ethnicité, le contrôle social, la violence
et le conflit.
- 3 À ce sujet : Ogien Ruwen, La panique morale, Paris, Grasset, 2004.
- 4 L’exemple de la figure du « grand frère des cités » l’atteste. Souvent perçu comme un relai des ins (...)
3Dans
son application, la sociologie des turbulences permet de « faire une
description dédramatisée de la réalité complexe de la coproduction des
désordres et de leur traitement social et politique » (p. 34). Au fil
des pages, Manuel Boucher évoque l’incidence des choix politiques et
économiques sur la production des inégalités, notamment dans les
transformations des rapports de domination et de discrimination, où le
comportement « déviant » serait la réponse à l’insécurité de l’existence
que mènent les jeunes des quartiers populaires. Par ailleurs, les voies
de faits survenues en banlieue suscitent une intense couverture
médiatique – pouvant rappeler à bien des égards le phénomène de panique
morale3
– entraînant une « essentialisation » de la jeunesse issue des
quartiers populaires. L’effet subi par les populations stigmatisées
entretient, sinon renforce, la production des violences. L’auteur ajoute
que les quartiers populaires ne sont pas seulement des espaces de
dérégulation sociale puisqu’ils sont porteurs d’innovations et notamment
d’émergences culturelles (culture hip-hop, musiques revendicatives ou
sports à risque). Ce sont aussi des espaces où vivent des « intégrés »
qui, dans leurs rapports avec la jeunesse « sensible », contribuent
autant au contrôle des débordements qu’à leur production4.
L’auteur insiste alors sur la nécessité de « reconflictualiser » et de
« repolitiser » la violence des quartiers. Il propose également de
renouveler l’analyse de l’intervention sociale en confrontant la
fonctionnalité de l’ activité des travailleurs sociaux à la réalité
sociale, et il plaide en faveur d’une logique de « conflictualisation »
du secteur de l’intervention (médiation, négociation pour faire évoluer
le système) et d’une dynamique de « reprofessionnalisation » du travail
social (reconnaissance des qualifications par les formations
diplômantes, moins d’instrumentalisation par le système et davantage
d’autonomie).
- 5 En référence aux codes et aux usages sociaux du rap et plus largement à la culture « hip-hop ».
- 6 Boucher Manuel, Gouverner les familles. Les classes populaires à l’épreuve de la parentalité, (...)
- 7 Boucher Manuel, Les internés du ghetto. Ethnographie des confrontations violentes dans une cité imp (...)
4La
formalisation de la sociologie des turbulences prend tout son sens dans
la seconde partie du livre (la plus volumineuse). L’auteur y restitue
sa trajectoire professionnelle, qui fournit des éléments pour
contextualiser la maturation de son objet de recherche ainsi que les
trames de ses investigations. Chaque enquête abordée est à prendre comme
un cas d’étude, l’ensemble comme une carte heuristique, permettant la
construction et la mise en pratique de la sociologie des turbulences.
Parmi les travaux restitués, on peut citer : une étude des émergences
culturelles dans les quartiers populaires (notamment les pratiques
« rapologiques »5)
; une autre relative aux logiques d’intégration par une comparaison des
stratégies d’action mises en place par les acteurs de l’intégration
pour les migrants vivant dans l’Union européenne ; une étude portant sur
la transformation du contrôle social en questionnant notamment l’offre
des collectivités en matière d’intervention sociale au sein de zones
urbaines sensibles de Haute-Normandie ; une étude chiffrée et
prototypique des demandeurs d’asile puis de l’état des lieux de la
réponse sociale associée à cette population ; celle qui concerne la
crise du monde ouvrier par une monographie d’une ville ouvrière de
Normandie en « recomposition » (p. 126) ; les études questionnant plus
largement les transformations de l’intervention sociale (formations,
qualifications, dispositifs, logiques d’action, parcours individuels et
professionnalisation) en focalisant plus spécifiquement sur les
pratiques de la protection de l’enfance (acteurs institués, politiques
et parents6)
ainsi que l’étude de la jeunesse populaire et des rapports sociaux,
conflictuels, ambivalents, dans les interactions entre acteurs des
quartiers (jeunes et police « urbaine ») sur la production et la
régulation des débordements et de la violence7.
5Pour
autant, Manuel Boucher nous livre moins ces résultats et conclusions –
ici relatés sous la forme de passages directement empruntés à ses
précédents travaux – que ses réflexions épistémologiques. Le lecteur
devra donc se référer à ses précédentes productions s’il souhaite entrer
dans le détail. En fait, l’outil d’analyse des désordres des inégalités
est présenté comme le fruit d’une mise en tension permanente entre les
engagements personnels, sociaux, politiques et scientifiques qui
jalonnent le parcours de Manuel Boucher. L’auteur s’efforce donc de
rendre intelligible la singularité de son approche des zones de
turbulences par une posture réflexive sur son itinéraire. Même si le
rapport intime qu’il entretient avec les terrains étudiés peut soulever
la question de la mise à distance de l’objet – par exemple lorsqu’il
travaille sur la culture « hip-hop » en étant lui-même un acteur
associatif de ce mouvement – force est de constater que cette
réflexivité permet une lecture différenciée mais néanmoins
complémentaire des dimensions en tension dans les enquêtes restituées.
Autrement dit, il ne s’agit pas pour l’auteur d’opérer la distinction
entre ce qui relève du « chercheur » – la place et le statut du
sociologue dans le débat publique, en lien ou non avec l’activité
politique et répondant aux codes et aux usages académiques – et du
« militant » – engagé dans le courant de l’éducation populaire – mais
plutôt de dire que l’un et l’autre sont étroitement liés et qu’ils
concourent à fabriquer la sociologie des turbulences.[...]»
Ler mais...
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