«1« Je suis une photo bougée qui pourrait faire penser à un visage ». Cette phrase, figurant dans le Théorème d’Almodovar d’Antoni
Casas Ros, couvre à elle seule la problématique que soulève le livre
d’Alexandre Dubuis. Comment s’approprier l’image de soi lorsque l’on est
atteint de brûlures graves au visage ? Comment apprendre à la gérer ?
Comment appréhender les réactions d’autrui face aux stigmates ? Le
visage, comme l’a montré David Le Breton1,
ainsi que la voix, sont les deux éléments primordiaux constitutifs de
la singularité d’un individu dans nos sociétés occidentales. En
s’inscrivant dans une sociologie compréhensive de l’expérience de la
brûlure grave, constituée en tant qu’analyseur, ainsi qu’avec l’apport
des travaux d’Erving Goffman, Alexandre Dubuis se défait des stéréotypes
pessimistes et homogènes des parcours de ces défigurés et met l’accent
sur les stratégies et les ressources des grands brûlés pour engager,
maintenir, ou éviter des interactions sociales, mais aussi « l’inconfort
interactionnel » dans lequel ils se trouvent. Dans la lignée des
travaux d’Axel Honneth notamment, l’étude de la brûlure grave de la face
et de sa visibilité accrue soulève la question de la reconnaissance
individuelle et mutuelle, fort bien étayée dans l’ouvrage, mettant en
lumière la spécificité de la lutte menée par les grands brûlés.
- 2 Une analyse des remarques négatives et de la discrimination dont sont victimes « les stigmatisés fa (...)
2Les
modalités de la relation à l’autre des personnes qui présentent de
séquelles irréversibles du visage sont peu abordées dans les
littératures psychologique et médicale, celles-ci ayant avant tout une
visée thérapeutique. Dans la littérature romanesque ou filmique,
l’attitude de ces personnes est dépeinte de manière dichotomique, entre
dissimulation totale et exhibitionnisme outragé des cicatrices. Une
approche dans le cadre de la sociologie compréhensive, à travers des
entretiens avec des grands brûlés, place en exergue la façon dont ces
derniers gèrent leur stigmate dans leurs interactions, et remet en cause
la vision fataliste du grand brûlé qui s’enfermerait dans un rôle de
« mort-vivant », au sens d’une mort sociale, ou encore dans celui de
monstre de foire2.
La relation à l’autre étant le ciment de toute vie sociale, il va de
soi que ce thème recouvre une importance majeure dans une telle
entreprise de recherche sociologique. L’apport considérable de
l’ouvrage, et qui peut être désigné dès à présent, est d’inverser la
position du lecteur : de spectateur du stigmate de la brûlure, il peut
se mettre à la place de celui qui est regardé, le porteur du stigmate,
ou du moins, appréhender son ressenti. Cette approche qualitative permet
la compréhension de la brûlure grave à un plus large public, au-delà
des milieux associatifs concernés et au-delà du cadre médical. Les
extraits d’entretiens qui alimentent le propos montrent au lecteur à la
fois la singularité des parcours individuels et les dimensions communes,
transcendant les particularités, que l’on peut retrouver à travers
l’expérience de la brûlure grave de la face. En établissant un parcours
idéal-typique du grand brûlé, Alexandre Dubuis souligne la rupture
biographique qui découle de l’accident ainsi que la nouvelle temporalité
dans laquelle le grand brûlé se retrouve plongé, en insistant par
ailleurs sur le vide temporel inhérent au coma nécessaire aux premiers
soins. D’autre part, la vie du grand brûlé ne s’arrêtant pas au
confinement hospitalier, il lui apparait primordial d’analyser la phase
post-traitement, qui était jusqu’alors peu documentée, pour rendre
compte des répercussions durables de la brûlure, au cœur de la vie
sociale de ces individus.
3Il
est facile d’imaginer la gêne et le malaise qui peuvent s’immiscer dans
les relations sociales lorsqu’un des interactants présente un visage
méconnaissable. Dans la lignée des travaux déjà classiques d’Erving
Goffman, ce livre montre la gestion par les grands brûlés de cet
« inconfort interactionnel », à travers les focales spatiale, temporelle
et professionnelle. L’expérience de la brûlure grave est de nature
dynamique, elle s’inscrit dans ces trois registres et évolue en fonction
de ceux-ci. La découverte du visage après l’accident est une épreuve à
encaisser ; l’apprentissage de l’appropriation de l’image de soi est
certes difficile, mais les grands brûlés disposent de marges de
manœuvre, d’espaces de négociation qui leur permettent de disqualifier
la vision fataliste de la vie post-brûlure. L’inconfort interactionnel
et ses différents cadres normatifs varient selon les territoires, plus
ou moins fermés, donc plus ou moins « sécurisés » pour les grands
brûlés, par rapport aux réactions que leurs séquelles peuvent susciter :
le petit commerce de proximité sera plus facilement abordable que la
piscine municipale… Cette gestion de l’inconfort et des réactions est
également nécessaire lors de la réinsertion professionnelle, épreuve
pour le grand brûlé, mais aussi pour son employeur. L’auteur évite la
représentation dichotomique, et non moins simpliste, qui placerait à un
pôle les exigences du marché de l’emploi et à l’autre pôle celles des
grands brûlés, systématiquement renvoyés au statut de victimes. Grâce
aux entretiens, le chercheur distingue trois facteurs pouvant influencer
de manière négative l’interaction sociale : la proximité physique, qui
suscite de plus grandes curiosités à cause de la visibilité accrue ou
« saillance perceptive » des séquelles, l’imprévisibilité des
interactions dans tout espace public, qui complique l’anticipation des
réactions, et enfin, la visibilité même des séquelles, dissimulables ou
non, suivant les codes vestimentaires inhérents aux lieux fréquentés, et
aux saisons. Ces facteurs ne sont pas déterminants, dans la mesure où
le nombre d’espaces fréquentés s’accroit avec le temps et la diminution
de la saillance perceptive ; les interactions sociales ne sont pas non
plus dénuées de spontanéité, certaines d’entre elles ne suscitant plus
ou pas de justification ou de mise en récit des séquelles corporelles.
4Le
temps post-brûlure est loin d’être linéaire, jalonné par des opérations
ou des traitements qui peuvent encore être nécessaires des années après
l’accident. Le grand brûlé, toujours susceptible d’être confronté aux
réactions plus ou moins péremptoires d’autrui, est inévitablement
atteint dans l’image qu’il a de lui-même, voire dans son statut d’être
humain. La seconde notion centrale de l’ouvrage est celle de la
reconnaissance, dont Alexandre Dubuis a su tirer plusieurs apports. Il
montre en effet la spécificité de la lutte pour la reconnaissance
factuelle menée par le grand brûlé, qui s’exprime principalement par la
justification de sa rupture biographique auprès d’autrui, afin de
faciliter l’entrée en relation. Certaines réactions peuvent s’apparenter
à des formes de déni de reconnaissance – qui peuvent être appréhendées,
à partir des travaux d’Axel Honneth – à travers deux modalités de
lutte : la « lutte pour » et la « lutte contre ». Ces luttes permettent
aux grands brûlés d’abolir le caractère « figé » des cadres normatifs de
l’interaction. La « lutte contre » participe à la construction d’une
nouvelle normalité identitaire et physique par l’annonce de la saillance
et de ses causes, pour palier à des situations d’humiliation
(commentaires péremptoires, négatifs) ou de réification (l’attention de
l’interactant étant tournée uniquement sur les séquelles visibles). La
« lutte pour » exprime la tension entre la volonté d’être considéré
comme une personne « normale » et celle de faire reconnaitre la
particularité de son expérience de vie. Elle engendre donc des
réactions, à l’opposé de son homologue, et permet d’édifier les
cicatrices en marque de reconnaissance, en symbole de force. L’enjeu est
ici de faire reconnaitre la souffrance vécue à la fois sur un plan
physique et un plan moral.[...]»
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