«Les pervers font le mal pour le mal,
jouissent de l’angoisse
qu’ils suscitent chez autrui et défient les
normes morales
d’une société par leurs conduites « déviantes ».
Mais
est-on pervers de la même façon au Moyen Âge qu’au XXIe siècle ?
Violeur
d’enfants, mari manipulateur, homme politique aux mœurs légères…
Désormais, pas une semaine sans que le mot « pervers » soit utilisé à
tort et à travers dans les médias pour désigner à la vindicte publique
des individus dont le comportement déviant scandaleux, grotesque ou
abject nous donne à voir dans un miroir grimaçant ce que nous nous
évertuons à cacher sans cesse : la part obscure de nous-mêmes (1). Mais où commence la véritable perversion ?
L’existence du mot « pervers » est attestée en 1190 et dérive de « pervertere
» : retourner, renverser, inverser, commettre des extravagances. Avant
l’existence du mot, pouvait-on constater l’existence de la chose ?
Existait-il des pervers dans l’Antiquité ? On rapporte que le règne de
Caligula (37 à 41) fut marqué par la dépravation sous toutes ses formes.
L’empereur était assoiffé de sang, se délectait du spectacle de ses
gladiateurs s’entre-déchirant sous ses yeux et aimait à se travestir en
femme. Peut-il y avoir des pervers dans un monde où l’esclavage est
contractualisé, c’est-à-dire où les rapports de domination et de
soumission entre le maître et l’esclave sont la norme ? Si la perversité
de certains comportements a toujours existé, ne peut-il y avoir
perversion que dans une société d’hommes libres qui peuvent transgresser
certains interdits fondamentaux, religieux et laïcs ?
Dans la Rome antique, ce n’est pas l’homosexualité qui est
contre-nature mais la posture soumise de celui qui se fait sodomiser
– l’idée étant, dit l’historien Paul Veyne, de « sabrer et de ne pas se faire sabrer ». Sénèque note ainsi : « La passivité est un crime chez un homme de naissance libre ; chez un esclave, c’est son devoir le plus absolu. »
Sont donc considérées comme normales toutes les activités sexuelles où
l’homme libre est actif : avec une épouse, une maîtresse, avec « l’esclave, homme ou femme ». Certaines pratiques sont toutefois dites « contre-nature » : la bestialité, la nécrophilie, et les unions avec les divinités.
>> L’existence du mal chez un individu relève-t-elle de l’ordre divin ?
L’homme médiéval appartient corps et âme à Dieu. Le démon tentateur lui instille le goût du vice et de la perversité, mais l’être humain peut obtenir son salut, touché par la grâce ou par la force de sa foi, en acceptant sa souffrance inconditionnelle. Pour toute une tradition religieuse et littéraire de l’époque, la souillure est le corollaire de la sainteté. Les pratiques de destruction de soi, de flagellation et d’ascétisme permettent au mystique de s’identifier à la passion du Christ. Catherine de Sienne (1347-1380) mange le pus des seins d’une cancéreuse, la visitandine Marie-Madeleine Alacoque (1647-1690) se repaît des vomissements et des matières fécales d’une dysentérique – et ce contact buccal suscite en elle la vision de Jésus la tenant bouche collée à sa plaie (2).
Ancien compagnon de route de Jeanne d’Arc, Gilles de Rais viola et
tua environ 300 enfants avec des raffinements de cruauté qui défient
l’entendement et inspirèrent bon nombre d’écrivains, dont Joris-Karl
Huysmans et Georges Bataille. Durant son procès, il n’invoquera pas le
diable comme inspirateur de ses actes, mais l’éducation reçue par son
grand-père paternel, un richissime seigneur féodal, qui l’initia au
crime à l’âge de 11 ans…
Nerf de bœuf, cravache ou orties, les flagellants médiévaux déploient
des trésors d’inventivité pour se livrer sur leur corps à des actes de
mortification. D’abord popularisée au XIe siècle par Pierre
Damien, prieur du monastère de Fonte Avellana très violemment hostile à
l’homosexualité, l’autoflagellation se veut l’instrument d’une sanction
divine pour combattre le relâchement des mœurs. Mais dès la fin du XIIIe siècle,
des confréries vagabondes se regroupent clandestinement, échappent au
contrôle de l’Église, et l’autoflagellation devient assimilée à « un rite disciplinaire d’allure semi-païenne, puis franchement diabolique » (3).
>> Le libertin est-il un pervers ?
Le libertinage intellectuel du XVIIe siècle affirme
l’autonomie morale de l’homme face à l’autorité religieuse : tout dans
l’univers relève de la matière, laquelle est seule à imposer ses lois.
Au XVIIIe siècle, la référence constante à un ordre divin qui
servirait de tutelle et définirait la place du curseur entre le bien et
le mal s’effrite. Pour certains, le mal devient l’expression d’une
nature barbare de l’homme qui le distingue de l’animal et qu’il faut
corriger par le progrès et la civilisation (Étienne Bonnot de Condillac,
Denis Diderot). Pour d’autres, il est le fruit d’une mauvaise éducation
qui viendrait pervertir la nature humaine (Jean-Jacques Rousseau).
Le marquis de Sade métamorphose le projet des Lumières en un nouvel
ordre disciplinaire, sans limites, guidé par l’impératif de la
jouissance et propose comme fondement de la République une inversion
radicale de la loi : obligation de la sodomie, de l’inceste et du crime.
L’acte sexuel sadien consiste à toujours traiter l’autre comme un objet
interchangeable. Tout objet en vaut un autre. Le monde vivant, dans son
ensemble, doit être traité comme une collection de choses à démembrer
et désarticuler et dont il faut jouir de la façon la plus
irreprésentable.
La place de Sade était-elle à l’asile ou en prison ? Au moment où son
internement à l’asile de Charenton suscite de nombreux débats dans
l’opinion, s’ouvre une bataille, d’une actualité toujours aussi
brûlante, autour de la définition de la folie et de sa possible
guérison, qui oppose juristes et partisans de la psychiatrie naissante.
Que doit-il advenir des pervers dans un monde sans Dieu ?[...]»
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