«1« Qu’est-ce que le
genre ? », c’est en effet une question qui intrigue ; la notion même de
genre suscite parfois des réactions violentes dans le grand public,
comme on l’a vu cette année (2014) avec les manifestations contre le
mariage pour tous et le programme dit « abcd » lancé par le Ministère de
l’Education Nationale pour lutter contre les stéréotypes de genre. Ce
livre collectif se présente d’emblée comme une mise au point par rapport
à ces interrogations, qu’il s’agisse de la notion de genre, de cette
prétendue « théorie du genre » brandie comme un épouvantail, et
(surtout) de la réalité des études de genre dans leur variété d’objets
et de résultats. Bénéficiant de l’apport des meilleur-e-s spécialistes,
il vient donc à point nommé. Tout en gageant qu’il saura intéresser un
public large, il saura aussi accrocher l’intérêt de lecteurs et de
lectrices plus au fait de ces questions, notamment au vu la très grande
variété des textes proposés. À côté de chapitres thématiques
relativement classiques –le genre au prisme des neurosciences, de
l’anthropologie ou de l’histoire, de l’école, du monde du travail ou du
sport- dont les apports sont assez largement connus dans le milieu de la
recherche, on trouve en effet dans l’ouvrage des présentations de
perspectives plus pointues et/ou plus confidentielles, telles que genre
et grammaire, genre et cinéma, genre et sexualité, genre et religion…
2Sans
reprendre l’ensemble de ces éclairages dont la lecture est aisée et les
références d’approfondissement abondantes, arrêtons-nous ici sur
certains d’entre eux. Le texte « Ce que le genre doit à la grammaire »
(écrit par Y. Chevalier et C. Planté) souligne la particularité de la
langue française, qui contraint les locuteurs à afficher leur sexe quand
ils et elles parlent et à un nombre incessant d’accords masculins ou
féminins, avec qui plus est un masculin qui l’emporte sur le féminin.
Dans d’autres langues, soit c’est plus le statut social des personnes
qui s’affiche, soit l’on y prévoit des termes génériques, qui n’existent
pas en Français, ce qui débouche dans notre langue sur un masculin
considéré comme générique, contribuant à l’invisibilité des femmes. A
travers une langue, et tout particulièrement à travers la langue
française qui impose un classement binaire, nous est transmise « une
sexualisation de notre vision du monde et de notre perception des choses
à travers celle des mots qui les désignent » (p. 28). Ce texte ne
discute guère pour autant cette norme du parler correct d’aujourd’hui
qui promeut une sexuation systématique des noms, alors qu’au terme de ce
chapitre, on se dit qu’elle renforce de fait l’obsession pour le genre
que manifeste la langue française…
3Illustrant
la très grande palette de thèmes abordés dans l’ouvrage, un chapitre
rédigé par E. Peyre et J. Wiels s’intéresse à la manière dont au sein
même des sciences dites dures, les représentations des femmes ont
évolué : alors que jusqu’au seizième siècle, c’est le modèle d’un sexe
unique qui domine –les femmes étant « seulement » un sexe imparfait,
c’est-à-dire des hommes dont les organes sont « simplement » inversés-,
apparaît, au seuil du dix-septième siècle, une conception différente qui
s’élève contre cette représentation négative des femmes. On promeut
alors un différentialisme qui se veut égalitaire, avant que se diffuse
la thèse selon laquelle tout le corps est sexué, thèse qui ancre
progressivement l’idée d’une nature féminine, de fait d’une infériorité
féminine. Alors en plein essor, l’anthropologie se fait chiffrée et les
chiffres accablent les femmes, avec en particulier les thèses de
P. Broca qui conclut à l’infériorité intellectuelle des femmes au vu de
la moindre taille de leur cerveau. Les sciences ont à l’évidence
beaucoup évolué depuis, mais les auteures montrent que même la biologie
cellulaire la plus en pointe incorpore un certain sexisme, les femmes
restant le « sexe par défaut » (p. 65), dans un système qui doit rester
binaire.
4Autre
illustration de la variété des thèmes traités, les deux chapitres sur
la sexualité et celui consacré à la psychanalyse, qui ouvrent des
questionnements plutôt originaux. Ainsi, P. Molinier, à propos des
rapports entre sexualité et travail, se demande s’il faut considérer la
sexualité comme un travail, dès lors que prévaut la domination des
hommes sur les femmes et l’hétérosexualité, et comment penser alors ce
qu’on appelle la libération sexuelle… Au fil de ces chapitres très
documentés, on trouve des présentations synthétiques de féministes
américaines dites radicales comme G. Rubin, A. Dworkin ou C. Mac Kinnon,
pas forcément très connues aujourd’hui, tandis que dans son chapitre,
M. Bozon insiste plutôt sur les travaux empiriques conduits en France
sur les pratiques sexuelles. Ces derniers convainquent que, plutôt qu’à
un relâchement des normes, c’est à « une transformation du régime de
normativité » (p. 177) à laquelle on assiste : chacun a à gérer sa
sexualité de manière de plus en plus autonome, réflexive en s’aidant
d’un flot croissant d’information. Cela ne signifie pas qu’on aille vers
un régime plus égalitaire, tant les représentations qui cadrent les
comportements sont emprunts de différentialisme et fournissent autant
d’« injonctions à bien se comporter selon son sexe » (p. 183), tandis
que, on l’a vu avec les mouvements contre le mariage entre homosexuels,
l’idée qu’on puisse aller vers une moindre différentiation, voire une
ressemblance, est perçue comme une menace. Alors que sur ce point, la
psychanalyse et S. Freud au premier chef peuvent apparaître comme du
côté de ceux qui s’accrochent à l’ordre établi, L. Laufer s’efforce de
montrer que de fait Freud fut bien moins crispé qu’on a tendance à le
croire sur des identités sexuelles bien définies ; n’affirmait-il pas
(cité p. 207) qu’il convenait de « ne pas sous-estimer l’influence des
organisations sociales qui acculent la femme à des situations
passives » ? Ouverture soulignée, depuis, par Lacan, quand il affirme
dans une interview (cité p. 212) : « Il y a des normes sociales faute de
toute norme sexuelle, voilà ce que dit Freud », ce qui éclaire ex post
la remarque de Rubin selon laquelle « la psychanalyse est une théorie
du genre » (citée p. 209)…. Toujours est-il que ce regard apparaîtra
original à qui a en tête cette défense de l’« ordre symbolique de la
différence des sexes » (p. 222) promue par nombre de psychanalystes…
5Cet ouvrage foisonnant, avant tout académique, éclaire également des questions politiques d’actualité. C’est le cas, par exemple, de l’analyse fine faite par F. Rochefort à propos des positions des différentes églises sur le genre qui « opère une rupture avec une approche sacralisée de la différence des sexes » (p. 228) et « constitue sans conteste une nouvelle étape d’une sécularisation de la pensée » (p. 230). On comprend mieux alors les mouvements récents contre le « mariage pour tous » et les « abcd » à l’école, mouvements analysés spécifiquement, au fil de l’actualité récente dans le chapitre de R. Sénac intitulé « le contrat social à l’épreuve de l’offensive contre ladite « théorie du genre ». À la racine de ces résistances, il y a bien sûr cette hantise d’une possible dilution des différences, qui, elle, n’a rien de récent, et qui aurait pu, dans un nième chapitre d’un livre qui en compte déjà treize, faire l’objet d’une analyse spécifique du rapport de pouvoir entre hommes et femmes…[...]»
Ler mais...
Sem comentários:
Enviar um comentário