«En Allemagne, « l’effet Piketty » se fait sentir dans de nombreux
secteurs avant même la sortie de la version allemande, et ses défenseurs
comme ses opposants s’appuient sur ses travaux pour nourrir le débat
public autour de la réduction des inégalités et de la redistribution
publique. Texte publié en partenariat avec la revue Public Books.
Le débat sur les inégalités en contexte allemand
En Allemagne, l’adoption de la loi de 1967 pour la promotion de la stabilité et de la croissance [Stability and Growth Act] a marqué le début d’une courte période de politique économique orientée vers la demande, qui reposait principalement sur une politique de négociation collective fondée sur la solidarité et l’égalisation des salaires. Les crises pétrolières des années 1970 et la forte hausse du chômage qui en est issue ont entraîné un changement de cap en faveur d’une politique économique tournée vers l’offre, dont les objectifs étaient d’augmenter la compétitivité internationale et de réduire le chômage. La priorité fut alors donnée à la baisse des coûts comparatifs du travail, rendue possible grâce à la modération salariale, la dérégulation du marché du travail et la réduction des coûts non salariaux du travail. Les normes de négociation collective étaient considérées comme des facteurs freinant le développement économique (Traxler 2002). Jusqu’au déclenchement de la crise économique et financière mondiale, cette approche a été dominante dans les secteurs politique et économique.
Les effets de cette politique générale sont évidents dans de nombreux
domaines. Les inégalités ont augmenté en Allemagne. La dérégulation du
marché du travail et l’affaiblissement des normes de négociation
collective ont donné lieu à l’émergence d’un marché du travail à deux
vitesses, qui s’ajoute à de nombreuses relations professionnelles
« atypiques » caractérisées par un important secteur à faibles revenus
(Kalina and Weinkopf 2013). L’inégalité croissante n’était pas
simplement due à des contrastes de plus en plus marqués entre les
revenus, mais également à de réelles pertes de revenus pour une partie
de la population (Grabka and Goebel 2013). Au final, l’Allemagne a payé
au prix fort la mise en place de cette politique.
L’inégalité, sujet du débat public allemand
L’augmentation fulgurante des inégalités de salaires, tout
particulièrement dans la première moitié des années 2000, le début de la
crise économique et financière, ses conséquences dramatiques et la
recherche de ses causes, ont conduit à percevoir l’inégalité croissante
des salaires et des richesses comme un problème. Le sujet donne
désormais lieu à un débat public, la question principale étant de savoir
si l’augmentation des inégalités est la conséquence ou bien plutôt la
cause d’une économie faible et d’une stagnation au long cours. De plus
en plus nombreux sont ceux qui pensent que la véritable source du
problème a été la combinaison d’un effort démesuré pour l’exportation
avec la volonté d’une amélioration constante de la compétitivité
allemande. La très faible évolution des salaires qui s’ensuivit eut pour
conséquence une progression des coûts salariaux restée loin derrière
celle de certains pays de la zone euro. Par conséquent, d’énormes
déséquilibres sont apparus au niveau des comptes courants, qui ont à
leur tour contribué au développement de la crise (Stein et al., 2012).
Tandis que les critiques du système économique actuel se multiplient,
les appels à le conserver ne sont pas moins nombreux, confortés par la
performance récente du marché du travail allemand. Selon ce point de
vue, les réformes du marché du travail des années 2003-2005 (les
réformes Hartz) sont la clé de cette amélioration, et le fait que les
inégalités de salaires n’aient pas de nouveau augmenté est déjà une
réussite.
En ces temps difficiles, le livre de Piketty, sa documentation
empirique sur le développement des inégalités, et ses propositions de
réforme, s’avèrent très utiles car ils apportent de nouveaux éléments à
ce débat sur les inégalités. « L’effet Piketty » se fait sentir dans de
nombreux secteurs avant même la sortie de la version allemande, et
défenseurs et opposants trouvent dans son travail une incitation à
exprimer publiquement leurs arguments au sujet des inégalités.
L’inégalité du patrimoine en Allemagne
Le livre de Piketty se concentre sur l’analyse de la distribution des
richesses et son inégalité croissante dans de nombreux pays. Il invite à
étudier l’évolution de la distribution du patrimoine en Allemagne, pour
laquelle les données ne sont que partielles depuis la suppression en
1997 de l’impôt sur la fortune. L’évaluation de l’inégalité du
patrimoine se base par conséquent en grande partie sur les enquêtes sur
les ménages, dont les très grandes fortunes restent complètement
absentes. La comparaison des données de ces enquêtes et des statistiques
officielles révèle que l’inégalité des richesses est sans aucun doute
largement sous-estimée. En dépit du manque de données, il est indéniable
qu’en Allemagne tout comme aux États-Unis – quoique dans une moindre
mesure – le patrimoine se trouve distribué de manière extrêmement
inégale, plus inégale que dans aucun autre pays de la zone euro (Grabka
& Westermeier 2014). Au-delà de la question de savoir si l’inégalité
des richesses a augmenté ou non au cours de cette dernière décennie,
l’important est d’identifier les mesures que peut prendre l’Allemagne
pour réduire la concentration des richesses et la ramener à un niveau
acceptable.
L’inégalité des revenus en Allemagne
Les données sur la distribution des revenus individuels sont
meilleures : l’augmentation des inégalités de revenus depuis
l’unification de l’Allemagne est bien documentée et évidente à tous les
niveaux de distribution des revenus (voir en particulier Grabka et
Goebel 2013, OECD 2008, OECD 2011, Schmid et Stein 2013, Schmid et al.
2013). On doit cependant opérer une distinction entre les différents
concepts de revenus : le revenu équivalent des ménages (revenu marchand
et revenu net) tient compte de l’impact redistributif des ménages. À
l’inverse, le concept de revenu individuel n’en tient pas compte
(illustration 1).
Tandis que l’inégalité des revenus marchands des ménages a fortement
augmenté depuis l’unification allemande jusqu’à 2005, pour décroître
ensuite légèrement à partir de cette date, le revenu net des ménages
indique un schéma différent (illustration 2). Il n’y a pas eu
d’accroissement des inégalités des revenus nets dans les années 1990 en
raison de l’efficacité accrue de la redistribution publique. Dans les
années 2000, l’effet de la redistribution publique a progressivement
décliné, conduisant à une forte hausse des inégalités des revenus nets
jusqu’en 2005 principalement (illustration 3). Depuis cette date, les
inégalités de revenus sont restées élevées. La bonne santé du marché du
travail, les chiffres record de l’emploi et le fait que la proportion
d’emplois atypiques n’ait pas augmenté, sont à l’origine du déclin des
inégalités des revenus marchands après 2005 (illustration 4). Ainsi,
étonnamment, en dépit de l’évolution positive du marché du travail, les
inégalités de salaires nets n’ont pas diminué à proportion égale.
L’impact négatif des inégalités en Allemagne reste sujet à
controverses, tout comme, particulièrement encore, ce qui a engendré
cette hausse des inégalités. Le fait que les inégalités n’aient pas
augmenté depuis 2005 ne doit pas être interprété comme un signe positif,
puisque les inégalités de revenus nets n’ont pas diminué pour leur
part, bien qu’en raison de la bonne performance du marché du travail on
aurait également pu s’attendre à une baisse significative des
inégalités. Les indicateurs de la situation actuelle témoignent à
nouveau d’une hausse plutôt que d’un déclin des inégalités de revenus
(Grabka and Goebel 2013).
L’un des points importants, souvent négligé lorsqu’on se concentre
sur la mesure des inégalités, est l’évolution des niveaux de revenus
eux-mêmes. Dans un cas où tous les individus d’une société donnée
bénéficieraient de l’augmentation des richesses, la hausse des
inégalités serait bien plus supportable que dans le cas où seule une
partie de la population en profite et où un grand nombre de gens sont en
réalité exclus. L’Allemagne est bien dans le second cas de figure.
L’évolution du revenu marchand (illustration 5) indique que seuls les
individus situés à l’extrémité supérieure de l’échelle de répartition
des salaires ont perçu de réels gains de salaires. À l’inverse, de
nombreux individus situés à l’extrémité inférieure de l’échelle de
répartition des salaires ont connu de réelles pertes de salaire,
substantielles dans certains cas. En termes de salaires nets
(illustration 6), l’évolution a été moins importante, du moins jusque
dans les années 1990, mais se remarque également dans les années 2000.
Ici, les derniers quarante pour cent n’ont pas profité de l’augmentation
des richesses et ont dû faire face à de réelles pertes de revenus.
Les illusions conceptuelles de la mesure des inégalités
Selon les normes internationales actuelles, la mesure des inégalités
de revenus est fondée sur le concept de revenu net équivalent des
ménages, ce qui n’est pas sans poser problème (Stein 2013). Ce « revenu
conceptuel » comprend aussi, en plus des revenus issus du capital et de
l’emploi, les impôts et les transferts de paiement de l’État. Les
revenus sont pondérés en fonction des besoins, grâce à une échelle
d’équivalence qui permet de comparer les revenus des individus. Cela
signifie qu’on prend en compte non seulement la redistribution publique
mais également la redistribution au sein des ménages.
L’effet positif sur les ménages est particulièrement prononcé en
Allemagne (Lohmann and Andreß 2011). Pour obtenir une image complète de
l’évolution des salaires, la seule prise en compte du revenu net des
ménages est insuffisante, vu qu’il est possible que des évolutions à
court terme touchant diverses catégories de revenus de ce revenu net des
ménages purement « théorique » aient des effets contraires et
s’annulent mutuellement ; cela aurait pour conséquence que l’inégalité
générale des revenus reste inchangée. En Allemagne, l’insistance sur le
revenu net masque le problème de l’inégalité croissante des revenus du
travail, qui a continué à augmenter après 2005. En raison de la baisse
des revenus du capital engendrée par la crise, et malgré l’augmentation
des inégalités de salaires, le taux des inégalités des revenus nets n’a
pas augmenté depuis 2005 (Grabka & Goebel 2013).
Si on observe uniquement les revenus du travail, sans tenir compte
des différents mécanismes de redistribution (d’un côté la redistribution
au sein des ménages et de l’autre la redistribution publique à travers
la fiscalité et les transferts), le tableau est inquiétant. Dans la
partie haute de l’échelle de répartition, les inégalités ont augmenté
dès les années 1980 ; dans la partie basse, depuis les années 1990
(Fitzenberger 2012). Cette inégalité grandissante aux deux extrémités de
l’échelle n’a pas cessé d’évoluer, y compris après 2005. Même lorsqu’on
tient compte uniquement des emplois à temps plein, les informations
fournies par les statistiques de l’emploi [1]
indiquent une augmentation de l’écart des salaires (IAB 2013). Notre
propre analyse des inégalités de revenus, fondée sur les salaires
horaires bruts et utilisant des données fournies par le SOEP [2],
montre également une augmentation de l’inégalité des revenus du travail
(illustration 7), pour les employés à temps plein comme pour les
employés permanents.
Dernièrement, le problème de l’étalement accru des revenus du travail
s’est peu à peu immiscé au cœur du débat public, un sujet discuté par
les individus comme les institutions qui avaient autrefois été les
principaux défenseurs du système allemand de modération des salaires et
ont constamment cherché à renforcer une politique économique axée sur
l’offre. La Banque fédérale allemande a ainsi exigé, en 2014, des
accords de relèvement des salaires. L’OCDE, dans ses perspectives
économiques récentes pour l’Allemagne (2014), a conclu que le nombre
accru de personnes à bas revenus et de travailleurs en situation
d’emploi atypique n’ont pas bénéficié du boom économique à part égale.
L’OCDE critique également le niveau élevé du risque relatif de pauvreté,
qui n’a pas diminué malgré la bonne performance du marché du travail
allemand, et dénonce le fait que la mobilité ascensionnelle des
travailleurs à bas revenus ait diminué. Le Conseil allemand des experts
économiques (2013) [3], lui aussi, préconise des réformes en réaction à la chute de la mobilité du revenu.
Piketty a montré dans son travail que les rendements du capital ont
augmenté plus vite que les taux de croissance du PIB et du revenu du
travail, ce qui n’aurait rien d’inquiétant si le capital était réparti
équitablement entre tous les individus. Ce n’est pas le cas en
Allemagne, où la prospérité dépend largement du niveau de richesse des
familles, de la famille dans laquelle on nait, de ce que l’on hérite ou
bien de la richesse que l’on acquiert par le mariage. L’absence de
mobilité ascensionnelle, combinée à une hausse des inégalités, sont à
l’origine d’un malaise social profond, exacerbé par le fait que des pans
entiers de la population aient connu de réelles pertes de salaires au
fil des années et n’aient pu profiter de l’augmentation des richesses.
La société entière pourrait bénéficier d’une distribution bien moins
inégale. Ironie du sort, ce résultat est publié par le Fonds Monétaire
International, sous la plume d’Ostry et al. (2014), qui analysent le
rapport entre les inégalités de revenus et la croissance économique et
démontrent la supériorité des sociétés plus égalitaires. L’analyse
prouve qu’il existe une corrélation positive entre une faible inégalité
de revenus et une croissance économique plus rapide et plus durable.
Elle montre également que le politique peut avoir un réel impact sur les
inégalités dans la mesure où la redistribution publique n’a aucun effet
négatif sur la croissance.
Des recommandations politiques concrètes pour l’Allemagne
La plupart des arguments cités ci-dessus démontrent le besoin urgent
de réformes. Les directions prises par le débat actuel peuvent donner
lieu à des recommandations politiques concrètes pour l’Allemagne, et
peuvent aider à la mise en place d’un agenda efficace permettant de
corriger les effets négatifs des évolutions de ces dernières décennies.
Pour atteindre cet objectif, il existe un large panel de mesures
possibles, opérant à différents niveaux. Les premières s’attaqueraient à
la source même des inégalités, c’est-à-dire à la réduction des
inégalités du revenu marchand, selon deux mécanismes : mesures visant à
réduire les inégalités de revenus issues du capital ou les inégalités de
concentration des richesses. La fiscalité liée aux droits de succession
permet une importante marge de manœuvre, soit par la réduction des
indemnités élevées, soit par de généreuses exemptions dans le cas du
legs d’entreprises. Une autre proposition serait de supprimer le taux
forfaitaire d’imposition sur les revenus du capital afin d’uniformiser à
nouveau la fiscalité des revenus du capital et du travail. La
réactivation de l’impôt foncier est une autre façon de réduire la
concentration des richesses, qui permettrait à nouveau de collecter les
données concernant la richesse de l’Allemagne.
Il importe aussi de réduire l’inégalité relative aux revenus du
travail, qui est à l’origine de la plus grosse part du revenu marchand.
Ici aussi, il existe plusieurs solutions : stabiliser le régime des
négociations collectives, réduire le secteur à bas salaires et renforcer
les revenus salariaux issus du travail. Le salaire minimum légal, qui
sera appliqué en Allemagne à partir du 1er janvier 2015, y contribuera
également, en empêchant que les salaires ne subissent à nouveau une
pression à la baisse, tout en contribuant à la stabilisation des
salaires les plus bas de l’échelle de répartition. L’argument avancé par
les opposants au salaire minimum, selon lequel celui-ci entrainerait
des pertes d’emplois importantes, reste empiriquement infondé (ex.
Schmitt 2013, Reich et al. 2014, Bosch et Weinkopf 2014). De même,
l’intégration au marché du travail est le meilleur moyen pour protéger
les individus de la pauvreté. Toutefois, les salaires doivent rester
corrects et la mobilité sociale une véritable perspective.
Enfin, le système de redistribution publique doit être encore
renforcé, car c’est lui qui détermine la part de revenu du marché
finalement transformée en revenu net. La redistribution publique est
influencée à la fois par le régime fiscal et par le système des
transferts. Cela permet aux gouvernements de disposer d’une grande
liberté dans la définition de l’État providence mais également dans la
mise en place de réformes visant à réduire les inégalités.
Cependant, l’Allemagne doit faire face à de nouveaux défis. À titre
d’exemple, le régime légal des retraites en Allemagne fait également
partie de la redistribution publique. Les réformes récentes, qui ont
conduit à une baisse des prestations de retraite, ajouté au fait que les
futurs retraités connaîtront plus fréquemment des interruptions dans
leur carrière professionnelle, auront pour effet d’accroître les
inégalités de revenus. Ainsi, si le gouvernement ne fait rien pour
contrer ces évolutions, une réduction durable des inégalités de salaires
paraît peu probable.[...]»
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