L’analyse
des pratiques touristiques s’expose souvent à une première erreur, qui
consiste à amalgamer le sujet et le phénomène. À confondre ou refuser de
distinguer le touriste du tourisme. Ainsi l’observation du voyageur
comme personne – avec ses désirs, ses valeurs et ses rêves –
disparaît-elle au profit de l’étude du fait de masse : sa quantité, son
nombre, ses espaces, ses flux. Au nom de la distance sociologique, de la
neutralité statistique ou encore du réalisme marchand, on en vient
ainsi à une approche purement comptable des pratiques touristiques :
périodes, durées, pourcentages, fréquences, destinations, transports,
saisons, hébergements, fréquentations…
Ces approches ont bien sûr leurs utilités. Mais elles ignorent
toutes les facettes psychologiques du voyage. Le tourisme ne peut se
réduire aux vitrines des voyagistes ni se résumer à l’opinion des
guides, hôteliers et autres professionnels du tourisme. Contre cette
erreur, il s’agit d’aller ici à la rencontre d’un sujet sans lequel le
phénomène touristique ne serait pas. D’explorer la jungle des mythes et
imaginaires, représentations et projets qui en découlent. La « carte du
tendre » des voyages possibles, leurs tendances, ou la géographie
complexe des désirs vacanciers… Pas de tourisme sans touriste.
Lapalissade ? Sans doute. Mais il semble néanmoins utile de rappeler
encore et toujours ce fait malgré tout : « Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans le voyage (1) ! »
L’idiot du voyage
Le piège de cette confusion est qu’elle conduit à prêter au touriste
les vices du tourisme : les méfaits environnementaux (aménagements et
pollutions), les dévoiements culturels (réduction pittoresque et
folklorisation), les impacts économiques nocifs (inflation et
spéculation), les effets sociaux déstructurants (urbanisation et
migration), souvent redoublés au surplus par le développement de trafics
suscités par le goût du lucre, du luxe et de la luxure (sexe, drogue et
casino)… Sur cette base, le voyageur se voit imputé des perversités en
réalité issues de la manipulation et de l’exacerbation mercantiles de
ses désirs et de ses rêves…
Cette posture antitouristique, si injuste soit-elle, est fort
commode. L’immolation de l’idiot du voyage sur l’autel du vrai voyage
est de longue date un sacrifice moralement satisfaisant pour les élites (2).
En les décrétant responsables des effets pernicieux de l’industrie des
voyages d’agrément, il s’agit de juger ces touristes coupables des
ravages du tourisme et de les persécuter en conséquence. La ruse est
grossière mais convaincante ! Et l’on saisit mieux alors le
rapprochement si souvent fait entre le touriste et le mouton. Suiviste
et maudit, il n’est pas seulement celui de Panurge mais aussi de la
Bible…
La seconde erreur, tout aussi répandue, et largement déterminée par
la première, est de sous-estimer le touriste dans sa complexité. Qu’il
soit jugé innocent ou coupable : complice passif ou actif de la
forfaiture touristique, naïf ou cynique, maladroit ou opportuniste, il
est dans tous les cas trompé. Le mouton devient ici volatile. Il se fait
pigeon. Pigeon voyageur, il va de soi. Ou voyageur manipulé. C’est une
certitude. Le touriste est, on le sait, un être rudimentaire, inculte,
grossier, superficiel, égoïste, pressé, paresseux, stupide, etc. La
langue a d’ailleurs pris acte de ce postulat. Ne dit-on pas « être là en simple touriste »
pour stigmatiser, inutile, l’intrus inconscient ou irresponsable ?
Moyennant quoi, voyageur dévalorisé, éternel sous-estimé, à l’instar de
la « classe touriste » – rebaptisée « classe économique » pour voyageurs
à bas coût –, le sens de ses voyages, leurs fonctions et leurs enjeux
symboliques le sont aussi. Aujourd’hui, tant en sciences sociales que
chez les professionnels (bien qu’ils s’en défendent), ne pas accorder à
ce sujet la dignité d’objet d’étude complexe est une attitude très
ordinaire encore…
Pourtant, cette utilisation hédoniste qu’est la mobilité de loisir
repose sans cesse une question fondamentale : pourquoi voyageons-nous ?
Pourquoi le faisons-nous encore ? Pourquoi persistons-nous dans cette
mobilité, et même récidivons-nous quand nous n’avons plus de terres
promises à découvrir ou de pays à conquérir ? Que nous n’avons plus de
périls à fuir ou de ressources élémentaires, travail ou nourriture,
climats ou lieux sûrs, à trouver ? Alors que nous ne sommes plus ni des
nomades, ni des migrants, ni des forains, ni des trimardeurs ou autres
itinérants vitalement dépendants, que nous ne sommes plus de ceux que la
nécessité ou la tradition poussent au déplacement, pourquoi nous
obstinons-nous malgré tout à voyager encore ? C’est bien ici que ce
sujet prouve son importance et son intérêt. Le touriste est entier dans
son obstination et sa persévérance. Il voyage en dépit des critiques,
des crises, des mépris et des dangers, alors que rien d’impérieux ne l’y
pousse, a priori du moins. Il veut continuer à voyager. Pourquoi ? C’est là sa valeur anthropologique majeure.
Le touriste est un symptôme de société. Loin de sa réduction à une
pratique sociale de classe ou au statut de matière première d’un marché
juteux capté par des vendeurs de paradis, il reste que le tourisme nous
parle de la société. Il nous parle de nos désirs, de nos rêves, de nos
peurs et de nos répulsions. L’envie de voyager, l’envie du monde, recèle
nos préférences et nos tendances. Elle parle de nous. Elle nous
révèle.
Chacun sa vision du monde
Anthelme Brillat-Savarin disait au mangeur : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. » L’anthropologue peut dire au touriste : « Dis-moi comment tu voyages, je te dirai dans quelle société tu vis et comment tu conçois ton existence. »
Nos vacances, par voyages, tourismes et séjours interposés, expriment
des tendances lourdes : orientations fortes des mentalités, mutations
des sensibilités, évolutions des idéologies et représentations.
Il fut ainsi un temps, de Montaigne aux curistes du XIXe siècle, où
la visée du voyage était d’abord hygiéniste : on voyageait pour sa
santé. Et l’on en est maintenant à voyager en craignant de la perdre,
prenant parfois d’excessives précautions afin de prévenir les risques de
maladie ! De même, côté découverte, est-on passé du plaisir à la peur.
Si l’on partait jadis à l’aventure, avec un certain goût de l’imprévu,
l’on s’en va aujourd’hui bardé d’informations, de prévisions, de
réservations et d’assurances en tous genres. Rien n’est plus désagréable
pour cet « aventurier » contemporain, toujours en lien sur le Net,
avant, pendant, après, plus jamais détaché, déconnecté, donc réellement
éloigné quand il voyage, qu’un imprévu ! C’est qu’un tel incident,
échappant à sa prospective, pourrait lui faire perdre son argent, ses
liens, son réseau, ou pire : son temps ! Ainsi en va-t-il donc désormais
dans une « société malade du temps » (Nicole Aubert, Le Culte de l’urgence. La société malade du temps,
Flammarion, 2003) dont même le voyageur de loisir, pressé, stressé, n’a
de cesse de retisser une « toile » dont il ne veut plus sortir…
Miroir d’une époque
L’anthropologie du tourisme relève donc en partie de ce que l’on
appelait autrefois, au temps d’Herbert Spencer, de Gustave Le Bon et de
Ferdinand de Saussure, la « psychologie générale ». Sa mission consiste à
« identifier les modèles de représentation et les structures de
l’imaginaire qui, selon les mentalités et les sensibilités d’époque,
informent et guident les pratiques (3). »
Il s’agit de dégager ces modèles et ces imaginaires. Ce sont eux qui
sont à l’origine d’un phénomène de mobilité considérable. Ils le
génèrent, l’orientent et le redéfinissent sans cesse, en fonction des
contextes historiques, des inflexions ou des transformations de notre
vision du monde, et de l’influence de ces variables sur la psychologie
collective.
Il va de soi qu’un touriste aujourd’hui ne peut être comparé à celui
d’hier ou d’avant-hier. Aristocrate d’autrefois, petit bourgeois
émancipé de jadis adhérent du Touring Club de France (4), citadin en mal de grand air, employé et ouvrier récompensés (5),
congés payés des trente glorieuses au cœur des années 1960, routard
rebelle des années 1970, chaque génération, chaque classe d’âge ou
chaque classe sociale apporte sa vision du monde, son lot de désirs, ses
modèles de comportement et l’imaginaire de son époque. Ceux-là sont
fluctuants, variables, mais toujours significatifs. Le voyage d’agrément
nous raconte parce qu’il est un lieu de délivrance, de désinhibition,
d’expression libre, de défoulement et de réappropriation de soi. Comme
l’écrivit justement Jean Viard, les congés payés sont comme « les permissions qui limitent les désertions et les maladies imaginaires des soldats (6) »,
et cela si bien que les voyages de vacances sont des moments
privilégiés pour dire les manques et saisir les attentes de tout un
chacun. Ils sont à cet égard un puits sans fond pour observer à loisir
(c’est le cas de le dire) les envies des hommes, leurs quêtes, leurs fuites (lire Les quatre désirs capitaux)…
Au regard de cette question clé – pourquoi voyage-t-on ? –, ajoutons
que ledit « touriste », sujet complexe, est un homme qui, bien qu’à
l’abri des nécessités, non seulement continue de voyager mais qui de
surcroît recommence sans cesse. Répétant, réitérant l’expérience du
voyage, il récidive (lire Voyage : l'éternel recommencement)
! Voici donc un pourquoi dans un autre. Pourquoi voyage-t-on est une
chose. Pourquoi « revoyage »-t-on en est une autre ! Pourquoi
sommes-nous en matière de voyages d’agrément des récidivistes avérés ?
Pourquoi cette obstination étonnante, comme mise en abyme d’un voyage à
l’autre, et sans laquelle, là encore, les marchés des vacances et du
tourisme ne seraient pas ?
Partir et repartir encore
À l’origine de cette pratique récurrente – qui est même prête
aujourd’hui, pour se perpétuer en dépit de la crise, à user de la
débrouille, de réseaux d’hospitalité parallèles et du troc (7)
en marge des services officiels institutionnels et du marché légal –,
nombre de motifs, de diverses natures, ont été avancés. L’un des
premiers évoqués, à juste titre, est le désir de distinction. Ainsi
use-t-on du départ en vacances et du loisir des voyages comme moyens de
reconnaissance sociale et d’ostentation, d’intégration mais aussi de
domination. Il faut également citer les profits culturels et sanitaires
du voyage, qui à tous égards forme, soigne, éduque la jeunesse et les
moins jeunes aussi, ce que l’on sait au moins depuis la Renaissance.
Quant à son développement, on peut enfin noter le rapport quasi
mécanique de cette pratique cyclique de la mobilité d’agrément avec
l’urbanisation, un état de civilisation qui voit les sociétés, au
prorata de la taille de leurs agglomérations, émettre en réaction
d’autant plus de départs en vacances que les villes sont grandes.
Mais par-delà ces déterminations psychosociales, fonctionnelles ou de
civilisation à l’origine du phénomène, il y a, ne l’oublions pas à
nouveau, le sujet, non réductible à ces rôles et ces causes, si
efficientes soient-elles.
Le sujet avec ses rêves, ses raisons, ses déraisons aussi (8),
ses désirs cardinaux, cette obstination à renouveler l’expérience, sa
liberté. Ce n’est pas seulement un consommateur de voyages. C’est aussi
un inventeur, un interprète, un herméneute.
Aussi, pour finir, faut-il bien se garder de confondre le support et
la fonction, notamment en croyant que tel lieu manifeste invariablement
tel désir parce qu’il en prescrirait la fonction ou l’usage à son
visiteur. Par exemple, que l’appel du désert et l’envie de solitude ne
peuvent trouver réponse qu’au Sahara ou au Groenland. Une cabane en
forêt ou un fond de jardin peut suffire, tout comme la rencontre de
l’autre ne requiert pas à tout coup un pays lointain pour faire écho au
songe altruiste. Ainsi Claire Bretécher, moquant ses célèbres Frustrés
en vacances, fit dire à l’un deux : « Cette idée d’aller dans le tiers-monde alors que le quart-monde est à sept stations de métro (9) ! »
En revanche, et en dépit des apparences géographiques, une randonnée à
dix ou quinze dans le Kalahari, le Queyras ou le Taklamakân relèvera
bien du cénobitisme tandis que la tentation sociétale et le
désir de foule peuvent aussi bien se satisfaire dans un festival, à la
plage, en camping ou, évidemment, en ville. Évidemment ? « Si j’avais à imaginer un nouveau Robinson, déclara Roland Barthes,
je ne le placerai pas dans une île déserte mais dans une ville de douze
millions d’habitants, dont il ne saurait déchiffrer ni la parole ni
l’écriture : ce serait là, je crois, la forme moderne du mythe (10). »
[...]»
Ler mais...
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