«1«La
solidarité a longtemps été adossée à l’image d’une société pesante,
mais protectrice » (p. 53), et cette image serait aujourd’hui en perte
de légitimité. Le propos général du livre est de montrer comment le
consensus autour de l’intégration sociale s’érode. L’auteur y défend
l’idée forte selon laquelle la crise des solidarités s’expliquerait par
un déclin du désir d’égalité. Il se situe ainsi dans la continuité des
grands travaux relatifs à la solidarité et à son revers, l’exclusion.
François Dubet développe une théorie générale propice à une relecture
attentive des travaux précédents sur ce thème1 : nos sociétés auraient choisi l’inégalité ; et c’est cette idée de choix qui constitue la colonne vertébrale de l’œuvre.
- 2 On lira à ce propos Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
- 3 François Dubet s’appuie ici sur l’ouvrage d’Éric Maurin, Le Ghetto français, Paris, Seuil/La républ (...)
- 4 Ici encore, l’auteur cite Éric Maurin, La peur du déclassement, Paris, Seuil/La république des idée (...)
2Ainsi,
François Dubet s’attache, dans un premier chapitre justement intitulé
« Le choix de l’inégalité », à analyser quels sont les ressorts sociaux
de cette préférence. Et c’est ici un des premiers traits marquants du
livre : finalement, ce choix est moins un choix politique que le fruit
de nos pratiques quotidiennes (p. 38) : l’auteur passe ainsi en revue
les principales recherches récentes, en montrant comment celles-ci
postulent un désintérêt croissant des groupes sociaux pour la
solidarité. François Dubet relie donc sa théorie générale à de nombreux
phénomènes qui matérialisent les accrocs du lien social français –
progression des inégalités de revenus2 et culpabilisation des populations pauvres, désir d’entre-soi provoquant un processus de ségrégation spatiale généralisée3, panique morale d’une grande partie des classes moyennes en proie à une peur – jugée excessive – du déclassement4…
On retrouve également une large analyse - dont Dubet est l’un des
grands instigateurs - du déclin de l’école comme institution « sacrée »
de l’ordre républicain. L’auteur, reprenant en substance les analyses de
Pierre Bourdieu et de Pierre Merle (p. 26) parle à ce propos de
« massification concurrentielle » (p. 30). Toujours incapable de
corriger les inégalités initiales, l’école devient de plus en plus un
espace de compétition dont l’usage est monopolisé par les familles à
fort capital culturel, afin d’assurer un avenir prometteur à leurs
enfants. Les familles populaires seraient ainsi marginalisées au sein de
l’institution, et n’apparaîtraient aux yeux du grand public qu’à
travers les problèmes qu’elles posent – absentéisme, décrochage
scolaire... Comme le note François Dubet, ces familles « semblent ainsi
devenues responsables de leur propre malheur » (p. 31). Autrement dit,
« Le système scolaire français n’est pas élitiste parce qu’il
sélectionne des élites […] Il est élitiste parce que le mode de
production des élites commande toutes les hiérarchies scolaires […] et
parce qu’il détermine l’expérience scolaire de tous » (p. 30).
- 5 À ce propos, on lira avec intérêt l’ouvrage de Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Par (...)
- 6 François Dubet parle d’ailleurs d’idéal plus «liquide».
- 7 L’ouvrage de référence en la matière étant celui de Robert Castel, Les métamorphoses de la question (...)
- 8 Cette analyse est celle de Jacques Donzelot, « Un État qui rend capable » in Serge Paugam (dir.), R (...)
- 9 Lire à ce propos Serge Ebersold, La naissance de l'inemployable. Ou l'insertion aux risques de l'ex (...)
3Ces
évolutions seraient la résultante d’un processus de longue crise des
solidarités, provoqué par un affaiblissement de la force évocatrice des
grands récits5. L’auteur se réfère ici au déclin des grands idéaux nationaux issus notamment de la IIIe
république, la sacralisation de l’institution scolaire en étant un
élément majeur. Pour le sociologue, c’est justement par ces grands
récits que se serait constituée la représentation d’une nation
solidaire. L’idée d’une identité commune, constituant le socle
symbolique légitimant la redistribution des richesses, ferait figure de
condition nécessaire au sentiment d’un devenir collectif. De là un
« malaise dans la solidarité » que l’auteur éclaire par plusieurs
statistiques – défiance croissante contre les étrangers, contre l’impôt
et les mécanismes redistributifs… C’est ainsi que pour François Dubet –
et c’est ici la seconde grande thèse de l’ouvrage – l’idéal
d’intégration sociale laisserait sa place à l’idéal de cohésion sociale.
Le premier se traduirait par une société lourde mais protectrice,
instituant l’idéal d’un destin commun et inclusif qui ferait de la
société une entité insécable. Le second, au contraire, relèverait d’un
idéal moins monolithique6
considérant le corps social comme une simple agrégation
d’individualités. Reprenant la genèse de la construction d’un État
intégrateur à partir des travaux des principaux théoriciens7,
le sociologue analyse les différents phénomènes qui illustrent ce
« deuil de l’intégration ». De l’entreprise, qui serait devenue un
réseau de relations et de compétences, et non « un tout » (p. 64),
jusqu’au développement des discours apocalyptiques sur la « fin » de la
société, chers aux conservateurs, l’auteur dessine ainsi un portrait
inquiétant d’un pays en proie au doute, où les grands discours sur la
solidarité seraient devenus au mieux inaudibles, au pire suspects
(p. 67). L’affaiblissement structurel de l’idéal d’intégration aurait
donc laissé place à celui de la cohésion. Ce dernier se traduirait par
un discours nouveau, centré sur l’individu. Le rôle même de l’État en
serait transformé. De garantes du vivre ensemble, les politiques
publiques seraient désormais centrées sur la promotion de l’empowerment
des individus, c’est-à-dire sur la capacité de chacun de « se
réaliser ». L’État aurait désormais pour mission de « rendre capables »8, d’améliorer l’employabilité9
des individus, d’encourager la mobilité sociale… Se dessinerait ainsi
un monde où toutes les inégalités justes seraient légitimées par le seul
mérite (p. 73). La société idéale serait alors moins un système
fonctionnel et harmonieux qu’un réseau de capital social et de
confiance. François Dubet souligne régulièrement les apories de cet
idéal nouveau : les politiques publiques seraient sans durée, sans
cohérence, sans épaisseur. Elles se résumeraient à un flux continu de
dispositifs et de réformes dont les résultats demeureraient discrets
(p. 77). Elles marqueraient surtout une rupture avec les prérogatives
traditionnelles dévolues à l’État providence – intégration, lutte contre
la misère sociale...
4Le
dernier chapitre de l’ouvrage, dont l’intérêt peut raisonnablement
sembler plus secondaire, est normatif. L’auteur y propose plusieurs
pistes de réflexion afin de promouvoir une nouvelle solidarité qui ne
serait pas une simple esthétique du retour (aux traditions, à la
religion, aux racines), portée par les penseurs réactionnaires et
« dangereux pour la démocratie » (p. 81). L’auteur demeure en effet
circonspect sur la possibilité de réécrire un « grand récit ». Il se
propose donc de revenir aux pratiques individuelles, quitte à paraître
trop timoré (p. 82). La question étant éminemment politique, il souligne
avec justesse l’ambiguïté de la double injonction démocratique :
considérer les individus comme des entités distinctes, tout en
permettant à tous de se considérer comme des semblables. On évoquera ici
rapidement les voies de réflexions édifiées par l’auteur : multiplier
les scènes démocratiques en encourageant les dispositifs de démocraties
directes, élargir les procédures représentatives afin de permettre à
tous d’y être figurés ou d’y figurer, améliorer la transparence fiscale –
le flou étant propice aux rumeurs et aux accusations contre les
« profiteurs » - privilégier les populations les plus en difficulté
quitte à réduire les fonds alloués aux bénéfices des plus favorisés,
repenser l’institution scolaire en réinscrivant son action dans son
territoire local… De manière plus globale, le propos de François Dubet
s’inscrit dans une vaste réflexion sur la durabilité du modèle actuel.
Il s’interroge ainsi, dans les dernières pages de son ouvrage, sur
l’opportunité de s’inspirer du système multiculturel canadien, où le
droit à la différence est affirmé dans la limite des droits de
l’individu, « y compris celui de refuser les identités des collectifs
auxquels on est censé appartenir » (p. 101).[...]»
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