«En analysant le contenu des livres de développement personnel et les
modalités d’appropriation des textes par leurs lecteurs, l’ouvrage de
Nicolas Marquis permet de comprendre comment s’opère la rencontre entre
ces ouvrages à succès et le public.
Tiré d’une thèse de sciences sociales distinguée par le prix Le Monde de
la recherche, l’ouvrage de Nicolas Marquis étudie les pratiques de
lecture de livres de développement personnel et les usages qui sont
faits de cette littérature. À travers une enquête qui mobilise une
analyse d’une soixantaine d’ouvrages, une série d’entretiens menés avec
des adeptes recrutés dans quatre grandes librairies de Belgique
francophone (42 femmes, 13 hommes), puis l’examen de près de 300 lettres
et courriels de lecteurs reçus par des auteurs de premier plan, l’enjeu
est de réfléchir au contenu de ces livres à succès ainsi qu’à leur
réception [1].
« Être soi dans un monde difficile », « Cessez d’être gentil, soyez
vrai ! », « Que se passe-t-il en moi ? », « Les hommes viennent de Mars,
les femmes de Venus », tels sont quelques uns des titres, écoulés à des
dizaines de milliers d’exemplaires, sur lesquels Nicolas Marquis s’est
patiemment penché afin d’étudier leur construction, leurs codes
rédactionnels, leurs points communs stylistiques, et leur signification
pour les lecteurs interrogés dont on aura du mal à connaître précisément
le positionnement social (« ils appartiennent à une strate
socio-économique moyenne voire supérieure », p. 202). Au-delà d’une
simple sociologie des pratiques de lecture, le but de l’enquête est
d’interroger le succès des ces livres et de réfléchir, en écoutant leurs
adeptes, aux effets produits par cette littérature.
Un objet disqualifié
La sociologie de la réception que l’enquête met en place permet de
dépasser les deux modèles d’analyse que le développement personnel (DP) a
jusqu’à présent engendrés.
Le premier modèle d’analyse considère que le DP représente, hormis
des succès économiques pour les éditeurs et les auteurs, « le symptôme
d’un malaise culturel » (p. 11). Ce type de lectures, par des individus
en quête de repères, serait révélateur du déclin de la société et des
institutions, caractérisé par l’individualisme, la dépersonnalisation
des rapports sociaux, la psychologisation et le repli identitaire. Le
second modèle, inspiré de la pensée de Michel Foucault, traite le DP
comme l’indice d’une transformation du pouvoir et des normes. Il s’agit
alors d’un dispositif d’un nouveau genre : l’individu est à la fois
assujetti à la « culture psy » et encouragé à être responsable, réflexif
et libre au terme d’un « travail sur soi ». S’ils accordent l’un et
l’autre un pouvoir d’influence au DP, ces deux modèles ne permettent pas
d’analyser réellement l’ajustement entre une production éditoriale et
des lecteurs. Déceler, dans le succès de ces ouvrages, un indice
annonçant une société de forme nouvelle ou un type de pouvoir inédit
nécessite un investissement empirique indispensable que n’ont pas mis en
œuvre ces deux modèles d’analyse. Une sociologie de la réception de la
littérature de DP s’avère alors incontournable afin de ne pas négliger
les modalités d’appropriation des écrits par les lecteurs. « Quand on
suppose qu’un texte possède une signification sociale et/ou des
pouvoirs, il ne semble pas suffisant de consulter ce texte, de le
décortiquer et d’exprimer son inquiétude, même avec brio, quant à ses
conséquences ou ses effets en faisant comme si on était à la fois un
lecteur bardé de ressources analytiques et un lecteur lambda,
supposément naïf, comme si on pouvait ressentir les effets et les
analyser » (p. 36). Analyser les textes en profondeur puis écouter les
récepteurs sur leurs motivations et les stratégies d’interprétation
qu’ils mettent en place sont les orientations des cinq principaux
chapitres du livre.
Comment les livres de développement personnel s’adressent-ils aux lecteurs ?
Définir les livres de DP constitue une tâche difficile. Certains best-sellers sont des œuvres non fictionnelles mais d’autres, comme L’alchimiste de Paulo Coelho ou L’homme qui voulait être heureux
de Laurent Gounelle, sont bel et bien des romans. Les classements
usuels ne fonctionnent pas. Sans en faire un ensemble faussement
homogène, Nicolas Marquis dégage quelques caractéristiques communes.
Premièrement, tous « mobilisent une vision de l’être humain en tant
qu’il serait doté de ressources inexploitées » (p. 60). Ces ressources,
propriétés de tous, permettraient de franchir les obstacles du quotidien
à condition que le lecteur réalise un travail sur soi. Ensuite, une
grande partie des ouvrages sont prescriptifs. Conseils, ordres,
règlements sont dispensés afin d’encadrer le lecteur dans un travail sur
soi sans relâche. Les références étudiées par Marquis construisent
également une critique contre la société actuelle. Consommation de
masse, plaisirs artificiels, communication superficielle, excès
publicitaires sont les caractéristiques d’un environnement vis à vis
duquel les lecteurs doivent se détacher pour mieux exploiter leurs
ressources individuelles.
Les ouvrages de DP se définissent enfin selon l’expérience née de la
rencontre entre « un dispositif et une disposition ». Ces rencontres
reposent sur plusieurs leviers : l’investissement attendu du lecteur,
qui prend la forme de demandes stimulant une réflexion sur sa propre vie
(« posez le livre et essayer d’observer vos états d’âme » C. André), le
paratexte qui confère au livre une forme de pouvoir (« collection
Pocket évolution : des livres pour faciliter la vie !), et la légitimité
scientifique de l’auteur (D. Servan-Schreiber ou B. Cyrulnik sont
médecins). Ces éléments génèrent une certaine connivence qui contribue à
convaincre le public du bienfait de la lecture et de l’existence de
changements prochains.
Pourquoi lire des ouvrages de développement personnel ?
Avant de démontrer que l’ajustement entre les textes et les
récepteurs ne se réalise pas sans une participation du lecteur, Nicolas
Marquis identifie les modalités de socialisation à ce genre éditorial.
Comment et quand ce type de lecture intervient-il dans le parcours des
individus ? Toutes les personnes interrogées sont en mesure de répondre à
cette question. Pour une petite minorité d’entre eux, ce type de
littérature a toujours fait partie de leur bibliothèque personnelle ou
familiale. Les parents, grands consommateurs de livres de DP, ont ainsi
pu encourager leurs enfants à se diriger vers ces ouvrages. Mais, pour
l’écrasante majorité, l’arrivée du DP est liée à un événement
particulier qui a conduit à un questionnement sur soi et son
environnement social. Ce moment « fondateur » fait suite à une
séparation, un drame ou un conflit familial après lequel ils déclarent
s’être sentis démunis. La question n’est pas de croire ou de ne pas
croire au DP. Le but est avant tout de « tester de nouvelles pistes
puisqu’ils n’avaient – selon leur expression – « plus rien à perdre » »
(p. 92).
Travail du lecteur et crédibilité des ouvrages
En attente de conseils, les lecteurs considèrent que la compréhension
de ce type d’ouvrages requiert un investissement important. Lecture
utilitaire, elle est également fragmentée et discontinue : l’objectif,
en faisant parfois l’impasse sur des chapitres qui les concernent pas,
est de retenir « ce qu’on peut prendre pour soi en fonction de ce qu’on
attend ». La description, élaborée par les récepteurs interrogés, de
leurs pratiques de lecture révèle le « travail du lecteur »,
c’est-à-dire un ensemble d’actions sans lesquelles le texte ne pourrait
prendre sens. La sélection de passages, le surlignage, la prise de notes
sont autant de petites opérations réalisées sur le texte visant à la
compréhension et à l’actualisation du contenu en fonction de des
problèmes relationnels rencontrés.
La confiance accordée par les récepteurs aux livres de DP ne va pas
de soi. Il ne s’agit pas d’une communication de masse à laquelle de
nombreux lecteurs adhéreraient sans recul critique. Un certain nombre
d’éléments contribuent à construire une connivence avec le lecteur.
Selon les personnes interrogées, le livre « ne doit pas raconter
n’importe quoi ». Il ne doit pas offrir non plus de « solution miracle »
et les changements promis doivent être raisonnables. Nombreux sont
également les lecteurs à dénoncer les abus du cadre psychanalytique qui
« ramène tout à l’enfance » (p. 105). La figure de l’auteur, en grande
majorité de sexe masculin, revêt aussi une grande importance. Les
adeptes semblent accorder du crédit à ceux cumulant deux espèces de
capital : une autorité scientifique d’une part, et, d’autre part, la
capacité à s’adresser à un large public auprès duquel il peut, selon les
lecteurs, innover et « faire bouger les lignes ». La figure du
« scientifique transfuge », ne reniant rien de son milieu professionnel
mais critiquant parfois ses carcans et ses pesanteurs académiques,
constituerait l’auteur par excellence. Rédigés par des charlatans ou des
« purs commerciaux », les ouvrages « trop compliqués », « prises de
tête », trop « tarte à la crème » et trop « clés en mains » n’ont pas la
faveur du public.
Lire, pour quels effets ?
Le succès des ouvrages de DP repose enfin sur l’appropriation des
textes par les lecteurs. Alors que ces derniers attribuent au talent de
l’auteur et à sa compétence scientifique le fait de s’identifier au
contenu de l’ouvrage (« ça, c’est tout moi ! »), les lecteurs ne
semblent pas avoir conscience des nombreuses opérations de sélection et
d’ajustement réalisées pour établir cette connexion. Sans compétence et
sans travail, point d’échange entre le texte et l’individu.
Poursuivant l’écoute des lecteurs, Nicolas Marquis décrit les
différents effets ressentis et formulés par le public. Avant toute
chose, les ouvrages aident les individus à mettre en évidence un
problème, à le décrire, à le déchiffrer, à le comparer à d’autres. Ils
fournissent ensuite des « clés » de compréhension, des « plans », des
« trucs » pour travailler « la communication avec les autres ». Grâce à
cette formalisation, les textes sont perçus comme « un activateur de
possibles qui donne des prises sur un monde ». L’enjeu serait de rendre
une situation explicite pour que l’individu puisse « reprendre la main »
(p. 142). L’analyse des courriers reçus par plusieurs auteurs révèle
que les lecteurs sont nombreux à décrire les effets perçus en reprenant
les projets fixés par les ouvrages : beaucoup confient « y voir plus
clair », « avoir accéder à une certaine vérité », « avoir accéder à de
nouveaux modes d’être au monde » (p. 144) ». Difficilement observable,
l’efficacité est toutefois exprimée.
Basé sur une enquête rigoureuse et rédigé avec soin et souci de
clarté, le livre de Nicolas Marquis apporte une contribution à deux
domaines de la sociologie contemporaine. Il est un apport sérieux à la
sociologie de la culture en étudiant la réception, son contexte, les
usages et les significations pour les lecteurs d’un genre éditorial
déconsidéré. Tout l’intérêt de cette enquête est de comprendre ce qui se
joue dans les lectures d’ouvrages de DP en prenant au sérieux un objet
disqualifié ou rapidement traité comme l’un des signes du déclin de la
société et de la perte de repères d’individus aliénés. Il constitue
également une stimulante réflexion à la sociologie de l’individualisme [2].
Les ouvrages de DP sont à la fois les révélateurs et les vecteurs d’une
injonction sociale construite autour de l’affirmation et de la
responsabilité de soi. Les relations tissées entre textes et auteurs et
le lectorat sont autant d’indices de cette transformation des liens
sociaux.[...]»
Ler mais...
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