«1Saviez-vous
que 6 millions de personnes, au moins, vivent aujourd’hui dans les
450 camps de réfugiés existants dans le monde ? Et que certains de ces
camps ont été mis en place il y a plusieurs décennies déjà, comme celui
de Chatila au Liban en 1949 ? L’ouvrage dirigé par Michel Agier, avec la
collaboration de Claire Lecadet – tous les deux anthropologues –, livre
ces informations dès les premières pages. Toutefois, il ne s’agit pas
ici d’explorer uniquement les camps de réfugiés, mais de les prendre en
compte, tout comme les camps de déplacés internes, les camps de
rétention et les camps auto-établis1.
En d’autres termes, il s’agit de saisir l’« encampement » du monde :
« une des formes du gouvernement du monde, une manière de gérer
l’indésirable » à l’échelle planétaire (p. 11).
- 2 Cet ouvrage, comme le rappelle Michel Agier, a été conçu à partir des échanges réalisés dans le cad (...)
2Un monde de camps
compte vingt-cinq monographies, dont les auteurs proviennent de
différentes disciplines : anthropologie, sociologie, science politique,
architecture et géographie2.
Chaque contributeur traite d’un camp ou d’un groupe de camps
spécifique. Le titre de chacune des monographies commence par le nom de
celui-ci, suivi par celui du pays dans lequel il se trouve. Les auteurs
non seulement exposent les résultats d’enquêtes de terrain mais
s’efforcent également de restituer le contexte historique de formation
et de transformation des camps. Cela découle d’une volonté explicite
d’inclure et d’interroger le temps long de ces espaces, en s’opposant à
la lecture « urgentiste » qui préside à leur conception. Par ailleurs,
les textes sont accompagnés de plusieurs photos illustrant ces
territoires ainsi que les populations qui les habitent. De même, un
cahier central présente plusieurs cartes, dont une – particulièrement
intéressante – expose un panorama de la localisation et de la taille des
camps (« Un paysage global de camps »). Il est frappant de voir comment
la plupart des « camps de réfugiés » se concentre dans des pays
d’Afrique subsaharienne, du Moyen-Orient et d’Asie. À l’inverse, la très
grande majorité des « camps de rétention administrative » se situe dans
les pays de l’Union européenne et aux États-Unis.
- 3 Il est possible de placer ce développement théorique dans la continuité de celui de : Michel Agier, (...)
3La cohérence théorique de l’ouvrage est donnée par Michel Agier dans l’introduction3.
Selon lui, une « hypothèse anthropologique forte » relie et traverse
l’ensemble des contributions : on serait en train d’assister à la
formation d’un « “dispositif ” de lieux de confinement ». Ainsi, au lieu
d’interroger séparément les différents sens qu’ont ces espaces, Agier
propose de questionner plutôt « le sens qu’ils prennent en tant que
forme globale, “solution” délocalisée qui s’impose aux situations
locales de crise » (p. 19). Il développe dans cette perspective la
catégorie idéal-typique de « forme-camp », ayant trois caractéristiques
constitutives : l’extraterritorialité (le camp est un hors-lieu, souvent
non identifié sur les cartes), l’exception (le camp est soumis à une
autre loi que celle de l’État dans lequel il se trouve) et l’exclusion
(le camp est la forme sensible d’une altérité). L’auteur indique que les
habitants des camps sont soumis – à des degrés divers – aux trois
contraintes évoquées, qu’ils doivent affronter ou contourner.
4Cet ouvrage est pensé comme un projet d’ « ethnographie globale », qui essaye de saisir le déploiement du dispositif d’encampement à partir de différents terrains locaux. Ce projet est structuré en quatre parties, dont chacune réunit plusieurs monographies autour d’une même thématique ou de caractéristiques communes. Les deux premières parties ont un point en commun : elles traitent exclusivement des camps de réfugiés. Toutefois, elles se différencient en mettant chacune en avant une approche particulière pour aborder ce type de camps.
- 4 Ce sigle désigne le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, présent sur l’ensemble d (...)
5La
première partie insiste davantage sur la prise en compte du « temps
long » dans l’étude des camps de réfugiés, ainsi qu’elle fait voir les
effets de la permanence des populations dans ces espaces. Cette présence
prolongée permet le redéploiement de pratiques antérieures à l’arrivée
dans ces espaces ; elle peut également être à l’origine d’un nouvel
enracinement. C’est ce que montre Simon Turner dans son étude sur Lukola
(Tanzanie), camp établi en 1994 pour accueillir des réfugiés burundais
hutus fuyant les Tutsis depuis les années 1970. L’auteur montre le
développement d’activités politiques clandestines malgré leur
interdiction par les gestionnaires humanitaires du camp (le HCR4
et des ONG). Il s’agit pour ces réfugiés de s’organiser autour de deux
organisations concurrentes, interprétant, chacune à sa manière, le
conflit burundais. Pour sa part, Manuel Hertz s’intéresse aux réfugiés
sahraouis installés près de la commune de Tindouf (Algérie), suite à
l’occupation marocaine et mauritanienne du Sahara dans les années 1970.
Les camps sahraouis ont la particularité de ne pas être contrôlés par
les humanitaires, ni par l’État algérien, mais par les réfugiés
eux-mêmes. C’est plus précisément la « République arabe sahraouie
démocratique », créée en 1976, qui gère de manière autonome l’ensemble
de ces territoires. Hertz montre comment la « préfiguration » d’un État
sahraoui s’est constituée progressivement, tout en devenant tangible par
des constructions urbanistiques (hôpitaux, écoles, etc.).
- 5 L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-O (...)
6Dans
la partie suivante, l’étude des camps de réfugiés est réalisée au
travers d’un prisme spatial. Les auteurs abordent notamment les liens du
camp avec son environnement, ainsi que ses transformations
urbanistiques. Bram J. Jansen montre, par exemple, que le camp de Kakuma
(Kenya), mis en place en 1992 pour accueillir des réfugiés soudanais,
est devenu progressivement un foyer économique pour la région dans
laquelle il se situe. L’auteur rend compte du développement d’une « zone
grise » commerciale dans laquelle les marchandises et les hommes
transitent, en détournant les autorisations officielles. À son tour,
Nicolas Puig revient sur la reconstruction du camp de Nahr al-Bared
(Liban), accueillant des réfugiés palestiniens depuis 1949. Le camp a
été détruit en 2007, suite aux affrontements entre l’armée libanaise et
un groupe islamiste, puis a été reconstruit par l’UNRWA5 en 2009, suite à la mobilisation de ses anciens habitants – très attachés affectivement à « Bared ».
7La
troisième partie s’intéresse aux camps de déplacés internes, crées suite
à des catastrophes naturelles ou des crises politiques. François
Gemenne examine, par exemple, la gestion par l’État japonais des
déplacements causés par le tremblement de terre de 2013. Alors que les
évacués du tsunami ont été relogés ou mis « à l’abri » de manière
ordonnée, cela n’a pas été le cas pour les évacués de l’accident
nucléaire de Fukushima. Les autorités japonaises ne s’attendaient pas à
un tel accident, ce qui s’est traduit par un traitement improvisé et
inégalitaire. Pour sa part, Stellio Rolland relate la situation des
personnes déplacées par le « conflit interne » en Colombie, notamment à
partir du campement de Paravando. Installés dès 1996 et soutenus par
l’Église catholique et des ONG, les desplazados se sont
mobilisés afin d’obtenir des droits territoriaux et de préserver leurs
« communautés » des affrontements entre l’armée colombienne et la
guérilla.
8La
dernière partie réunit les camps de rétention, les camps auto-établis et
les camps de travailleurs. Il s’agit de regrouper ces endroits, a priori
très différents des camps de réfugiés et de déplacés mais qui
permettent de penser l’encampement comme un phénomène global et
caractérisé par le cantonnement des migrants. Tristan Bruslé présente
son enquête portant sur le camp de travailleurs népalais au Qatar.
L’auteur s’intéresse à la description de ces espaces gérés par des
entreprises privées et construits dans une perspective purement
fonctionnaliste, de même qu’à la gestion par ces travailleurs de leur
vie quotidienne et de leur intimité dans ces lieux. Pour sa part, Louise
Tassin retrace l’histoire et les transformations du « centre de
rétention » de Lampedusa (Italie), existant depuis 1998, afin
d’interroger la banalisation de cette forme de confinement des étrangers
en situation irrégulière dans l’Union européenne. À son tour, Sara
Prestianni décrit la « jungle pachtoune » de Calais, campement crée par
les exilés afghans, suite à la fermeture du centre de Sangatte en 2002.
Il s’agit d’un espace auto-organisé par ces exilés, qui leur sert comme
refuge le temps qu’ils réussissent à passer en Angleterre. Toutefois,
ces « jungles » sont menacées de destruction par la police, de manière
constante. Ce dernier aspect s’apparente à celui des « campements
illicites » en région parisienne. Martin Olivera revient sur l’histoire
du Hamul (Saint-Denis), un bidonville de migrants « Roms », détruit
en 2010 après dix ans d’existence.
9Il
faudrait également ajouter que plusieurs textes du corpus insistent sur
la capacité de ces migrants (qu’ils soient réfugiés, déplacés,
sans-papiers, etc.) à « habiter » ces « camps ». Autrement dit, ces
textes analysent l’encampement non seulement comme un dispositif de
domination, mais aussi au travers des possibilités de résistance ou
d’autonomie des personnes qui peuplent ces espaces. Par ailleurs, de
nombreux textes montrent que ces lieux – réunissant des migrants, des
humanitaires et des agents des pays d’accueil – possèdent souvent un
fort caractère « cosmopolite ». Enfin, le lecteur ne trouvera pas ici
une analyse comparative entre les différents types de camps identifiés
par l’auteur dans l’introduction.[...]»
Ler mais...
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