«1Comment penser aujourd’hui la
célébrité ? Négligée par les travaux académiques, l’étude de la
popularité qui s’attache à la personne plutôt qu’à l’œuvre d’un artiste
ou d’un écrivain auprès d’un public non spécialiste tombe souvent dans
l’écueil de la simplification. Qu’elle soit perçue comme simple fruit
des mutations technologiques et médiatiques des XIXe et XXe siècles, ainsi que le suggère depuis les années 1990 les celebrity studies anglophone1 et, récemment, Nathalie Heinich en France2,
ou, en la confondant à la « gloire », comme une constante de toute
société, la célébrité n’a que rarement été abordée au prisme de sa
généalogie. Réfutant l’anachronisme supposé du sujet, Antoine Lilti,
spécialiste de l’histoire culturelle et sociale des Lumières, se dresse
contre l’image topique de la célébrité comme phénomène purement
contemporain, et pose ici la question de son origine historique.
Prolongeant une entreprise de renouvellement de l’histoire des idées
modernes en plein essor3, l’auteur entend montrer que la célébrité a précédé l’ère contemporaine, et apparaît dès le milieu du XVIIIe siècle, contre l’idée habermassienne d’un espace public uniquement critique et rationnel durant ce siècle4. La photographie, la télévision, le cinéma et ses stars,
n’ont fait qu’asseoir des mécanismes qui trouvent leur origine dans un
nouveau rapport des auteurs, artistes et politiciens, à un public large,
dans les métropoles des Lumières. Le postulat fondamental est énoncé
avec force : la célébrité n’a pas attendu la télévision pour captiver
les foules.
2L’ouvrage
se présente comme une série d’études de grandes figures culturelles,
littéraires ou politiques, qui sont autant de coups de sonde sur un
aspect de cette mutation culturelle, entre la publication du Discours sur les sciences et les arts de
Rousseau, qui le fait entrer sur la scène publique parisienne, et les
grandes tournées européennes de Liszt, en 1844. L’intérêt est donc moins
porté sur les textes ou les auteurs eux-mêmes, souvent canoniques (de
Rousseau et Voltaire à Byron et Talma), que sur leurs relations avec le
public. Aussi l’auteur exploite-t-il avec érudition les correspondances,
les portraits, les biographies, la presse, ou, sous l’influence de
l’histoire conceptuelle, les évolutions du vocabulaire.
3Montrant
la profonde ambivalence d’une notoriété moderne tributaire des faveurs
immédiates du public, et se fondant sur le triomphe de Voltaire en 17785, tôt éclipsé par une comédie populaire, Janot,
Lilti souligne d’abord le lien entre la célébrité et l’essor des
spectacles, temps forts de la vie urbaine. Cette « société du
spectacle » (p. 39) donne naissance à la première économie du
divertissement, aux premières vedettes, avec Sarah Siddons6 ou Talma7, aux premiers scandales, avec Tenducci8.
Le public se passionne moins pour l’œuvre que pour la vie privée de ces
artistes, épiés par ce que Lilti n’hésite pas à appeler des « fans »,
dans une « intimité à distance » (p. 65) avec des individus qu’ils n’ont
jamais rencontrés. Contre Habermas, et en exhumant les journaux
d’actualité mondaine plutôt que les journaux savants, l’auteur traque
dans le public urbain des Lumières une « première révolution
médiatique » (p. 75), que suscite une diffusion plus large de la presse
mondaine, des portraits de poche, et des biographies de figures
publiques contemporaines. La frontière entre domaines « privé » et
« public » change de signification. Cette nouvelle publicité suscite une
intense réflexion critique chez les artistes et les auteurs, qui
prennent conscience de la caducité de la « gloire » héroïque, admiration
pour le passé, devant la nouvelle « célébrité », fascination du
présent. Ce passage de la renommée à la célébrité interroge des auteurs
qui craignent de voir leur notoriété s’évanouir avec la mode, de voir
leur œuvre masquée par leur image publique, ou de n’avoir aucune
postérité. De Louis-Sébastien Mercier à Flaubert, les critiques de cette
nouveauté ne sont pas rares.
4Lilti
consacre une étude circonstanciée à celui dont il affirme qu’il a
suscité le projet de cet ouvrage : Rousseau. Les vicissitudes publiques
du genevois, cherchant des années durant la notoriété, devenant un
véritable phénomène social avec La Nouvelle Héloïse, puis se
plaignant de la célébrité de « Jean-Jacques », son alter ego public, le
plongeant dans une paranoïa bien connue, donnent à voir les ambiguïtés
de l’espace public des Lumières. Orgueilleux de sa reconnaissance
sociale, Rousseau se met en scène, suscitant un véritable « transfert
affectif » (p. 165) de ses lectrices et lecteurs à l’« ami
Jean-Jacques », proche de tout un chacun, jusqu’à être « défiguré »
(p. 206) par son image publique.
5L’ouvrage
s’attache aussi à mettre en exergue la déclinaison politique de cette
nouvelle forme de notoriété. À travers les figures de Marie-Antoinette,
de Mirabeau, de Georges Washington ou du Napoléon du Mémorial de Sainte-Hélène,
est étudié le passage d’une légitimité politique fondée sur la
« gloire » à celle, nouvelle, qui s’appuie sur la « popularité »,
célébrité politique. Marie-Antoinette rompt avec la figure royale
traditionnelle, mais perdra vite le contrôle de son image publique,
Mirabeau fonde son influence sur sa verve, tandis que Washington et
Napoléon prennent conscience dans leur retraite du hiatus existant entre
la célébrité de leur image et la postérité de leur carrière. Lilti
consacre la fin de son ouvrage à explorer le développement et
l’exploitation de cette dynamique chez les romantiques, de la
« Byromania » à la « Lisztomania ».
6L’ouvrage
est courageux, traitant d’un sujet peu conceptualisé académiquement. À
cet égard, cette étude richement documentée et intelligemment illustrée
est singulière, dans la mesure où elle est l’occasion d’une théorisation
précise de la célébrité, trop souvent confondue avec d’autres formes de
notoriété. Un effort de définition et de conceptualisation fine doit
ainsi être salué, qui se révèle épistémiquement très pertinent, cernant
les contours d’un phénomène éminemment complexe. L’ouvrage se veut ainsi
une étude généalogique d’un phénomène aujourd’hui prégnant, et met en
exergue les subtilités de son évolution et des idées qui lui sont
associées. Aussi l’auteur défait-il une vision de la célébrité comme
forme de légitimité propre à la démocratie, en montrant qu’elle n’a
jamais su se défaire d’un discours critique acerbe quant à sa vacuité et
sa vulgarité supposée, ne s’imposant jamais comme légitimité véritable.
7« Les
historiens, en général, n’aiment guère les anachronismes » (p. 8)
prévient d’emblée l’auteur. Un sujet aussi actuel pourrait s’avérer
dangereusement téléologique, mais Lilti joue habilement avec
l’anachronisme, le vocabulaire contemporain et de constants parallèles
temporels entre les XVIIIe et XXIe siècles. Ce
parti pris original, qui contraste avec le sérieux tout académique de la
documentation et de l’étude, est un outil heuristique nécessaire à la
compréhension d’un phénomène encore largement en déficit de
théorisation. Lilti se défend d’assimiler le contenu de ces parallèles,
et de faire des célébrités des Lumières un simple calque de nos stars contemporaines,
de la même façon qu’il souligne la différence déjà patente des
notoriétés de Rousseau en 1751 et de Liszt en 1844.[...]»
Ler mais...
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