terça-feira, 4 de novembro de 2014

Hannah Arendt : l'impasse de la modernité

«Parce qu'elle célèbre le travail, la consommation et la croissance, la modernité détruit notre monde commun. Pour Hannah Arendt, la désaffection du politique laisse alors la place aux intérêts privés..

Hannah Arendt est une penseuse de la crise. La crise au sens de la dissolution des valeurs à l’œuvre dans la société contemporaine. Mais aussi la crise comme révolution, éruption de l’événement dans le réel. C’est dans la « Brèche entre le passé et le futur », selon le titre de la préface de Crise de la culture (1961), que s’inscrit l’essentiel de son œuvre. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », écrivait le poète et résistant René Char. En citant cet aphorisme dans sa préface, Arendt désigne la tâche de l’intellectuel : penser « sans garde-fou » les événements de son siècle. Siècle qui a vu advenir la société de consommation, la conquête de l’espace et la montée des totalitarismes.


Bien que disciple de Martin Heidegger, de Karl Jaspers ou d’Edmund Husserl, Arendt se défend d’être une philosophe. Centrée sur l’homme individuel, la philosophie occidentale est trop éloignée de la pluralité du politique, pour Arendt. Au titre de philosophe, elle préférera celui de « professeur de théorie politique ». Cette opposition aux philosophes occidentaux, notamment Marx et Platon, et cette affirmation de la prévalence de la politique sur toute autre forme d’activité sont au cœur de la pensée d’Arendt.

Dans Condition de l’homme moderne (1958), elle opère la distinction fondamentale entre trois activités, trois degrés de la vita activa  : le travail, l’œuvre et l’action. Soumis à la nécessité vitale, le travail n’a d’autre fonction que d’assurer la survie de l’espèce. Pure production des objets destinés à être consommés, le labeur est commun à tout le règne animal. Seules l’œuvre et l’action, qui participent à l’édification d’un monde commun, sont des activités spécifiquement humaines. L’œuvre car elle crée des objets durables – des objets d’art, de culture, ou d’artisanat – qui ne se consomment pas. L’action politique car elle est l’art d’interrompre le cycle des générations, d’inventer des commencements, de faire l’histoire.


Une société de travailleurs sans travail


La modernité, qui commence pour Arendt avec la découverte de l’Amérique, la Réforme et l’invention du télescope, a renversé l’échelle des activités humaines. En hissant le travail, à l’instar de Karl Marx, au rang d’une activité proprement humaine, l’âge moderne a fait de la croissance économique un credo et a précipité l’avènement de la société de consommation. Dès lors, la recherche de croissance n’a eu d’autre effet que d’accélérer le cycle de production et de destruction des biens périssables. Par ailleurs, l’automatisation due aux progrès techniques a peu à peu dégagé les individus de leur fardeau, sans proposer d’alternatives au travail. « Ce que nous avons devant nous, écrit Arendt, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire (1). »
Cette science à l’œuvre dans l’automatisation industrielle présente bien d’autres dangers pour Arendt. L’invention au XVIIe siècle du télescope comme le lancement du premier satellite artificiel Spoutnik en 1957 participent tous deux du désir d’« échapper à l’emprisonnement terrestre », de se défaire des limitations de la condition humaine. Tandis que son premier mari, Günther Anders, ne cesse de pointer les dangers de l’industrie nucléaire, Arendt formule les pires craintes à l’égard du progrès scientifique. Il fait courir le risque, en défaisant les liens entre homme et nature, d’anéantir les conditions mêmes de la vie de manière imprévisible et irréversible.


En faisant du travail la plus haute des activités humaines, la modernité a également semé la confusion, explique Arendt, entre espace public et espace privé. La sphère publique, d’ordinaire réservée aux questions politiques, s’est trouvée envahie par des problématiques sociales, au profit des intérêts privés d’une catégorie sociale spécifique, essentiellement la bourgeoisie. Dès lors, le débat démocratique s’est trouvé réduit à des questions de gestion, comptables et bureaucratiques. Arendt donne l’exemple du logement qui peut être traité sous deux aspects différents. Le premier, consistant à réfléchir aux conditions dans lesquelles des individus qui aiment leur quartier sont prêts à s’installer ailleurs est une question politique. En revanche, se demander de quelle surface et de quelles commodités chaque être humain a besoin pour mener une vie décente est une question comptable, qui ne nécessite pas d’être débattue (2). C’est l’omniprésence de ces questions sociales dans le débat public et le repli vers l’intime qui font peu à peu disparaître ce qu’Arendt appelle un « monde commun ».[...]»

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 Sciences Humaines, Céline Bagault

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