1« J’ai le désir, et je sens
le besoin, pour vivre, d’une autre société que celle qui m’entoure.
Comme la grande majorité des hommes, je peux vivre dans celle-ci et m’en
accommoder – en tout cas, j’y vis. […] Mais dans la vie, telle qu’elle
est faite à moi et aux autres, je me heurte à une foule de choses
inadmissibles, je dis qu’elles ne sont pas fatales et qu’elles relèvent
de l’organisation de la société »1 . Ces mots du philosophe Cornélius Castoriadis, tirés de son maître ouvrage L’institution imaginaire de la société,
expriment l’esprit de révolte et la soif d’émancipation qui n’ont
jamais cessé d’habiter cette figure intellectuelle hors norme.
L’importante biographie que lui consacre aujourd’hui François Dosse
vient combler un vide qu’on s’explique encore mal. Comment un penseur
d’une telle envergure, qui a suscité l’admiration chez nombre de ses
contemporains, de Pierre Vidal-Naquet à Edgar Morin, de Vincent
Descombes à Marcel Gauchet, a-t-il pu être à ce point marginalisé ?
C’est ce paradoxe qui fournit le point de départ du récit captivant que
François Dosse – auteur des biographies déjà reconnues sur Ricœur,
de Certeau ou encore Deleuze et Guattari – consacre à ce Rousseau du XXe siècle.
2À
partir d’un minutieux travail sur les archives et la mobilisation d’un
grand nombre d’entretiens menés auprès de ses proches, dont les extraits
parsèment de bout en bout le récit, cette biographie jette un éclairage
inédit sur un parcours de vie extraordinairement riche et singulier. En
une vingtaine de chapitres et plus de cinq cent pages, François Dosse
restitue l’itinéraire de ce « Titan de l’esprit », selon l’expression
d’Edgar Morin, rendant non seulement justice à un penseur essentiel,
mais montrant surtout combien sa pensée constitue une ressource
intellectuelle et politique précieuse. De son enfance à Athènes et ses
premiers engagements politiques, dans un contexte social marqué par la
dictature de Metaxas, à son exil en France à l’âge de 23 ans ; de son
engagement pionnier contre le communisme soviétique mené au sein de Socialisme ou barbarie
à la refondation critique du projet révolutionnaire ; de son travail en
tant qu’économiste à l’OCDE à l’exercice de la profession de
psychanalyste, jusqu’à sa nomination tardive à l’EHESS comme directeur
d’études, Dosse retrace avec finesse le parcours étourdissant d’un
penseur infatigable et intarissable, au tempérament bouillonnant voire
étouffant. À travers ce portrait, c’est tout un pan de la vie
intellectuelle française de la seconde moitié du vingtième siècle qui
est éclairé de manière neuve.
3L’aventure du groupe intellectuel et de la revue Socialisme ou Barbarie,
à laquelle Dosse consacre près de cinq chapitres, retient
particulièrement l’attention. C’est au sein de ce groupe fondé en 1949
avec Claude Lefort – avec qui Castoriadis ne cessera d’entretenir un
rapport tumultueux – que Castoriadis développera en avant-coureur une
critique du régime bureaucratique soviétique et, plus fondamentalement,
de la pensée marxiste, sans jamais rien répudier, pour autant, de
l’horizon révolutionnaire. De Jean-François Lyotard à Gérard Genette,
nombre de figures intellectuelles participeront à cette aventure unique
dont Castoriadis demeurera jusqu’à sa dissolution l’instigateur central.
À l’encontre tant de l’aveuglement d’une grande partie de la gauche
devant la nature du régime soviétique que de la condamnation libérale
bientôt unanime de toute perspective révolutionnaire, Socialisme ou Barbarie
a montré la nécessité de frayer une autre voie, non sans provoquer en
son sein de vives polémiques et déchirures. Les prises de positions
intransigeantes et iconoclastes de Castoriadis et les critiques toujours
plus acérées qu’il formule à l’endroit du marxisme ne manqueront pas de
susciter l’incompréhension à gauche, irritant jusqu’à ses plus proches
amis (cf. chapitre 7).
- Castoriadis, Lefort et Morin consacreront d’ailleurs à cet épisode social et politique – cette brèc (...)
4La dissolution de Socialisme ou Barbarie
en 1967, une année avant la mise en mouvement contestataire de la
France, laisse le sentiment amer d’un rendez-vous manqué. On en oubliera
la source d’inspiration essentielle qu’a pourtant constitué Socialisme ou Barbarie pour les artisans de Mai 68, bien plus que l’International situationniste comme l’affirme Dosse2. L’arrêt de Socialisme ou Barbarie
ne signe toutefois pas celui de la réflexion de Castoriadis, qui se
consacrera désormais pleinement à son ouvrage théorique. Sans jamais
perdre de vue la perspective d’une transformation radicale de la
société, à la fois ancrage et horizon de toute sa pensée, Castoriadis
approfondit dès les années 1960 sa réflexion et son combat en faveur de
l’autonomie – maître-mot de sa philosophie et de sa conception de la
politique – à partir d’une exploration des profondeurs de la psyché
humaine (chapitres 8-9-10). S’éloignant de Marx pour se rapprocher de
Freud, cette période d’évolution intellectuelle en est aussi une de
reconversion professionnelle. Économiste à l’OCDE depuis 1948,
Castoriadis s’installera à son compte en tant que psychanalyste en 1973
aux côtés de son épouse d’alors, Piera Aulagnier. Demeuré marginal dans
le milieu des psychanalystes, Castoriadis y était toutefois respecté,
explorant avec une rare inventivité les ressorts de la créativité
humaine et de l’imaginaire.
- On consultera à ce sujet l’article éclairant de Stéphane Vibert, « Le nomos comme auto-institution (...)
5Son opus magnum L’institution imaginaire de la société, publié en 1975 et devenu un classique,
synthétise les perspectives théoriques du philosophe. À partir d’une
discussion critique du marxisme dont il rejette la dimension
déterministe et objectiviste, Castoriadis y jette les bases d’une
conception du monde social-historique fondée sur la reconnaissance d’une
indétermination créatrice première de l’humain, orientée vers la
réalisation de l’autonomie tant individuelle que collective. Plusieurs
chapitres particulièrement bienvenus de la biographie de Dosse
reviennent d’ailleurs sur quelques-uns des apports théoriques majeurs du
philosophe : ses analyses sur la Grèce antique, dont Castoriadis estime
qu’elle pose le germe de l’autonomie démocratique3,
(chapitre 18) ou encore sa conception de l’historicité intimement
associée à la notion de création (chapitre 19). Dosse évoque enfin cette
« montée de l’insignifiance » décriée par Castoriadis (chapitre 21),
autrement dit cet enfoncement néolibéral dans l’hétéronomie qui
caractérise les sociétés contemporaines, sociétés « des lobbies et des
hobbies », selon une expression fameuse du philosophe.
- À ce sujet, on se reportera avec profit aux ouvrages d’Arnaud Tomès et Philippe Caumières, Cornéliu (...)
6Difficile,
au final, de rendre compte de la richesse de cette biographie, dont la
plus grande réussite tient en définitive à l’envie qu’elle procure de
lire et de relire Castoriadis. Une biographie qui montre aussi la
fécondité de son œuvre, diffusée, poursuivie, discutée par nombre de
commentateurs aussi bien en France qu’à l’étranger (cf. les chapitres 22
et 23). On peut ainsi regretter qu’un tel esprit encyclopédique, auteur
d’une œuvre aussi exigeante, lucide, originale et radicale, apportant
des éclairages décisifs notamment sur les questions de l’imaginaire, de
l’autonomie, de l’émancipation et de la politique, n’occupe pas une
place plus importante dans le panthéon des penseurs en sciences
sociales. Il est en particulier frappant de voir combien la science
politique continue de tenir en marginalité un penseur qui avait pourtant
fait de la chose politique le cœur de son projet intellectuel4.
Si l’on évoque Castoriadis, c’est aux côtés de Claude Lefort et pour
mieux le confiner dans son ombre. Rares sont pour ainsi dire les
ouvrages ou les manuels d’histoire des idées politiques qui
reconnaissent en soi l’importance de son œuvre.[...]»
Ler mais...
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