Du temps acheté: La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique.
Une analyse fine des tensions entre démocratie et capitalisme, qui néglige toutefois le facteur environnemental.
«Le capitalisme a souvent été présenté comme le seul régime économique propice à l'essor de la démocratie. Toutefois, même s'il s'agissait d'un extrême, l'exemple chilien sous la dictature du général Pinochet a démontré qu'il pouvait en aller autrement. Ces dernières années, les politiques sociales et économiques imposées par la Troïka et/ou le Fond Monétaire International aux pays parfois désignés sous l'acronyme «PIGS» (pour Portugal, Irlande, Grèce et Espagne.) ont remis en cause la souveraineté populaire alors que des gouvernements technocratiques ont même été nommés sans majorité comme en Italie avec Mario Monti. Dans l'essai Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, le professeur de sociologie allemand Wolfgang Streeck se penche sur les relations désormais très conflictuelles entre capitalisme et démocratie[1].
Le livre a été rédigé à l'occasion des «conférences Adorno», ce qui
explique les nombreuses références à l'un des principaux animateurs de l’École de Francfort
et le présupposé pessimiste du propos: les crises ne finissent pas
toujours bien. Streeck confronte son analyse de la crise financière et
fiscale de nos démocraties contemporaines aux théories de la crise
développées à la charnière des années 1960-1970 par l’École de
Francfort. Paradoxalement, dans les critiques de l'époque, le
capitalisme n'était pas remis en cause en termes de fonctionnement mais
en termes d'acceptation comme système social: sa bonne marche semblait
acquise, restait seulement à résoudre la question de sa légitimité...
Streeck se penche au contraire sur la logique du capitalisme et ses
impasses. L'idée qui traverse l'ouvrage est simple: le capitalisme, en
crise structurelle depuis la sortie des Trente Glorieuses, a retardé son
implosion grâce à la financiarisation de nos économies. Les solutions
adoptées sont temporaires et fragiles: une dialectique s'installe,
chaque remède adopté se transforme progressivement en problème en moins
de dix ans.
Inflation, dette publique et dette privée
L'histoire n'est pas neuve; la crise actuelle trouverait ses racines dans un processus ayant débuté dès les années 1970. Un triple mouvement était alors à l’œuvre: la révolte du capitalisme contre l'économie keynésienne, l'expansion des marchés du travail et des biens. Le développement de la consommation a permis d'emporter l'adhésion des populations au projet de société néolibéral, par ailleurs fortement soutenu par les politiques publiques en dépit des apparences. Celles-ci sont intervenues d'abord par l'inflation, c'est-à-dire une création monétaire généreuse, puis par la dette publique en laissant courir les déficits, et enfin par la dette privée, en facilitant l'accès au crédit, notamment immobilier. Les gouvernements ont ainsi retardé le divorce entre démocratie et capitalisme et les tensions qui en découleraient. Pour Streeck, nous assisterions en toute vraisemblance à la fin du mariage arrangé entre démocratie et capitalisme scellé à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Les trois crises actuelles seraient autant de reflets des solutions
temporaires mises en place pour relancer la croissance: crise bancaire,
crise fiscale et crise de l'économie dite «réelle». Les trois sont
évidemment interdépendantes sur bien des points, ce qui complique la
mise en place de solutions aussi bien sur le court que le long terme.
Pour Streeck, la crise actuelle relève avant tout de la crise de
confiance d'un capital qui cherche à s'émanciper de ses obligations
vis-à-vis du travail, et cela depuis les années 1970: «Economic crises
in capitalism result from crises of confidence on the part of capital;
they are not technical disturbances but legitimation crises of a special kind.»
(p. 23) Comme dans un mauvais roman d'Ayn Rand (romancière américaine,
Ayn Rand est vénérée des ultra-libéraux, notamment pour son livre La Grève
qui dénonce violemment les politiques «socialistes» de son temps.), la
grève de l'investissement de la part du capital a conduit à une
combinaison d'inflation et de chômage qui aurait eu pour but d'adoucir
les travailleurs rendus trop gourmands par le plein emploi et qui
rongeraient en conséquence la part dévolue aux profits.
Autrement dit, depuis les années 1970, l'on assiste à une
reconversion de l'économie au profit du capital, aidée en cela par des
pouvoirs publics qui ont retardé une possible confrontation entre
capital et travail. L'inflation, la dette publique puis privée
(«Privatized Keynesianism» pour reprendre le mot de Colin Crouch) ont
permis de continuer à contenter le travail tout en augmentant la part du
capital en l'absence d'une croissance aussi forte que durant les
décennies précédentes. Ces solutions ont constitué des formes d'avances
sur salaire, ou plutôt sur croissance, jamais engrangées faute d'une
augmentation suffisante du PIB. Elles ont permis de maintenir l'ordre
social à l'aide de montages économiques successifs avant leur
effondrement: «The current triple crisis results from a breakdown of the
debt pyramid consisting of promises of growth that capitalism has for
some time no longer been able to deliver» (p. 39). A l'issue de ce
processus, le capital se retrouve émancipé non pas des gouvernements,
bien souvent à son service, mais du contrôle démocratique. Les citoyens
finiront-ils en effet par considérer la loi du marché comme la seule
forme de justice?
Citoyens versus actionnaires
La théorie économique néoclassique considère habituellement que les
niveaux d'endettement des États résultent des demandes inconsidérées de
leurs citoyens. Entre temps, le sauvetage des banques dans de nombreux
pays aura prouvé qu'ils n'étaient vraisemblablement pas les seuls
responsables. Sur la longue durée, il est aussi possible d'observer une
corrélation entre augmentation de la dette publique et pénétration des
théories néolibérales, encouragée en cela par un désintérêt croissant
des citoyens comme en témoignent les taux d'abstention élevés lors des
élections.
Le conflit entre justice sociale et justice du marché s'est attisé:
la première perturberait la seconde en redistribuant les résultats des
répartitions issues du libre jeu du marché. Aussi, la crise actuelle des
finances de l’État n'aurait pas été tant causée par un excès de
dépenses mais plutôt par une insuffisance de recette comme dans les
années 1920... L’État semble devenu impuissant à prélever des impôts sur
les plus fortunés de ses administrés, ces derniers exploitant au
maximum les échappatoires offerts par la mondialisation.
En conséquence, l’État finance davantage ses dépenses par l'emprunt
que par l'impôt. Un tel mode de financement convient doublement aux
classes possédantes puisqu'il leur permet, outre d'être moins imposées,
de placer de façon sûre leur capital tout en contrôlant de façon quasi
censitaire la politique des États. Les détenteurs de dettes nationales
deviennent en effet de véritables actionnaires de ceux-ci: ils se
constituent alors en une force de contrôle à égalité avec les électeurs,
que Streeck désigne comme des Marktvolk à opposer au Staatsvolk
(p. 80), actionnaires contre citoyens. Les gouvernements se retrouvent
alors au milieu des tensions entre les intérêts des deux entités. La
prise de décision quitte la sphère purement politique pour se jouer
davantage dans la cour de la diplomatie financière, ce qui ne va pas
sans engendrer une grande confusion autour d'enjeux difficiles à
comprendre pour les citoyens.
L'Euro: cheval de Troie de la néo-libéralisation?
Dans un développement faisant écho au Viol d'Europe de Robert Salais,
Streeck envisage une nouvelle forme d’État européen dédié à la
«consolidation fiscale». Streeck lit les conséquences de l'union
monétaire à l'aune d'un article prophétique de l'économiste autrichien
Hayek, écrit en 1939, qui établissait une relation entre fédération et
libéralisation. Le projet européen a en effet servi de véhicule au
néo-libéralisme. Les gouvernements nationaux ne se sont pas privés
d'avoir recours au prétexte des politiques européennes pour libéraliser
dans leurs pays, soutenus en cela par la Commission mais aussi par les
décisions de la Cour de Justice. L'Euro ne serait que l'aboutissement du
processus. L'Euro prive en effet les États de la seule arme qui leur
resterait contre les exigences du marché: la dévaluation.[...]»
Ler mais...
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