1Cet ouvrage collectif est le dernier qu’aura coordonné Marc Uhlade,
décédé en février 2014. Il y traite une des questions majeures qui ont
marqué sa carrière. Élève et héritier de Renaud Sainsaulieu, défenseur
d’une lecture de l’entreprise comme institution, son point de départ est
de s’interroger sur le possible maintien de collectifs de travail dans
des situations de changement et d’incertitudes gestionnaires : « sur
quel substrat de lien social les salariés confrontés à des incertitudes
majeures de gestion s’appuient-ils pour ne pas sombrer ? » (p. 2).
Quelles nouvelles formes de solidarité et de coopération permettent de
tenir, de « résister » individuellement et collectivement, voire de
trouver de nouvelles formes de mobilisation et d’action collective ?
2Une des grandes forces de cet
ouvrage qui s’appuie sur le travail de neuf chercheurs et
treize enquêtes de terrain dans des secteurs, situations et auprès de
catégories de salariés extrêmement variées, est de tenir cette
problématique de bout en bout et d’offrir une grande cohérence dans le
traitement de cette question. Dans la littérature abondante sur les
questions de santé au travail, l’ouvrage offre un point de vue
résolument constructif si ce n’est optimiste sur les collectifs de
travail. Les différentes contributions permettent, en effet, tout en
maintenant certaines nuances de propos, de défendre une thèse commune :
celle de l’existence de collectifs non institués qui permettent à des
micro-régulations d’opérer et aux salariés de l’incertitude de tenir,
voire de résister. On notera combien cette thèse trouve un écho fort
dans les résultats de l’enquête Conditions de Travail 2013 parus
récemment : on y apprend notamment que les indices de soutien et
d’entraide augmentent sensiblement par rapport à 2005, alors que, dans
le même temps, de plus en plus de salariés indiquent vivre des
situations de tension1.
3L’ouvrage
s’articule en trois chapitres, qui portent chacun sur un « type »
d’incertitude considéré comme emblématique. Ces situations sont toutes
caractérisées par un dérèglement des cadres institutionnels (brouillage
des règles, des collectifs institués) et une érosion des modèles
organisationnels, qui génèrent un sentiment d’insécurité chez les
salariés. Ici ce ne sont donc pas les conditions d’emploi (précarité,
chômage) qui sont sources d’incertitude mais bien le contexte de travail
ou l’activité elle-même.
4La
première incertitude est liée au changement permanent et à la « haute
flexibilité gestionnaire » des organisations. Les contributions mettent
en avant l’existence de plusieurs formes de collectifs et de modes
d’actions de salariés face aux transformations incessantes des
organisations. Il en va ainsi d’un centre d’appel employant des
non-voyants, où des solidarités informelles et de l’entraide permettent,
dans un contexte de management individualisant, de maintenir la
cohérence des activités et l’insertion des non-voyants, même si ces
relations sont souvent instrumentales ou utilitaristes, et sans doute
peu pérennes. Le deuxième chapitre montre, dans un univers très
différent (cadres très qualifiés de l’aéronautique et de la banque) que
l’introduction des démarches qualité offre, pour certains cadres, un
moyen de recouvrer du sens à travers la construction de nouveaux
dispositifs de gestion, même si là encore ces initiatives sont fragiles
et éphémères : elles sont vite reprises en main par la direction et, dès
lors (re)deviennent contraignantes.
5Le cas des contrôleurs-inspecteurs sanitaires étudiés par François Granier permet
de mettre l’accent sur les ressources fortes dont disposent ces acteurs
pour surmonter les tensions, les contradictions et la nécessaire
interprétation des règles dans leur activité, dans un environnement
complexe : leur expertise, leurs connaissances locales et leur « ethos
de métier » leur donnent les moyens de reconstruire des normes d’action
publique, en contractualisant avec les acteurs socio-économiques et en
rédigeant référentiels, guides de bonne pratique, ou « normes douces »
locales, conformes à leur conception de l’intérêt général.
6Pour
clore cette partie, Marc Uhalde présente le cas de deux organisations
où les salariés semblent « satisfaits », malgré un contexte de forte
flexibilité et l’omniprésence d’outils de gestion. Ces structures sont
caractérisées par des « compromis sociaux », une politique en faveur de
l’emploi, le maintien d’une logique « métier », un ancrage local et
l’entretien d’une mémoire collective. Ces éléments expliquent qu’en
dépit de modes de management contraignants, ces salariés fortement
qualifiés expriment leur bien-être dans le travail.
7La
deuxième partie, rédigée par Anne-Claude Hinault, Mokhtar Kaddouri et
Marc Uhalde, est consacrée aux incertitudes qui portent sur les formes
de reconnaissance au travail. Ces chapitres offrent une véritable montée
en généralité en faisant la synthèse de plusieurs études de terrain
pour identifier cinq contextes de « carences de reconnaissance » :
incertitude de mission, d’autonomie, de parcours, d’intégration et de
stabilité d’emploi. Les auteurs soulignent dans chacun des cas la
capacité d’adaptation des individus et groupes professionnels, et la
variété des dynamiques identitaires. Ils proposent alors de distinguer
ces dynamiques, dans les deux chapitres suivants, selon qu’elles donnent
naissance à des actions d’ordre « critique » ou à des formes plus
constructives et positives de mobilisation de la part de salariés
concernés. Dans le premier cas, le désaccord se manifeste par des
résistances plus ou moins ouvertes ou feutrées, conflictuelles ou
passives, qui s’appuient souvent sur des collectifs de pairs. Lorsque
l’emploi est menacé, ces dynamiques sont marquées davantage par la
rupture, que celle-ci soit forcée (restructuration) ou volontaire
(mobilité), et s’appuient alors sur des liens sociaux hors travail. Le
second type de dynamiques, intégratives, se fonde sur l’émergence de
nouvelles identités, soit de type « fusionnelles » autour d’un métier ou
d’une entreprise « communauté », soit plus proche de l’identité que
Sainsaulieu qualifiait « de négociation », où les salariés parviennent à
retrouver un équilibre en obtenant une promotion, un parcours, ou une
« réputation » en échange de leur compétence ou expertise. Les auteurs
concluent cette partie en faisant remarquer que le « pouvoir
organisationnel » (fondé sur l’expertise et les savoirs) a perdu en
importance en faveur des groupes de pairs, ainsi que dans la recherche
d’un jugement d’utilité par les bénéficiaires (clients, patients,
usagers,…) qui sont de plus en plus sources de reconnaissance pour les
salariés.
8La
troisième partie de l’ouvrage et la troisième source d’incertitude sont
celles de la conciliation vie professionnelle et hors travail. Celle-ci
n’est pas nouvelle, mais des formes de régulation semblent émerger et se
stabiliser grâce à deux ressources : les collectifs et les politiques
de gestion « bienveillantes ». Cécile Gayral et Pascal Thobois comparent
l’application de l’ARTT dans le secteur du nucléaire, où des
arrangements au sein des collectifs permettent de trouver des
équilibres, et chez les médecins libéraux où l’organisation en cabinet
ou en maison médicale permet à certains de s’entendre pour aménager des
horaires de travail, tout en restant conforme à l’éthique du métier,
c’est-à-dire en assurant une disponibilité aux patients à tour de rôle.
Le dernier chapitre, de Martine Buffier-Morel, propose une analyse
comparée de politiques de gestion autour des temps mises en place dans
quatre organisations différentes, et souligne la nécessaire
appropriation des règles publiques par chaque organisation et leur
régulation par les acteurs locaux.
9La
conclusion de l’ouvrage par M. Uhalde revient sur la thèse défendue, à
savoir l’existence de formes d’actions collectives informelles et non
institués qui, de la négociation à la résistance en passant l’invention
de nouvelles règles ou d’outils de gestion, permettent de nuancer le
constat d’une perte de collectifs au travail et de l’absence de
solidarités. L’auteur insiste sur l’existence « d’indéfectibles
solidarités », et les réelles capacités d’action voire d’affirmations
politiques qui permettent la (re)construction de sens. Pourtant,
celles-ci, reconnaît l’auteur, restent à un niveau infra-institutionnel
(même si parfois elles sont préservées par des politiques d’entreprise
protectrices) et sont souvent portées par des logiques très
utilitaristes, dans des situations caractérisées par leur grande
labilité.[...]»
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