«1À partir d'analyses statistiques, cet ouvrage dirigé par Benoît Berthou, disponible en open access,
vient offrir de nouvelles perspectives à un pan de la recherche sur la
bande dessinée qui envisage le médium comme une pratique culturelle, et y
comble un manque en se penchant sur son lectorat. La lecture de bande
dessinée y est examinée dans sa spécificité, sa diversité, ainsi que
dans ses rapports à d'autres médias.
- 1 Maigret Éric et Stefanelli Matteo (dir.), La bande dessinée : une médiaculture, Paris, Armand Col (...)
- 2 Détrez, Christine, and Olivier Vanhée. Les mangados : Lire des mangas à l’adolescence. Paris, Éd (...)
- 3 Bien que les auteurs de l'ouvrage en question ne s'y référent que rarement, on peut également noter (...)
2Cette
attention portée à la lecture de bande dessinée comme pratique ancrée
dans un environnement culturel et médiatique foisonnant suit des visées
épistémologiques similaires à celles formulées dans La bande dessinée : une médiaculture1.
Dans cette optique – qui défie l'opposition entre « Culture » consacrée
et médias « de masse » –, la bande dessinée est envisagée comme un
dispositif culturel en constante mutation, ancré dans ses contextes
socio-historiques et se développant en dialogue avec d'autres médias.
Dans Les mangados : lire des mangas à l'adolescence2,
Christine Détrez et Olivier Vanhée appliquaient déjà une approche
similaire à l'étude d'un profil de lecteur spécifique, le « mangado »3. En partant d'une enquête quantitative plutôt que qualitative, La Bande dessinée : quelle lecture, quelle culture ? entend
éclairer cette facette méconnue de la lecture de bande dessinée sur la
base de données statistiques, ce qui lui confère une plus grande
envergure. L'étude repose sur une large enquête, commandée par le
département des études, de la prospective et des statistiques du
ministère de la Culture et la Bibliothèque Publique d’Information, et
réalisée avec l’aide du LABoratoire des Sciences de l’Information et de
la Communication de l’université Paris 13, du LABEX Industries
Culturelles & Création Artistique et de la Cité Internationale de la
Bande Dessinée et de l’Image.
3L'introduction
de Benoît Berthou et Jean-Philippe Martin présente l'historique du
projet, la méthodologie employée, et les objectifs poursuivis dans le
reste du livre. Les auteurs situent la lecture de bande dessinée dans
une perspective historique, montrant comment celle-ci continue à nous
poser un défi par son statut ou son invisibilité : en témoigne sa place
« inavouable » et/ou « négligeable » (§ 15) au sein de l'enquête Pratiques culturelles des Français,
qui n'intégrera véritablement la bande dessinée dans son questionnaire
qu'en 2008. Dans un tel contexte, le présent ouvrage répond donc à une
nécessité cruciale, se penchant sur une lecture souvent négligée ou mal
comprise.
4Christophe
Evans, sociologue de la lecture, se concentre sur une première facette
de ce lectorat en en analysant les différents profils selon les
variables socio-démographiques traditionnelles (âge, sexe, niveau de
diplôme, profession). Présentés avec nuance et précaution, les résultats
nous invitent à revenir sur un certain nombre de lieux communs, surtout
par rapport à l'âge et au sexe de ses lecteurs. En effet, suite à
l'extension de la bande dessinée en termes de visibilité, d'offre et de
reconnaissance, on a assisté à un discours récurrent dans les médias et
la critique, postulant que ce lectorat se serait d'une part fortement
féminisé et aurait d'autre part vieilli. Au contraire, Evans constate
que « la féminisation du lectorat de la bande dessinée n'a pas eu lieu »
(I § 16), l'écart entre lectorat masculin et féminin ne s'étant pas
réduit. Quant à l'âge, si la lecture de bande dessinée est fort présente
chez les adultes, elle reste ancrée dans la culture juvénile, avec un
attrait particulier et un attachement fort chez les pré-adolescents.
Au-delà de ces variables, l'enquête met également en exergue l'extrême
diversité et hétérogénéité des pratiques : en grande majorité, la
lecture de bande dessinée se range non seulement à côté d'autres types
de lectures, mais concerne également plusieurs genres au sein du médium.
Les catégories d'âge font toutefois émerger des « parts de lecture »
sensiblement différentes, inscrites dans une trajectoire
générationnelle : l'album traditionnel est fort représenté au-delà de
quarante ans, en dessous de quoi le manga, le roman graphique et les comics occupent de plus larges portions.
5Expert
en culture juvénile, Sylvain Aquatias pose la question du goût pour la
bande dessinée : la façon dont celui-ci s'acquiert, se transmet, se perd
ou se renforce. Dans la continuité des résultats d'Evans, Aquatias
réitère l'importance de la lecture de bande dessinée pendant l'enfance.
Il apparaît que la transmission familiale – surtout quand les parents
sont eux-mêmes fervents lecteurs – joue un rôle important, mais non
exclusif, dans l'acquisition du goût pour la bande dessinée, qui peut
également se faire via des déclinaisons transmédias, la bibliothèque
et/ou les pairs. Ces derniers points restent cependant des zones d'ombre
dans l'enquête réalisée et leur impact gagnerait donc à être analysé
plus en profondeur. Se pose également la question du (non-)développement
du goût, l'arrêt de la lecture de bandes dessinées se faisant surtout à
l'adolescence, moment-charnière où redistribution du temps et
perception de la bande dessinée participent à cet abandon. Dans le
prolongement de l'hétérogénéité susmentionnée, les lecteurs multi-genres
sont donc ceux chez qui le goût de la bande dessinée va se renforcer
davantage, alors que les lecteurs exclusifs sont les premiers à
abandonner. Des effets de légitimité viennent toutefois caractériser
certains genres – le manga, les comics et le roman graphique –
en fonction du niveau de diplôme, faisant apparaître des comportements
plus sélectifs que pendant l'enfance.
- 4 Cf. Maigret Éric, « La reconnaissance en demi-teinte de la bande dessinée », Réseaux, vol. 12 n° 67 (...)
- 5 Sur la notion d'« omnivorité », voir Peterson Richard, « Understanding Audience Segmentation. From (...)
6Dans sa contribution, Éric Maigret ajoute un volet statistique à sa réflexion antérieure sur la légitimité de la bande dessinée4.
On observe tout d'abord une reconnaissance généralisée de la bande
dessinée comme « un art à part entière », manifestant « un devoir
multiculturel de ne pas manifester une intolérance à l'égard des goûts
des autres » (IV § 3). Maigret perçoit néanmoins des effets d'âge,
témoignant de l'arrivée de nouvelles générations chez qui priment le
divertissement et pour qui la légitimité culturelle est acquise, là où
les générations antérieures adoptent un ton militant pour la
reconnaissance symbolique de la bande dessinée. Si les variables d'âge
semblent primer sur celles de classe, Maigret révèle certains effets
distinctifs liés à l'appropriation de la bande dessinée par les milieux
supérieurs, mais ceux-ci présentent néanmoins une extrême hétérogénéité
de goûts caractéristique d’un public « omnivore »5.
Avec cette montée du divertissement, la bande dessinée prend donc part à
une transition vers un régime « postlégitime », ce qui remet en
question le principe de distinction culturelle et vient enrichir les
arguments de sociologues comme Hervé Glevarec.
7Les
deux derniers chapitres, signés par Benoît Berthou, se concentrent
respectivement sur les pratiques de médiation et sur la bande dessinée
comme culture graphique. Le premier vient montrer un manque de
médiateurs pour la bande dessinée en général, présentant un lecteur qui
« se débrouille seul » (V § 3). Largement partagée, cette condition de
lecture, tout à fait originale, revendique la capacité à opérer un choix
sans l'appui de médiateurs tels que les libraires et bibliothécaires.
Ce cas révèle la collection comme une autre forme de médiation,
fournissant un espace d'autonomie revendiquée par un lecteur qui se
soustrait aux formes explicites de conseil. Berthou décrit ensuite la
connexion entre intensité de lecture, réflexivité, et volonté de
partage, formant une sociabilité qui se traduit par une forte
implication dans des sites, forums, et autres plateformes numériques et
par une participation à des rencontres et événements (festivals,
cosplays). Ces événements proposent en outre un lieu de rencontre entre
auteurs et lecteurs, dévoilant un large intérêt pour l'auteur à travers
les différents genres : cette pratique fait la part belle à la création,
défiant la présumée insignifiance du créateur dans les « industries
culturelles » telles qu'elles ont été pensées par la tradition critique
qui remonte à Adorno et Horkheimer.
8Sur
cette importance de la création, Benoît Berthou conclut l'ouvrage avec
une réflexion sur la place de la bande dessinée dans la culture de
l'image. Il montre tout d'abord que la lecture de bande dessinée se
range à côté d'autres pratiques culturelles liées à l'image, réaffirmant
la corrélation entre diversité et intensité suggérée par Aquatias et
manifestant d'une « logique de cumul ». L'idée de « cumul » vient
illuminer les échanges entre divers pratiques du « visuel » – écrans,
imprimé et produits dérivés – et la bande dessinée apparaît comme un
livre qui « bourgeonne » (VI § 26), qui invite à d'autres intérêts et
loisirs, poussant ainsi ses propres frontières définitionnelles. Dans ce
contexte, le média s'inscrit dans une logique de « transfictionalité »,
c'est-à-dire la reprise d'éléments fictifs à travers plusieurs textes
et médias, tout en invitant à repenser ce concept. Constatant l'attrait
avoué des lecteurs pour le dessin, Berthou avance avec brio que dessin
et style forment des critères esthétiques qui prennent le pas sur le
rôle structurant du personnage dans la transfiction. Ces critères se
traduisent ensuite dans les pratiques d'amateur des lecteurs, qui
souvent prennent à leur tour le crayon. Pour les lecteurs de bande
dessinée, « histoire et dessin vont de pair » (VI § 43), illuminant une
forme de narration liée à son mode de création.[...]»
Ler mais...