sexta-feira, 29 de maio de 2015

La « French Theory » du spectateur

 
«Résumé : Qu'est-ce qu'être spectateur aujourd'hui ? Et quel est son rôle, son destin politique ? L'auteur montre en quoi les réflexions de Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Michel Foucault, Marie-José Mondzain et Jacques Rancière peuvent nous aider à dépasser la vision désenchantée et nostalgique qu'un certain nombre d'intellectuels continuent d'entretenir à l'égard d'une figure éminente et centrale de la société du spectacle. 

En ces temps de festivités cannoises, il n’est pas inutile de se demander qui sont les vrais « acteurs » de l’industrie cinématographique d’aujourd’hui. A savoir les spectateurs ! Sans eux, sans ces arpenteurs intrépides des salles obscures, ni film ni recette et encore mois d’investissements, de débats, paillettes, critiques, polémiques, journalistes survitaminés, stars endimanchées, tapis-rougisées… Bref, pas de spectacle (dans tous les sens du terme) sans spectateurs. Et tant pis pour le truisme, si du même coup on se donne les moyens d’apprécier les qualités spécifiques du spectateur, ce personnage incontournable de la grande fable culturelle moderne, dont chacun de nous adopte un jour ou l’autre, avec plus ou moins d’assiduité, les traits et les postures.

Quelle place pour le spectateur ?

Mais qui est donc ce spectateur invoqué, ici, pour justifier des belles heures de telle institution artistique ou là, inversement, de la santé dramatiquement déclinante de telle idole culturelle ? Comment le spectateur contemporain est-il né ? Quelles figures successives de spectateurs se sont fait jour depuis la Renaissance avant de lui faire place ? Et quels statuts lui conférer aujourd’hui, à l’heure où « les grands récits » disparaissent, où la légitimé de sa patiente formation succombe de part en part aux coups de boutoir de la postmodernité et des arts contemporains (le pluriel étant de rigueur) ? Quels rôles pourrions-nous encore souhaiter lui voir jouer ? Faut-il d’ailleurs tenter de lui assigner une fonction particulière – celle par exemple de renforcer un civisme décadent, servir la démocratie, doter le citoyen d’un surcroît d’âme, (re)produire du commun, sauver le sacro-saint vivre ensemble, ou encore de nous permettre de redécouvrir une pensée et une parole pleines et vivantes, débarrassées des inepties que déverseraient un peu plus chaque jour la télévision, internet, les médias, etc dans nos encéphales endormis ? Moralité accrue, civisme exacerbé, âme relevée, bêtise soi-disant ambiante rejetée hors de nos frontières… Le spectateur ne manque pas d’atouts, ni de devoirs politiques et moraux à en croire certains. Pourtant cette image de digue contre la barbarie rampante lui sied-elle vraiment ? Ne pourrait-on pas abandonner cette vision essentialiste et normative du spectateur – « il serait ceci ou cela (nature unique) ; devrait agir et se comporter, devant les œuvres comme en société, de telle manière plutôt qu’une autre (fonction uniforme), etc. » – au profit d’une conception ouverte et pluriel des spectateurs en train de se faire ? Le spectateur n’est-il pas engagé dans un processus infini de gestation de soi au travers des œuvres qu’il rencontre ? Et n’est-il pas dès lors du ressort du politique, de chacun de nous en somme, de favoriser l’émancipation individuelle des citoyens-spectateurs ? Toutes ces questions, Christian Ruby, philosophe et chroniqueur à Nonfiction, les aborde de front dans Spectateur et politique – dernière livraison d’une longue série d’ouvrages consacrés au spectateur et, plus largement aux interférences entre art et politique .

Il s’appuie, dans cette tâche d’élucidation des rapports (de conjonction, de coordination, de confrontation… ?) entre « spectateur et politique », sur la pensée de célèbres philosophes – Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Marie-José Mondzain et Jacques Rancière – qui ont tous en commun d’avoir rencontré la question du spectateur et de la spectatorialité au détour de leurs recherches esthétiques et politiques, sans d’ailleurs les avoir forcément théorisées de manière explicite ou frontale. Précisons à cet égard le titre de notre article : si nul ne nie la pluralité thématique, temporelle et axiologique des travaux engagés par chacun de ces penseurs, nous les regroupons ici par souci de synthèse (et de communication) sous la bannière sans doute trop large de French Theory du spectateur, car il apparaît à la lecture de ce livre que ce « moment » singulier de la pensée hexagonale fut disruptif à de nombreux égards dans la conceptualisation du rôle social et politique et des places possibles pour le spectateur. Tout l’enjeu du livre est dès lors de dresser une cartographie (archipélagique) des figures conceptuelles du spectateur, à partir des amers (points de repère utilisés pour la navigation en mer) que ces « French Theorists » ont forgées, là encore, de manière plus ou moins fortuite ou accidentelle, et d’en discuter les présupposés théoriques comme les enjeux pratiques pour notre époque. Ce faisant, le lecteur est invité à passer, comme le rappelle le sous-titre de l’ouvrage,« d’une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture ». Tout un programme donc, dont il faut maintenant saisir et apprécier les multiples étapes et linéaments.

Des idées et des hommes


L’auteur dévoile les mutations contemporaines du spectateur en adoptant une perspective duale. Il montre d’abord en quoi les diverses figures du spectateur mises au jour par Deleuze, Lyotard et Foucault notamment, procèdent chaque fois d’options philosophiques antécédentes et extrinsèques à la question spécifique de savoir ce qu’est un spectateur : « Lorsqu’un philosophe en propose une théorie [du spectateur], il poursuit d’abord ses buts philosophiques », note Ruby en conclusion de l’ouvrage . Deuxième versant, pratique cette fois, de la démarche adoptée par l’auteur, la mise au jour des « trajectoires de spectateur » propres à chacun de ces philosophes, notamment vis-à-vis de leurs engagements politiques : « quelle trajectoire de spectateur a été celle de ces philosophes ? Comment ont-ils pensé la distinction entre leur posture de spectateur/regardeur/spectateur d’art et les autres postures spectatoriales (l’histoire, la politique), notamment celles qui sont construites par les industries culturelles ? » . On comprend par là même comment une certaine figure du spectateur contemporain, celui « engendré » par les industries culturelles, a pu jouer un rôle de répulsif pour ses penseurs et, en même temps, d’invitation à dépasser un état actuel des choses, jugé décevant. Spectateur apathique, docile, fasciné, manipulé, voire franchement inculte, c’est chaque fois à partir de son négatif qu’est envisagé le louable spectateur, le spectateur éclairé, réfléchi, actif ou « émancipé » pour paraphraser le titre d’un fameux essai de Jacques Rancière  .

Les grands récits du spectateur


Ces digests successifs (d’une trentaine de pages à chaque fois) de la pensée spectatoriale de Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Marie-José Mondzain et Jacques Rancière sont précédés d’une mise au point historique sur les figures renaissantes et modernes du spectateur. Restituons-en les principaux moments.

Ruby rappelle d’abord comment les « grands récits » du spectateur classique, nés dans le giron des anthologies artistiques du Cinquecento, celles d’un Alberti ou d’un Vasari, ont soutenu l’autonomisation naissante du champ des « arts d’exposition » – indépendance gagnée pas à pas vis-à-vis du pouvoir royal et du clergé (art gothique) et qui sera renforcée par la création des « institutions esthétiques modernes » censées prendre en charge le destin du « citoyen-spectateur » . En même temps que « la mutation de l’artiste de créature à créateur » et la soudaine commensurabilité de l’homme , la nature politique du spectateur est ainsi affirmée, sinon forgée. Passée par Schiller, Goethe, et l’esthétique romantique du Sturm und Drang, la figure classique du spectateur se meut progressivement en pivot d’une émancipation intellectuelle et culturelle des individus, par l’élévation artistique de leur âme. L’homo aestheticus ayant adopté tous les atours et les atouts d’une « existence supérieure » par sa fréquentation assidue des œuvres, il devient par là même un modèle de citoyen idéal. L’inconvénient de cette posture est néanmoins de fonder insidieusement une hiérarchie entre les spectateurs, d’opposer les bons et les mauvais citoyens, de fracturer leur champ « autour d’une opposition entre "culture légitime" et "culture de masse" » .

En réaction à cet élitisme culturel, un « contre-récit militant » du spectateur  apparaît dès la seconde moitié du XIXe siècle, pour courir au moins jusqu’aux années 1980. Celui-ci se structure, apprend-on, autour « d’une théorie générale du reflet et de la domination » et « impose l’idée selon laquelle le spectateur ne serait rien d’autre que l’image de sa société, une conscience muette dans laquelle s’imprimeraient les conditions de classe, sans distance critique envisageable » . Nourrie par les travaux de Karl Marx et Joseph Proudhon, puis par ceux de Jean-Paul Sartre, Guy Debord, Georg Lukacs ou Pierre Bourdieu, cette mouvance d’obédience révolutionnaire a sans doute rencontré son écho le plus favorable avec les avant-gardes artistiques de la première moitié du XXe siècle. Toujours prompts à dénoncer la passivité du public bourgeois, ces « artivistes »  dadas, fauvistes, cubistes voire brechtiens, artaldiens, ou plus tard césairiens, exalteront une forme d’art à thèse « capable de soulever les spectateurs »  et de les mettre au travail , ce qui présuppose bien évidemment de concevoir ces derniers comme des êtres apathiques, passifs, incompétents, massifiés. Et Ruby de noter qu’il en va là, comme dans le grand récit du spectateur classique, d’une volonté de hiérarchiser les spectateurs, d’opposer le bon au mauvais spectateur. Ainsi, en voulant dé-formater ou dés-assujettir le spectateur populaire de sa fascination pour les œuvres classiques, ces militants n’auraient fait que reconduire un partage a priori des places de chacun, l’émancipation concrète des individus demeurant un horizon essentiellement virtuel, une pure « espérance dont l’effectivité se dissout dans l’attente d’un idéal toujours reporté » .

Deleuze, Foucault, Lyotard… Ou comment caboter dans l’archipel du spectateur.


L’étude des cinq philosophes susmentionnés s’enracine exactement à l’endroit de ce double échec des classiques et des modernes à concevoir le spectateur autrement qu’en termes d’essence ou de nature, qu’elle soit « sanctuarisée par les uns (intellectuels) ou dégénérée pour les autres (les consommateurs passifs) » . En déstabilisant ces perspectives unis – et réifiantes, ils font émerger une nouvelle catégorie spécifique, le sensible, à partir de laquelle penser la singularité du spectateur, et ouvrent la porte à ce que l’auteur appelle une « stratégie en archipel » – dont la condition d’effectivité sociale dépend de la quantité disponible « de ressources virtuelles, de ressources de combinaison et de composition pour que les trajectoires des unes et des autres se mettent en parallèle, se confrontent, s’alimentent et se transforment mutuellement » . Un programme qui demeure très abstrait à première vue.

C’est néanmoins sans compter sur le soin qu’a pris l’auteur de montrer en quoi les appels deleuziens à une pluralisation, un écartèlement « dramaturgique » du sensible et au « devenir mineur » et « nomade » des individus (contre une hégémonique et abstraite majorité kantienne) , les invitations foucaldiennes à la « désubjectivation » et au souci de soi , les promotions lyotardiennes du judicieux , du dissensus, des différends et autres hétérogénéités des jeux de langage  et la convocation ranciérienne d’une « raison spectatrice » en germe en chaque individu, esquissent chacun à leur manière les conditions de possibilité d’une émancipation concrète du spectateur. Refusant néanmoins d’adopter une posture béate devant des philosophes qui apparaissent aujourd’hui bien trop comme des monuments de la philosophie, il en dénonce du même coup les travers et apories possibles dont ces amers réflexifs peuvent être chargés : Deleuze sacrifiant par exemple l’étude nécessaire de la « conjonction spectateur et politique » à une approche plus classique des rapports entre « art et politique » .

Marie-José Mondzain fait figure d’exception dans cet archipel du sensible, puisque ses écrits sont présentés comme une tentative de réifier le spectateur, de l’enfermer dans le cadre « unique, uniforme » et réducteur d’une ontologie de la spectatorialité. « L’homo spectator »  se voit dès lors assigné la lourde tâche de devenir le garant d’une démocratie prétendument en péril. Ruby fustige notamment ici « l’aspect réactif »  et « la dramatisation » en germe dans ses travaux : « au monde de l’image surabondante et d’un monde d’adresse médiatique réifiant correspond un spectateur formaté et aliéné dans la banalisation du regard » . « D’une certaine manière, ajoute-t-il en pointant du doigt un couplage esthético-politique jugé trop aventureux, il n’y a plus de spectateur, mais un consommateur qui se perd dans le spectacle par incapacité à exercer la distance élémentaire requise ; et cette relation a pour corrélat la mise en péril de la démocratie ». La critique ne date pas d’hier, le thème d’un déclin du spectateur, symptôme éloquent d’une société en état de déréliction avancé, abandonnant un peu plus chaque jour ses aspirations culturelles et démocratiques à des industriels sans âme, n’a cessé d’inspirer les intellectuels ces trente dernières années. Qu’elles soient conçues comme « spectacularisation (Régis Debray, Alain Finkielkraut), esthétisation (Gilles Lipovestsky), consommation et dépolitisation, voire émergence d’un « monde de l’écume » (Peter Sloterdijk) ou d’un « monde gazeux » (Yves Michaud) » , les mutations apparemment fâcheuses du spectateur ont toutes pour corrélat la nécessité et l’urgence que quelqu’un (qui d’ailleurs ? le politique, l’intellectuel, l’artiste lui-même ?) le « réveille » de sa torpeur, le prenne en main et lui rappelle son rôle politique et ses vertus citoyennes contre la « barbarie qui menace un monde sans spectateur » . Un rôle toujours assigné par d’autres, prescrit ou imposé du dessus, un rôle en définitive qui ne va pas du tout de soi pour l’auteur de ce livre.

Sauver le soldat Rancière


C’est finalement chez Jacques Rancière qu’il trouve les meilleures armes contre ces velléités paradoxalement normatives de libérer le spectateur. En promouvant l’idée d’une « subjectivation possible » du spectateur – subjectivation qui « consiste, apprend-on, à faire jouer en soi des manières de dire, de voir et de faire » comme autant d’écarts et de jeux d’altérité possibles par rapport à un commun de référence  – Rancière aurait ainsi rendu possible / pensable une figure indéterminée a priori du parcours et des exercices auxquels doit se soumettre le spectateur. Seules importeraient ici « les trajectoires personnelles » des spectateurs, sans que l’effet des œuvres et des spectacles rencontrés ne soit jamais anticipé, ni anticipable. Un spectateur « sans modèle possible » et débarrassé de toute « police » de la pensée et du bon goût  ; un spectateur actif donc, dynamique et surtout unique, irréductible, se révélant dans un processus « aléatoire de composition des trajectoires ». Tel est, semble-t-il, le modèle de spectatorialité auquel Ruby souhaite faire droit à la suite de Rancière, étant entendu qu’à la différence de ce dernier, il entrevoit la possibilité concrète d’une désidentification ou d’un désassujettissement du spectateur par la promotion des « interférences et interactions entre les spectateurs, à partir de la confrontation des jugements et des paroles » et non seulement dans un rapport « solipsiste » , quoique sous la forme d’un écart, à la communauté.

Certes, selon Rancière, la communauté est toujours en passe d’être reconfigurée par les individus qui l’anime et en qui elle suscite des effets divers et variés, mais ne faut-il pas voir dans les interactions entre ces individus eux-mêmes, et non seulement dans leur rapport personnel au commun, dans les interférences entre spectateurs, dans la confrontation pratique des goûts, sensibilités et expériences personnelles, un préalable à toute émancipation concrète du spectateur et, partant, du citoyen, demande finalement Ruby, comme pour se démarquer de son plus fidèle allié.

Une philosophie de l’essai


Ainsi s’éclaire et se comprend « la stratégie en archipel » que l’auteur de Spectateur et politique appelle de ses vœux. Essentiellement subversive, cette stratégie que l’on qualifierait volontiers de « micro-révolutionnaire » ou de guérilla contre les hiérarques du bon goût et les planificateurs du sensible, prône finalement une philosophie de l’essai (trajectoire, émancipation personnelle) plus que de l’essence (ontologie).[...]»

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Entretien | Ethique partout, débat nulle part : halte à la douce tyrannie de nos modes de vie

 
«Focalisés sur la défense de nos libertés individuelles, nous ne voyons pas que nos comportements quotidiens nous sont dictés. Entretien avec le philosophe Mark Hunyadi.

« Ma cassette ! », criait l'avare de Molière. « Mes droits ! », ressasse l'homme con­temporain. Deux siècles et demi de libéralisme politique ont fini par graver dans le marbre — en tout cas dans nos textes de lois — la liberté et l'autonomie de chacun. Et maintenant ? Une question « antique » semble avoir été abandonnée en chemin : l'interrogation sur ce qui serait bon et juste pour la société prise collectivement. Il se pourrait bien que, focalisés sur nos droits individuels, nous ayons fabriqué un monde garanti 100 % éthique (sur le papier) et parfaitement déplorable, voire pathétique dans ses modes de vie. Il ne suffit pas de se penser libre pour l'être vraiment, affirme le philosophe Mark Hunyadi, professeur à l'Université catholique de Louvain, dans un essai tranchant, La Tyrannie des modes de vie. Il faut encore s'arracher à de multiples modes de vie qui nous sont imposés par le système — mais auxquels nous adhérons sans réfléchir. Et réorienter le navire avant qu'il ne touche les récifs.

Vous soulignez dans votre livre un premier paradoxe : notre société valorise par-dessus tout la liberté individuelle et l'autonomie, mais ce qui nous affecte le plus dans notre vie quotidienne - les modes de vie - échappe à toute délibération éthique et démocratique…

Les modes de vie, ce sont toutes ces attentes de comportements qui nous sont imposées par la société et auxquelles nous ne prêtons plus attention : on attend de nous que nous travaillions, que nous ayons un compte en banque, que nous acceptions de vivre dans un monde hypertechnologisé, que nous soyons évalués de l'enfance à la mort... Et nous obtempérons, mécaniquement. Or, certaines de ces attentes génèrent énormément de souffrances. Il serait donc juste, et même bon, que nous portions ensemble un regard critique sur elles. Que nous décidions si nos modes de vie construisent vraiment la société que nous souhaitons.

“C'est sur l'adhésion aveugle et mécanique aux modes de vie que je souhaite porter un regard critique.”



Bien sûr, nous sommes consentants ! Pour s'intégrer socialement, tout homme doit adhérer aux règles de base du monde dans lequel il est né : comme individu, on ne se cons­truit pas seulement à travers les relations intersubjectives, mais en apprenant à s'orienter dans le monde, à lui faire confiance, en s'ajustant aux modes de vie. Ceux-ci, d'ailleurs, ne sont la décision de personne, ce qui ne les empêche pas de devenir notre destin, inéluctable. Certains, c'est vrai, choisissent des chemins de traverse, coupent les ponts avec la technologie, refusent le salariat, deviennent végétariens… Mais ces com­portements confinent à l'héroïsme moral et ne concernent qu'une minorité d'acteurs. C'est sur l'adhésion aveugle et mécanique de la grande majorité aux modes de vie que je souhaite porter un regard critique.





C'est le second paradoxe que vous mettez en lumière : nous assistons à une véritable inflation éthique, à la multiplication des comités, chartes, règlements en tout genre censés protéger l'individu contre les excès du système. Pourtant, au même moment, les modes de vie les plus contraignants étendent leur emprise sur nous...

Ethique des affaires, de la médecine, de l'environnement, du travail... Les règles morales — ce que j'appelle la « petite éthique » — pullulent dans notre société, et l'on pourrait croire qu'elles remettent en cause le système dans lequel nous vivons. Or, je pense qu'elles font tout le contraire : loin d'interroger nos modes de vie et le système qui nous les impose, elles les renforcent et les légitiment. Je dirais même : la petite éthique est faite pour que le système puisse se reproduire sans frein.

Vous affirmez qu'elle le « blanchit »…

Prenons un exemple : à la moindre opération médicale, pour le moindre ongle incarné, on vous demande de signer un formulaire de consentement. Votre liberté, votre autonomie sont donc préservées. En revanche, tout le monde se fiche de la déshumanisation globale de la médecine : aucun comité de réflexion ne s'attaque de façon convaincante au système médical technologisé qui s'impose jour après jour. Même chose pour la robotisation : quand un nouveau robot est lancé sur le marché, il doit être approuvé par des comités éthiques chargés de certifier qu'il ne fera pas de tort à l'usager, qu'il ne blessera pas d'enfants, etc. Mais que notre monde se robotise à tout-va, avec des conséquences anthropologiques profondes, voilà qui échappe à la réflexion commune. Et ainsi de suite. Les petites éthiques servent donc essentiellement à mettre de l'huile dans la machine… pour mieux assurer la pérennité de cette dernière ! On aboutit, potentiellement, à une situation dans laquelle, dans le parfait respect de l'éthique individuelle, se construit sous nos yeux, et avec notre consentement aveugle, un monde que nous ne souhaitons pas réellement. Où est le problème ? Dans l'absence criante d'une institution politique capable de répondre à cette question très simple : quelle société désirons-nous ?

A qui profite ce consentement ?

Il serait temps d'ouvrir les yeux. L'ingénieur en chef de Google, Ray Kurzweil, est un des pontes du transhumanisme, doctrine qui prône l'amélioration de l'humain grâce aux quatre technologies majeures de notre époque — les nano et biotechnologies, l'informatique et les sciences cognitives — appelées à converger jusqu'à abolir la mort. Kurzweil évoque publiquement l'année 2041 comme date charnière où les machines prendront le pouvoir sur nos existences. Google joue donc un jeu pervers : d'un côté, elle n'arrête pas de mettre sur le marché des innovations appétissantes, la Google Glass, la Google Car, la médecine connectée, etc. ; de l'autre, elle nous prépare à adhérer — non sans une certaine jouissance puisque nous sommes tous accros à ses produits — à un monde entièrement numérisé. Le problème, c'est que lorsque vous surfez sur son moteur de recherche, ou sur Gmail, vous marchez sur la pointe de l'iceberg : vous ne voyez pas les dangers du projet transhumaniste qui se cache dessous.

“Les industriels ont en tête la prospérité de leur entreprise, pas le bien-être de l'humanité.”


La déresponsabilisation politique nous guetterait par le biais des modes de vie ?

Absolument. D'abord, l'idée de Google, et de tous les grands acteurs du système, est de nous accoutumer à ce monde et d'empêcher, par le confort qu'il nous offre, que nous nous interrogions sur la place réservée à l'humain. D'où leur défense de la petite éthique : ils ont compris que, du moment qu'elle est respectée — pensez par exemple à la protection de notre vie privée sur le Web —, nous sommes prêts à foncer, à adopter le système en bloc. C'est oublier que ces évolutions majeures nous échappent et échappent totalement aux politiques, qui ne voudraient surtout pas « freiner le progrès », n'est-ce pas, et font donc confiance aux chartes et autres règlements pour nous « protéger ». Attitude irresponsable. Car les industriels ont en tête la prospérité de leur entreprise, pas le bien-être de l'humanité. Qui s'occupe de notre bien-être, alors ?

S'occuper de notre bien-être, n'est-ce pas s'attaquer au principe fondateur du libéralisme politique - la liberté pour chacun de décider de la façon dont il vit ?

Effectivement, l'éthique libérale est fondée sur la distinction stricte entre sphère publique et sphère privée. Ne peuvent relever de la délibération publique que les questions de justice, qui nous concernent tous. Quant au bien, aux valeurs, ils sont relégués au domaine privé... Ce grand partage libéral remonte à Locke qui, dans sa Lettre sur la tolérance, en 1689, a expliqué que ce qui relève de la conscience individuelle — notamment le salut de notre âme — ne devrait pas être du ressort de la puissance publique. Immense conquête ! Et certains penseurs contemporains, comme John Rawls, affirment que forger le bien commun, c'est prendre le risque de l'imposer à ceux qui ne le partagent pas, idée insupportable aujourd'hui. Donc... fin de la discussion ! Je trouve cette façon de penser paradoxale : nous craindrions plus le fait de réfléchir ensemble sur des modes de vie auxquels nous adhérons sans forcément les souhaiter que le fait qu'ils nous soient imposés par les industriels ?

“ La victoire de l'individu s'est transformée en victoire du système.”


Vous proposez donc la création d'un « Parlement virtuel des modes de vie ». De quoi s'agit-il ?

La réponse individuelle, le « retrait du monde », n'a aucun effet sur le système. Au contraire, ces désengagements du monde lui permettent d'autant plus de prospérer. Voyez les Etats-Unis : les Amish ici, les réserves indiennes là... chacun dans son coin, comme au zoo ! Seule une institution peut organiser un agir commun. Ce Parlement virtuel, Internet — fleuron de notre mode de vie contemporain — pourrait nous aider à le construire. Cela n'a rien d'utopique. D'une part, certaines institutions existent déjà sur ce modèle — comme le Comité de bioéthique. Même s'il n'est que consultatif, peu de lois sur la santé ont été passées contre son avis. Surtout, l'idée est à l'origine de tous les systèmes bicaméraux adoptés par nos démocraties, et qui reposaient sur le sentiment que la seconde chambre devait être représentative de la société dans ses modes de vie. De Gaulle avait proposé la création du Conseil économique et social (« et environnemental ») sur ce principe — et puis les choses ont tourné autrement.


Vous ne cachez pas, cependant, que pour vous la démocratie a atteint ses limites...

Elle plafonne, oui. Les libertés individuelles, issues des Lumières, ne signifient pas la même chose pour les grandes entreprises — qui comprennent : « liberté du commerce » — et pour le citoyen. Le libéralisme politique a montré ce qu'il avait de bon, passons à l'étape suivante et débattons de la société que nous voulons. Avant qu'il ne soit trop tard.[...]»

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Le problème de la zone euro, ce n’est pas l'Euro, c'est l'Union européenne

«L’Union européenne à vingt-huit États périra si elle reste à mi-chemin. Et avec elle la zone euro, dont l’imbrication avec les mécanismes de l’Union est inextricable.

Hollande et Merkel

La monnaie unique doit tout à la volonté politique. Le paradoxe d’aujourd’hui est qu’elle doit tout à la finance – c’est elle qui compense le recul de l’intégration économique entre les États. Il n’y a plus que la BCE pour tenir à bout de bras le mécano de l'euro. C’est pour cette raison que les marchés financiers ne bronchent pas ; entre gens du même milieu on se fait confiance. Ce deal aurait tout pour durer si le soubassement indispensable à la zone euro, l’Union européenne, n’était en train de se lézarder. Le danger arrive d’où on ne l’attendait pas.

Les deux blocages de l’UE

Au moment où la finance pensait avoir mis entre parenthèses la question politique, celle-ci revient en quelque sorte par le sous-sol. On ne se débarrasse pas facilement des défaillances institutionnelles. Pourtant, le banquier central croyait en sa martingale. D’un côté, il incite les politiques à bouger en répétant sans cesse que “la politique monétaire ne peut pas tout”. De l’autre, grâce à la distribution mensuelle de 60 milliards d'euros dans les circuits bancaires, la BCE accorde du “temps” à la zone euro. Avec ce dispositif, même une faillite grecque peut être absorbée sans trop de dégâts ! Las, le blocage est à deux niveaux.

“Ce deal aurait tout pour durer si le soubassement indispensable à la zone euro, l’Union européenne, n’était en train de se lézarder.”

Le premier était prévisible. Les leaders européens, le Français en tête, préfèrent se congratuler en écoutant la brise de la reprise plutôt que d’avancer les pions vers une forme ou une autre de solidarité. Même si les analystes sont unanimes : sans la création d’une capacité budgétaire autonome de l’ordre de 10 % du PIB corrigeant les déséquilibres entre zones géographiques, il sera impossible d’éviter à plus ou moins long terme l’explosion de l'euro. Chacun le sait, mais chacun redoute dans son pays le réflexe souverainiste.

Le deuxième blocage a tout du tsunami. Les fondements de l’Union européenne sont ébranlés à la suite d’une série d’événements encore souterrains. Il y a un possible départ de l’Angleterre et une immigration non maîtrisée qui va relancer le vote populiste. Il y a surtout la compréhension que sans la création d’un État-nation réellement européen, en tout cas sans un vrai fédéralisme, la légitimité démocratique ne fonctionne pas. L’Union européenne à vingt-huit États périra si elle reste à mi-chemin. Et avec elle la zone euro, dont l’imbrication avec les mécanismes de l’Union est inextricable.

Les succès de l’intégration financière

Pourquoi “la finance” sauve actuellement l'euro ? Parce que son action masque l’accroissement des divergences économiques au sein de la zone. La meilleure preuve en est que les taux d’intérêt sur les dettes publiques des 18 États membres (Athènes mis à part) sont fortement resserrés. Une fois encore, les pays périphériques bénéficient sur les marchés d’un coût de l’argent sans commune mesure avec leur situation réelle. Les gouvernements grecs en leur temps avaient utilisé ce crédit bon marché – celui du Bund – pour emprunter et embaucher à tour de bras des clientèles de fonctionnaires. On connaît la suite. Aujourd’hui, il n’y a rien de naturel à ce que le prix de l’argent pour la dette publique de l’Espagne, de l’Italie ou du Portugal soit inférieur au taux d’intérêt payé par les États-Unis pour leurs propres bons du Trésor. Le “quantitative Easing” de la BCE (déversement de liquidités par achat de dettes souveraines auprès des banques) y est bien sûr pour beaucoup.

La zone euro “côté finance” aligne aussi d’autres instruments à vocation fédérale. Le MES (Mécanisme européen de stabilité) est doté d’une force de frappe de quelque 500 milliards d'euros qui peut jouer au pompier volant en cas de mouvements erratiques sur le front des dettes publiques – même si les modalités d’intervention mériteraient d’être clarifiées. L’Union bancaire, qui prévoit à la fois la surveillance des grandes banques et des procédures coupe-feu dans l’hypothèse de faillites, est également un outil puissant qui monte graduellement en action. C’est de la dissuasion intelligente face à une spéculation ponctuelle, mais pas face à une crise systémique.

“sans la création d’une capacité budgétaire autonome de l’ordre de 10 % du PIB corrigeant les déséquilibres entre zones géographiques, il sera impossible d’éviter à plus ou moins long terme l’explosion de l’euro”

De plus, la BCE veille à alimenter les banques de la zone euro en liquidités pour éviter les pannes de secteur. À ce jour, elle assure toujours ce rôle à l’égard des banques grecques qui voient leurs dépôts se réduire comme peau de chagrin. L'euro “grec” part en Allemagne ! Cette mission de la BCE, très discrète, est essentielle au maintien de l’homogénéité de la zone euro. Le 27 avril, la BCE se délivrait d’ailleurs un autosatisfecit : “l’intégration financière de la zone euro a connu une amélioration régulière, atteignant un niveau proche de celui observé avant la crise de la dette souveraine”. Heureusement.

Les revers d’une économie non coopérative


Car au plan économique, les équilibres “non coopératifs” restent la règle. L’épargne du Nord continue de refuser d’aller s’investir au Sud. Les immenses excédents de paiements courants allemands sont un facteur de désordre pour l’ensemble de l’union monétaire. À la périphérie, l’austérité budgétaire a certes permis de corriger les déficits extérieurs les plus graves. Sauf en France, puisque Paris a laissé filer ses déficits. Par ailleurs, la guerre des coûts salariaux, la course à la compétitivité, a débouché sur une baisse du pouvoir d’achat des salariés dans un jeu à somme nulle. Les parts de marché sont prises sur le voisin sans surplus collectif. Les opinions publiques ont conclu à l’échec. D’où les succès électoraux de Podemos en Espagne ou de Syriza en Grèce.

“Aujourd’hui, il n’y a rien de naturel à ce que le prix de l’argent pour la dette publique de l’Espagne, de l’Italie ou du Portugal soit inférieur au taux d’intérêt payé par les États-Unis pour leurs propres bons du Trésor”

Les remèdes sont connus. Dans le ‘Rapport Schuman 2015’, Jean-Dominique Giuliani, président de la fondation éponyme, les énumère. Relevons : “une harmonisation progressive des fiscalités et des charges qui pèsent sur le travail créerait les conditions d’un retour de la confiance”. Et d’ajouter : “de telles décisions exigent des leaders à la hauteur des enjeux. Il nous reste à les trouver”. ‘Le Monde’ daté du 26 mai dévoile qu’Angela Merkel et François Hollande ont une feuille de route qui va dans ce sens. Il s’agirait de quatre domaines d’action, dont la convergence fiscale et sociale. À développer “dans le cadre des traités actuels”, est-il indiqué. Aucun examen du cadre institutionnel n’est envisagé avant fin 2016.

L’erreur de Hollande et Merkel


Une fois de plus, la tentative de rénovation européenne est tuée dans l’œuf par erreur de construction. La Chancelière ne veut rien toucher aux traités de peur d’officialiser un peu plus le laxisme monétaire et budgétaire. Le président de la République ne veut pas bouger non plus de peur de réveiller “pré-électoralement” les frondeurs de son camp. Résultat : Berlin et Paris ferment la porte à David Cameron qui réclame, pour garder son ancrage dans l’Union, de vraies évolutions nécessitant de vraies modifications des traités.

C’est un égarement historique. Les Anglais ont un sens du pragmatisme dont le camp euro pourrait tirer le plus grand bénéfice. Pas seulement pour les propositions de Cameron sur les aides sociales ou l’immigration. Mais parce que la survie de l’euro passe par celle d’une Union européenne débureaucratisée et efficace.

“Berlin et Paris ferment la porte à David Cameron qui réclame, pour garder son ancrage dans l’Union, de vraies évolutions nécessitant de vraies modifications des traités.
C’est un égarement historique”

Quelle est la situation des Vingt-Huit ? Par traité, le Danemark et le Royaume-Uni échappent à l’obligation de rejoindre l’euro. Dix-neuf États sont actuellement adhérents à la zone. Sept autres États, dont la Suède et la Pologne, sont tenus par traité, selon un calendrier variable, d’intégrer eux aussi la zone. C’est dire que pour des années encore, le système sera bancal. Pour changer par exemple la fiscalité de la zone euro, ce sont les règles de l’unanimité au niveau des Vingt-Huit de l’Union qui s’appliquent. C’est ingérable.
Il y a d’autant plus urgence que les facteurs de dislocation des Vingt-Huit se multiplient. La Hongrie de Victor Orban se détache sur le plan des valeurs. La Grèce sur le plan financier. L’Angleterre, peut-être, sur tous les plans. L’opinion, elle, se rapproche du camp nationaliste dans certains pays, et de la gauche radicale dans d’autres. Il n’y a même pas de front commun militaire contre la menace terroriste.[...]»

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quarta-feira, 27 de maio de 2015

Rwanda : la question du pardon


 
«Le vingtième anniversaire du génocide des Tutsis, commémoration intense et d’amplitude internationale, a suscité de nombreuses publications. L’ouvrage de Benoît Guillou, qui ne s’inscrit pas dans ce contexte, aborde la thématique du pardon au Rwanda.

L’auteur a conduit plusieurs enquêtes de terrain au Rwanda entre 2003 et 2006. Il en a tiré un objectif : décrire et analyser comment, à cette période, des acteurs très divers étaient engagés dans des discours et des pratiques qui mobilisaient le thème du pardon. Aborder ces questions en sociologue n’avait pas de précédent pour le cas du Rwanda, du moins dans les travaux en langue française [1].

Une politique volontariste du pardon

L’enquêteur restitue ce qui l’a frappé d’emblée. Dès les premières années suivant le génocide, le langage du pardon avait pris une importance grandissante dans l’espace public. Pourtant, un tel langage contrastait avec les haines et les peurs réciproques, très présentes dans les relations ethniques. 800 000 Tutsis ont été assassinés dans le génocide. Le plus grand nombre des rescapés, dont les familles avaient été décimées, vivaient dans des conditions misérables. Par ailleurs, des centaines de milliers de Rwandais hutus, inquiets de l’avancée du FPR, avaient fui au Congo durant les années 1994-1997.

Le nouveau gouvernement travaillait à mettre en place un système pénal pour juger et punir ceux qui avaient participé au génocide ; les prisons étaient surpeuplées de suspects le plus souvent arrêtés sur simple dénonciation. C’était un moment envahi par la douleur et les ressentiments, sans rapport avec ce que l’État et l’Église catholique entreprirent alors : une politique volontariste du pardon. Cherchant à promulguer l’un et l’autre le modèle d’un pardon institutionnalisé, d’ordre religieux ou laïc, ces deux puissances s’interposaient entre les génocidaires et les victimes, incitant les premiers à demander un pardon que les seconds seraient censés leur accorder [2].

Qu’il s’agisse d’une stratégie n’engageant pas les criminels dans une démarche sincère de repentir et les victimes au don d’un pardon authentique, mais contribuant à soutenir le projet politique d’une « justice transitionnelle », un interlocuteur rwandais de Benoît Guillou le reconnaissait volontiers : « Le pardon par l’Église passe toujours par la parole de Dieu. Le pardon de l’État passe par décret. Avec le gouvernement, c’est un impératif : “Il faut”. À l’église, on vous dit : “Si vous ne pardonnez pas, vous n’entrerez pas au ciel” » (p. 150).

L’enquête se déroule durant des années décisives pour l’instauration des juridictions gacaca [3]. Des campagnes étaient organisées, incitant les suspects de crimes commis durant le génocide à plaider coupable et à demander leur pardon aux victimes. Un synode gacaca chrétien avait été organisé, dès 1998, afin de préparer le jubilé célébrant les deux mille ans du christianisme, en même temps que le centenaire de l’Église catholique au Rwanda. Il s’agissait d’inciter les fidèles à l’apprentissage du pardon. Dans cette ligne, en février 2000, à l’ouverture de l’année jubilaire, l’archevêque de Kigali demanda solennellement pardon au nom de l’Église pour le manque de courage de certains de ses membres et pour les crimes commis par des chrétiens. C’était un euphémisme. Des travaux ont montré la participation de prêtres aux massacres et l’action meurtrière des personnels religieux dans certaines paroisses catholiques, ainsi que dans des paroisses presbytériennes [4].

Durant la décennie suivant le génocide, que ce soit au cours des cérémonies commémoratives nationales et locales ainsi qu’aux inhumations de victimes, que ce soit par des textes législatifs et des arrestations, les autorités politiques ont pratiqué une constante dénonciation des génocidaires et incriminé massivement la population hutue complice. Quant aux massacres de civils hutus commis au Rwanda et au Congo par le FPR (le Front Patriotique Rwandais, parti au pouvoir depuis la fin du génocide), leur mention était proscrite par les autorités : ils ne tombaient pas sous la juridiction des gacaca, toute manifestation publique de deuil était interdite et ceux qui se risquaient à rappeler que les crimes commis contre les Hutus restaient impunis encouraient de lourdes représailles.

Dans ce contexte, quelle signification pouvait avoir, pour les rescapés tutsis du génocide, ce pardon qu’il leur était demandé d’accorder aux assassins de leurs proches ? Les coupables auraient-ils, de leur plein gré, approché les survivants pour manifester leur repentir ? L’une des réussites du travail de Benoît Guillou est d’avoir décrit ce qui se passe pour les individus et entre les individus, dès lors que sont ravivées leurs expériences de violence extrême.

Pardon institué, pardon médiatisé

Prenant appui sur ses enquêtes dans les prisons de Kigali, l’auteur analyse la mise en œuvre d’une politique d’État instituant le « plaider-coupable », assorti d’une demande pardon. Cette procédure permettait la libération provisoire de milliers de prisonniers qui revenaient chez eux en attente de leur procès. Cette politique n’aurait pas abouti sans l’intensité des interventions effectuées auprès des inculpés par des médiateurs, appartenant le plus souvent à des associations religieuses.

Des années durant, divers dispositifs – rituels religieux spécifiques, comités de prisonniers organisant des séances de sensibilisation, multiples activités pastorales exercées par des religieux, déclarations d’aveux publiques – ont « sensibilisé » la population carcérale, composée des génocidaires « de proximité ». L’observation se fait ethnographique pour décrire cérémonies et prêches encadrant la quotidienneté et recueillir les réactions de prisonniers : certains déclaraient qu’ils refusaient d’avouer, d’autres qu’ils évaluaient les risques et les avantages d’aveux partiels stratégiquement dosés, et parfois, certains se disaient soulagés d’avoir témoigné sans omettre la cruauté de leurs crimes. Jean Hatzfeld a rapporté les déclarations de tueurs qui finissaient, eux aussi, par détailler les atrocités commises durant le génocide [5].

Benoît Guillou estime que les autorités ont instrumentalisé la perspective religieuse de la confession et du repentir pour aboutir à ce que les détenus remplissent un formulaire relatant le crime ou les délits, donnant des informations sur les complices et s’achevant sur la présentation d’excuses aux victimes. Ainsi, la demande de pardon, qui n’était pas exprimée dans un face-à-face avec les parents de victimes, est-elle devenue une formalité.

Les incitations et les procédures développées dans les prisons sont répercutées par une médiatisation qui déborde le monde carcéral. En effet, des associations religieuses et des ONG étrangères, œuvrant auprès des prisonniers, importent un savoir-faire acquis dans des situations internationales de post-conflit et médiatisent amplement, auprès de divers publics, leurs interventions. L’ouvrage restitue les scénographies du pardon associant repentis et victimes, déployées en divers espaces : prisons, paroisses, et jusqu’aux manifestations nationales où se côtoient autorités politiques et responsables religieux.

Le pardon à l’échelle d’une paroisse

De manière dominante, les travaux récents consacrés au Rwanda se départagent sur la césure de l’année 1994 : il s’agit soit d’études sur les modalités du génocide [6], soit de recherches sur les institutions et les pratiques caractéristiques du pouvoir d’État établi après le génocide [7]. Le récit de Benoît Guillou tire son originalité du projet d’écrire une micro-histoire qui tient ensemble le génocide et l’après-génocide. Cette micro-histoire est celle d’une paroisse catholique, Musha, située non loin de Kigali.

Ayant rencontré des survivants tutsis, des Hutus accusés d’avoir tué et des Hutus non inculpés, tous témoins de massacres, Benoît Guillou reconstitue le déroulement local du génocide et confronte entre elles les significations que peuvent avoir les impératifs de pardon pour une population immergée dans un tel passé d’inhumanité. Le génocide y dura douze jours : il débuta au lendemain de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais et fut arrêté, le 19 avril, par les forces du FPR qui investirent le secteur.

Les tueries ont été terriblement meurtrières : dans la cellule (la plus petite division territoriale de la commune) où l’auteur a particulièrement enquêté, résidaient trois familles tutsies dont vingt et un membres furent tués. Le 13 avril, un carnage fut perpétré dans l’église et l’enclos paroissial où s’étaient réfugiés des milliers de Tutsis. Militaires, gendarmes et miliciens les cernèrent, lancèrent des grenades, tirèrent sur la foule à l’extérieur et à l’intérieur de l’église puis ordonnèrent aux villageois, qui participaient à l’attaque, d’achever les blessés. Peu survécurent. Enfin, lorsque les troupes du FPR établirent une base à Musha, elles tuèrent un grand nombre de paysans hutus qui n’avaient pas pris la fuite.

L’auteur propose une chronique des situations qu’il a observées ou qui lui ont été relatées : messes dominicales, cérémonies de commémoration du génocide, communautés ecclésiales de base, marchés, mitoyenneté des parcelles de culture, où, par nécessité, coexistent victimes se refusant à un pardon extorqué, « repentis » provisoirement libérés n’effectuant aucune démarche personnelle de repentance auprès des survivants, paysans hutus désertant les commémorations du génocide parce qu’elles n’honorent que les Tutsis tandis que sont niés leurs propres morts [8].

Il fallait une approche ethnographique fine, telle que l’a pratiquée l’enquêteur, pour mettre à l’épreuve les dispositifs institutionnels d’appel au pardon et à la réconciliation. Ce qui lui est dit, ce qu’il observe, c’est combien les comportements attendus par les autorités restent de pure façade. Après les exactions massives encore si présentes dans les mémoires, les discours tendant à la réconciliation ont perdu toute crédibilité pour la plupart des survivants. Même les sentiments chrétiens n’ont plus de prise, ainsi que l’exprime un Tutsi : « De nos jours, je remarque que Dieu n’est plus indépendant, il est manipulé par les hommes » (p. 148).

L’impossible « pardon du cœur »

Les rescapés, rencontrés par l’enquêteur, ont expliqué qu’ils opposaient au « pardon politique » réclamé par l’État un « pardon du cœur » (umutima), pardon qu’ils n’étaient pas prêts d’accorder [9]. Sauf exception, du moins à l’époque de l’enquête. C’est le cas de Xavérine, une paysanne rescapée du génocide, avec qui l’auteur a mené de longs entretiens. La perte de son mari et de ses trois fils l’a rendue « comme folle » durant quelques mois, enragée de vengeance, dénonçant le plus possible de voisins pour les faire arrêter, même si elle ignorait leur participation réelle aux tueries, jusqu’au jour où elle tente de se noyer. Sauvée par une vision où elle trouve la force de regagner la rive, elle s’engage dans une démarche de pardon aux assassins de sa famille et s’investit d’une mission : prêcher la réconciliation dans sa paroisse, dans des prisons, et jusqu’à Kigali au cours d’une cérémonie publique organisée par l’Église catholique en 2001 [10].[...]»

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L’islam et les pouvoirs publics en France | Entretien avec Solenne Jouanneau et Étienne Pingaud


 
«À partir de leurs recherches empiriques sur les imams en France et l’islam municipal à Nanterre, les sociologues Solenne Jouanneau et Étienne Pingaud éclairent l’histoire de la religion musulmane en France, ses relations avec les institutions centrales et locales et les formes de vie et pratiques sociales que les débats politiques et médiatiques occultent.

 Solenne Jouanneau est maîtresse de conférences à l’Institut d’Études Politiques de Strasbourg. Elle a publié en 2013 Les imams en France, une autorité sous contrôle aux éditions Agone. Fruit de 6 années d’enquête, cet ouvrage interroge les conditions de réinvention du rôle d’imam dans le contexte migratoire français, ainsi que enjeux que soulèvent ce processus dans tu point de vue des communautés de fidèles que de celui des pouvoirs publics.
Étienne Pingaud est actuellement post-doctorant à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP, Université de Nanterre) dans le cadre du projet « Conceptions “ordinaires” et vocabulaire “vernaculaire” de la médiation de l’histoire » coordonné par Marie-Claire Lavabre (Labex « Les passés dans le présent »). Ses recherches actuelles portent d’une part sur la stratification sociale des rapports à la mémoire collective, d’autre part sur les formes de politisation des catégories supérieures. Il a soutenu à l’EHESS en 2013 une thèse de sociologie consacrée au développement de l’islam dans les quartiers populaires, aux mobilisations afférentes et à son encadrement par les pouvoirs publics.

La Vie des idées : À partir de vos travaux, pouvez-vous éclairer la genèse de la place et des formes que prend la religion musulmane dans la France contemporaine ?

Solenne Jouanneau : L’islam en France a d’abord été une religion d’immigrés. Pour les pouvoirs publics français il s’agissait aussi d’une « religion immigrée », c’est-à-dire une religion qui, à l’image des travailleurs qui la pratiquaient, n’avait pas vocation à s’installer durablement sur le territoire. Evidemment, avec le temps, les citoyens français de confession musulmane sont devenus de plus en plus nombreux et désormais on présente volontiers l’islam comme « la seconde religion de France ». Il n’en demeure pas moins vrai que la structuration du culte musulman sur le territoire métropolitain demeure, aujourd’hui encore, indissociable de l’histoire de l’immigration maghrébine, ouest-africaine, ou encore turque dans certaines régions. De la même manière que Sayad parlait des trois âges de l’émigration-immigration algérienne [1], il me semble que ce processus d’organisation du culte musulman s’est déroulé en trois temps.

Le premier âge court pour l’essentiel des immigrations coloniales jusqu’à l’année 81, année de la loi sur la libéralisation du droit d’associations pour les étrangers. Durant cette première période, la structuration du culte musulman reste timide, très informelle et largement dépendante des structures d’encadrement de la main d’œuvre immigrée. Les salles de prières qui ouvrent se trouvent dans des foyers de travailleurs isolés, dans des usines. Et ces ouvertures se déroulent avec l’accord des responsables de foyers ou d’usine, la pratique de la religion musulmane étant alors perçue comme une sorte d’antidote au gauchisme.

Durant ce que l’on pourrait appeler le deuxième âge, l’islam s’émancipe de plus en plus des structures d’encadrement de la main d’œuvre immigrée. Les lieux de culte musulman s’ancrent alors dans l’espace local, municipal. Ils sont désormais gérés par des associations déclarées en préfecture. Ce second moment est indissociable de l’installation des familles immigrées dans les quartiers d’habitat populaire au terme du processus de regroupement familial.

À compter des années 1990-2000, on entre dans une troisième phase. Les associations tendent de devenir des « Institutions ». On assiste à une formalisation des règles de fonctionnement, une clarification et une différenciation des rôles (imam, président d’association, etc.). Ce troisième âge est marqué par une recherche de « professionnalisation », d’amélioration des conditions matérielles d’exercice du culte. Certaines associations entreprennent aussi de faire exister la « communauté musulmane » au sein de l’espace local, notamment en prétendant la représenter auprès des pouvoirs publics locaux. À ces trois âges de la structuration du culte musulman correspond trois âge de l’imamat, le rôle d’imam n’existant jamais indépendamment des configurations institutionnelles au sein desquelles celui-ci se déploient.

Étienne Pingaud : On retrouve effectivement une succession de séquences historiques similaires quand on s’intéresse à l’échelon local, d’autant plus saillantes quand on prend en considération des villes qui ont une tradition d’immigration longue et ancienne, Nanterre, Gennevilliers, Saint-Denis, etc. Ces espaces donnent à voir l’évolution sur le long terme de l’islam comme force d’encadrement, non pas de la communauté musulmane (toujours introuvable, mais en tout cas des groupes de gens qui se reconnaissent à un moment donné dedans. Ce qui permet de se rendre compte, par exemple, que dans la plupart des bidonvilles des années 1950-1960, prémisses d’une immigration familiale, on ne trouve rien de ce qu’on pourrait assimiler aujourd’hui au culte musulman : ni mosquées, ni salles, ni lieux dédiés, alors que la grande majorité des habitants seraient prêt à endosser le qualificatif de « musulmans », alors que la majorité d’entre eux reste officiellement classée par l’administration coloniale comme « musulmans » (parce que venus d’Algérie [2])… Si on prend les indicateurs de pratique aujourd’hui couramment utilisés en matière d’islam, on trouve une claire prédominance des célébrations collectives, de l’Aïd-el-Kébir ou du Ramadan. Mais les témoignages disponibles montrent que seule une infime minorité d’habitants fait la prière, et qui plus est sans lieu spécifique pour la faire. La manière de pratiquer l’islam est donc très différente d’aujourd’hui.

En conséquence c’est intéressant de voir l’évolution qui a abouti à la situation d’aujourd’hui. Sur ces terres d’immigration familiale précoce, l’islam en tant qu’ensemble de pratiques spécifiques, en tant que culte, commence en fait à s’autonomiser du reste de la vie sociale dans un moment charnière au cours des années 1970, moment de transformations profondes à la fois de la condition sociale des travailleurs immigrés et à la fois des modalités de leur encadrement.

D’abord un certain nombre d’ouvriers immigrés arrivés dans les années 1950 se retrouvent confrontés au chômage, à la précarisation et l’instabilité de l’emploi dont ils sont souvent les premières victimes. Des formes de déclassement qui s’accompagnent de la perte de certaines attaches et de certaines rétributions. Ensuite les conditions de logement ont changé. Les bidonvilles ont peu à peu disparu et ses résidents ont été relogés, en HLM ou en cités de transit pour la plupart, modifiant là encore les liens de sociabilité et de solidarité [3].

Dans cette configuration changeante, certains agents « immigrés » vont avoir une influence et un rôle décisifs, en particulier ceux qui vont pouvoir faire fonction d’intermédiaires avec les institutions, avec les bailleurs sociaux et organismes de logement, avec les « guichets », qui occupent une place croissante dans la vie quotidienne des immigrés. Lettrés, instruits, scolarisés plus longtemps, certains parmi eux ont déjà été familiarisés à d’autres manières d’appréhender d’islam, plus axées sur les pratiques individuelles. Ce sont eux qui vont négocier directement avec les bailleurs sociaux d’abord, avec les pouvoir publics ensuite, la mise à disposition d’espaces collectifs qui seront dédiés au culte, faisant naître en quelque sorte l’islam comme structure d’encadrement. Ces premières salles de prière dans les foyers et cités, octroyées par des organismes de type Logirep ou Sonacotra, vont servir à la fois de lieu de sociabilité pour pères immigrés déclassés et d’espaces de transmission pédagogique pour les enfants (« l’école arabe »). De nouveaux rapports à l’islam y sont diffusés par ces agents aux propriétés particulières, avec des lieux consacrés et des endroits d’apprentissage. Donc un changement qui est indissociable d’un moment et d’un état de la condition des ouvriers immigrés.

L’islam qui se développe va gagner une audience considérablement élargie suite aux politiques d’immigration qui se mettent en place autour de 1972-74 [4], regroupement familial par exemple. Il y a d’abord une transformation démographique (même s’il y avait encore une fois en certains lieux une immigration familiale déjà très importante), le poids des femmes et des enfants augmente et modifie la donne, en apportant à l’islam d’autres publics. Il y a ensuite un changement de taille contenu au sein même de ces politiques publiques : la pratique de l’islam va être encouragée, au-delà des institutions de logement, par les pouvoirs publics eux-mêmes. Les premières mosquées qui sont créées dans les années 1970 ne suscitent en général pas de polémiques, et on considère finalement la construction d’édifices religieux comme une forme de compensation normale, au moment où on transforme par ailleurs les flux migratoires en empêchant un certain nombre de gens d’arriver sur le territoire. C’est la fameuse politique mise en place par Paul Dijoud, la politique dite de « promotion culturelle des immigrés » [5] dans laquelle on trouve des incitations explicites à la construction de lieux de culte pour les musulmans, au développement des cours d’arabe, etc.. Une politique conçue dans l’idée que l’islam reste une religion d’immigrés, pour beaucoup en attente de retour au pays d’origine.

À cette séquence pionnière va en succéder une autre, imprévue en quelque sorte, pendant laquelle les audiences de l’islam tel qu’il se développe vont se transformer. On va constater en particulier un retour de certains jeunes à l’islam, un revival, une réislamisation, quel que soit le terme qu’on emploie, qui change la physionomie de la pratique de l’islam en France.

Ce phénomène est bien entendu lié à plusieurs facteurs différents. On peut citer par exemple le fait qu’à la charnière des années 1980, on va voir arriver, dans certaines mosquées déjà existantes, des étudiants venus d’Algérie, du Maroc, du Liban, d’Iran, etc., qui ont déjà connu des formes de réislamisation dans les pays d’origine, et qui vont amener avec eux une certaine pratique de l’islam. Elle va susciter un nouveau pôle d’attraction pour d’autres publics, en particulier pour des publics plus jeunes.

Par ailleurs au même moment, sur fond de délitement des structures d’encadrement traditionnelles des quartiers populaires, comme celles qu’avaient su mettre en place des organisations comme le Parti communiste avec ses réseaux associés, l’engagement de jeunes des classes populaires se voit largement encouragé et soutenu. Du fait des changements légaux sur le droit d’association ou encore de l’afflux de fonds permis par le Fonds d’Action Sociale [6], on va voir naître un foisonnement d’associations sur le terrain, dont beaucoup vont avoir une existence éphémère, intermittente, avec des financements limités. C’est le cas entre autres de la constellation de structures qu’on a tendance à réunir sous le label « beur » (ou mouvement « beur ») dans les années 1980, dont la plupart a disparu faute de revenus. Or, d’une manière assez significative, on se rend compte que nombre de fondateurs d’associations islamiques, d’entrepreneurs de mobilisation musulmanes ou de constructions de mosquées sont d’abord passés par ces associations. Cette conversion à l’islam de militants beurs est déjà connue [7], et avec elle les transferts de savoir-faire et de rétributions associées au militantisme qu’elle implique. Elle a en tout cas joué un rôle dans le développement de l’offre d’islam dans les quartiers populaires, dans la multiplication de structures de proximité qui se réfèrent à l’islam et qui sont susceptibles de présenter quelque attrait pour les jeunes habitants.

La Vie des idées : Comment peut-on décrire et analyser le rapport des acteurs qui se réclament de l’islam avec les pouvoirs publics dans la France contemporaine ?

Solenne Jouanneau : Vaste question. Pour ma part, je ne peux parler que de ce que je connais, à savoir les imams. Or, dans ce cas précis, il convient d’inverser la question et se demander : quels rapports les pouvoirs publics, et notamment les agents du ministère de l’Intérieur, entretiennent-ils avec les imams ? Les archives du ministère que j’ai pu consulter, témoignent d’abord du fait que les fonctionnaires-gouvernants du Ministère de l’Intérieur ne s’intéressent jamais à l’islam ou aux imams en tant que tels, mais toujours au travers des attributions qui sont traditionnellement les leurs, à savoir notamment l’encadrement des étrangers résidant sur le territoire national et d’autre part la surveillance des comportements politiques. Dès lors, on constate que le positionnement des agents l’Etat français vis-à-vis de l’islam est en grande partie corrélé à celui que ces derniers adoptent plus globalement vis-à-vis du phénomène migratoire.

Ainsi, aussi longtemps qu’ils perçoivent la présence des travailleurs immigrés de confession musulmane comme temporaire, leur appréhension de ce culte se caractérise par deux aspects principaux. D’une part, l’islam se trouve définie comme une religion dont la structuration relèverait en première instance de la responsabilité des institutions consulaires des états d’émigration. D’autre part, la religiosité musulmane n’est pas alors perçue comme un phénomène problématique. Dans les années 1970, Paul Dijoud, secrétaire d’État aux travailleurs immigrés, considérait même qu’il existait un intérêt à favoriser le maintien de la pratique religieuse chez les étrangers, celle-ci étant de nature à favoriser le retour de ces derniers. Cette grille de lecture se trouve néanmoins peu à peu remise en cause, à compter de la seconde moitié de la décennie 1970, au moment où favoriser « l’intégration des immigrés » s’impose comme un domaine de réflexion et d’action publique. En effet, à compter de cette période, certains espaces de réflexion proches de l’État vont progressivement définir l’islam non plus comme une « religion immigrée » mais comme « la deuxième des religions de France ». Ces acteurs vont alors défendre l’idée qu’il serait désormais de la responsabilité de l’État français, et notamment du ministère de Intérieur (en tant que ministère chargé des cultes), de s’assurer que les « musulmans » disposent de droits similaires à leurs coreligionnaires catholiques, juifs et protestants (lieux de cultes, émissions cultuelles sur l’une des chaînes de télévision publique, aumôneries, etc.).

Dans la pratique, on constate cependant que ce discours sur la nécessité de favoriser l’« intégration » (symbolique et matérielle) du culte musulman ne fait cependant pas l’objet d’une appropriation immédiate des agents de la place Beauvau. En fait, l’idée que l’Etat français aurait intérêt à normaliser les conditions de structuration de la religion musulmane ne s’impose qu’à compter du moment où certaines instances étatiques ou paraétatiques, chargées de statuer sur les conditions de possibilité (ou d’impossibilité) de l’« intégration » des immigrés, comme par exemple la commission Marceau Long sur la nationalité, Haut Conseil à l’intégration, interrogent et ce faisant instituent l’incompatibilité de certaines formes de religiosité islamique avec l’acceptation et l’appropriation des valeurs républicaines françaises [8]. Cette vision de l’islam comme possible frein à l’« intégration » des immigrés et de leurs descendants s’impose, en outre, d’autant plus facilement auprès des fonctionnaires gouvernants de l’Intérieur que celle-ci rentre en écho avec les réactions que suscitent – au même moment – la montée en puissance de l’islam politique oppositionnel au Maghreb au sein des services de renseignement. En effet, à compter de la seconde moitié des années 1980, dans des notes souvent d’autant plus alarmistes qu’elles visent aussi à accroître une audience et une légitimité fragilisées par la fin de la Guerre Froide [9], les officiers des RG et de la DST (et dans une moindre mesure certains analystes du Quai D’Orsay) tentent de sensibiliser les ministres qui se succèdent place Beauvau aux risques afférents à la diffusion, sur le territoire français, de ce qu’on appelle alors l’« intégrisme musulman ». Du fait des attributions qui sont les leurs, ces officiers ne s’intéressent pas à l’islam en tant que culte, mais à l’islam comme vecteur de politisation, voire de radicalisation [10]. Pour autant, parce que ces mises en alertes évoquent souvent ce qui se dit et ce qui se passe dans les moquées hexagonales, elles participent concrètement à conférer aux modalités de structuration de l’islam hexagonal un caractère politiquement préoccupant. Cette accession du culte musulman au statut de dossier « sensible » s’objective, dès la fin de la décennie 1980, dans la composition des cabinets de l’Intérieur.

En effet, à compter du second mandat de Pierre Joxe (1988-1991), chaque équipe ministérielle se dote d’un ou plusieurs conseillers spécifiquement affectés à la problématique de « l’islam en/de France ». Mais ces conseillers ne font pas qu’attester de l’émergence d’un intérêt étatique pour l’islam. Par leur travail quotidien, ils participent aussi à l’institutionnalisation du fait islamique en « problème public », c’est-à-dire en problème nécessitant l’intervention de l’Etat. Car au croisement des préoccupations d’ordre sécuritaire et intégrationniste que nous venons de décrire, ces conseillers ne vont pas uniquement surveiller ce qui se joue dans le champ islamique français (lieux de culte, associations, etc.). Ils vont aussi développer des stratégies pour tenter de favoriser l’« intégration culturelle » des « Musulmans » tout en luttant contre l’« intégrisme ». Or, c’est dans ce contexte très particulier que les imams deviennent un sujet de préoccupation politique pour les pouvoirs publics français. En effet, pour les policiers des Renseignements généraux, surveiller les prêches des imams, constitue une technique parmi d’autres pour tenter de repérer les espaces et les acteurs susceptibles d’alimenter le « danger intégriste ».

Dans les procès-verbaux d’enquête qu’ils rédigent à l’attention de leurs supérieurs, comme dans les notes de synthèse qui remontent ensuite jusqu’au cabinet, le profil et les propos des imams sont donc toujours utilisés pour attester de la politisation du référent religieux dans certains lieux de culte islamiques. En tant que telle, la performativité des prises de position des imams sur les fidèles est toujours plus supposée que démontrée par les auteurs de ces documents. On se contente de juxtaposé deux faits : des imams tenant des « prêches enflammés » et des gens qui se radicaliseraient. La plupart du temps ces notes évacuent complètement la question des conditions de la politisation, voire de la radicalisation, de ces individus via le référent islamique. Pour autant, le fait que les discours des imams s’y trouvent systématiquement associés à des situations jugées dysfonctionnelles – que ce soit en matière de gestion de l’ordre public (radicalisation) ou d’intégration (repli communautaire) – favorise la mise en place de raccourcis cognitifs qui amènent les conseillers de la place Beauvau à prêter aux imams une importante autorité sur leurs fidèles et ce faisant à les concevoir comme des acteurs susceptibles de directement influencer la morphologie du fait islamique hexagonal. L’autorité qu’ils prêtent aux imams est notamment visible dans les notes qu’ils rédigent à l’attention des ministres qu’ils conseillent.

En effet, les « ministres du culte musulman » y sont généralement présentés sous les traits d’une médaille à deux faces, à la fois causes et solutions des problèmes supposément posés par la religion musulmane en France. L’imam étranger, « mal intégré » ou « intégriste » y constitue l’un des ressorts d’explication de l’« inadaptation de l’islam » aux « valeurs de la République françaises », tandis qu’à l’inverse l’imam « intégré », « modéré », « français ou formé en France », y devient l’un des leviers susceptibles de résoudre cette inadéquation supposée. Or, c’est fort de cette conviction, que ces conseillers vont, dès les années 1990, convaincre les ministres de l’Intérieur qui se succèdent place Beauvau de la nécessité, non seulement de surveiller les imams, mais également de favoriser la mise en place de dispositifs capables d’encadrer, voire de réformer, le profil des individus susceptibles de prêcher dans les lieux de culte musulmans. Mais cette volonté d’influer sur le profil des imams hexagonaux pose problème au regard des normes juridiques qui depuis la loi de 9 décembre 1905 régissent les relations que les agents de l’Etat peuvent légalement ou non entretenir avec les institutions et les acteurs religieux présents sur son territoire.

En effet, depuis 1905, la laïcité juridique affirme que ce sont les autorités de la communauté religieuse qui indiquent aux pouvoirs publics qui sont les ministres de son culte. Afin de rester en apparente conformité avec la loi de 1905 et sa jurisprudence, les conseillers « islam » vont dès lors chercher à agir sur le profil des imams en s’appuyant sur des domaines d’action publique connexes, où la légitimité juridique et politique de l’Etat à intervenir apparait a priori peu contestable : la sécurité intérieure, le maintien de l’ordre public, la diplomatie, le droit au séjour, l’action culturelle, « l’intégration des étrangers », la formation universitaire, etc. Du fait de cette contrainte, les dispositifs d’encadrement qu’ils développent constituent moins une politique publique à part entière qu’un faisceau d’actions publiques, plus ou moins complémentaires et efficaces dans leurs effets. Initié entre 1988 et 1990, sous le mandat de Pierre Joxe, le premier s’inscrit dans la filiation de la politique migratoire des années 1970. Il consiste à appréhender la problématique de l’imamat comme une dimension spécifique des relations diplomatiques avec les pays d’émigration dit « musulmans ». Plus précisément, il consiste, en amont de l’arrivée des imams, à inciter les États dont ils sont originaires à organiser leur sélection, certifier leur légitimité, mais aussi à les encadrer durant la durée de leur mission en France. Le second, qui remonte à l’année 1990, s’inscrit dans une longue tradition française de « traitement à la carte des étrangers ». En aval de l’arrivée des imams en France, il repose sur l’instrumentalisation de leur condition d’« étrangers » et du droit au séjour. Via la mise en place d’une procédure centralisée d’attribution des visas de résidence délivrés au titre de « ministres du culte musulman », il vise, d’une part, à favoriser le départ volontaire ou l’expulsion des imams jugés « problématiques » et, d’autre part, à maintenir les autres dans une situation de surveillance et de précarité administrative favorisant leur « domestication ».

Une troisième modalité d’action rassemble enfin toutes les tentatives des conseillers « islam » de favoriser la création d’instances de formation d’imams « à la française », qu’il s’agisse d’essayer de convaincre certaines institutions islamiques de les mettre en place en interne ou au contraire de s’appuyer sur l’université pour former les clercs musulmans aux spécificités de la société française. Le choix des ministres de l’Intérieur de contourner, s’agissant des imams, l’interdiction qui leur est faite par la loi dite de Séparation des Eglises et de l’Etat de peser sur le profil des « ministres du culte » interroge évidemment le rapport que ces derniers entretiennent en pratique au principe de « laïcité ».

Étienne Pingaud : Pour ce qui est du niveau local, la question se pose évidemment un peu différemment parce que les prérogatives ne sont pas les mêmes. Ce qui ne veut pas dire que les municipalités n’ont aucun pouvoir sur la structuration du culte, mais elles le font avec les moyens qui sont les leurs : l’encadrement par la délivrance des permis de construire, par leur capacité à peser sur l’aménagement des différents lieux de culte, par les prêts de salles, ou tout simplement par la construction de liens particuliers avec certains agents musulmans. Là encore c’est intéressant de regarder l’évolution sur le long terme. Dans les années 1970, quand un certain nombre de musulmans souhaite d’une manière ou d’une autre le culte dans une municipalité, il est rare que ça suscite des problèmes ou des controverses, parce que l’islam reste encore une fois largement considéré comme une religion d’immigrants. Ca devient en revanche un problème politique central quand la volonté de faire naitre des nouvelles structures musulmanes, quelles qu’elles soient, est le fait de jeunes, nés en France ou pas, mais en tout cas qui sont passés par les structures d’encadrement municipales.

Les municipalités qui y sont confrontées se retrouvent alors à devoir composer entre un certain nombre de problèmes entre lesquels l’arbitrage est toujours complexe. Pour les municipalités qui ont une forte tradition de gauche, que ce soit communiste ou socialiste, subsiste par exemple la force du référentiel à la laïcité, en tout cas d’une certaine idée de la laïcité qui empêche de montrer trop activement qu’on veut soutenir le développement du culte musulman. A partir de la fin des années 1980 et surtout au début des années 1990, au plus fort de la Guerre civile algérienne, va se poser par ailleurs avec une acuité nouvelle la question de la radicalisation. Elle crée une sorte de « blame avoiding  » : éviter à tout prix d’être associé à la radicalisation et à des sas de radicalisation.

En tentant compte de ces contraintes politiques ou idéologiques, les pouvoirs publics locaux doivent quand même trouver les moyens de faire avec une force à l’audience croissante. D’autant que certains responsables musulmans acquièrent des savoir-faire et des ressources en terme de mobilisations qui leur permettent de peser sur le débat public. Dans toutes les villes dans lesquelles on compte une forte proportion de musulmans, l’islam va donc devenir par des voies diverses un « problème » politique. Dans certains endroits cette politisation se fait dès les années 1980 (autour de Lyon ou dans certaines villes des Yvelines), même si ça tend à se généraliser ensuite à la fin de la décennie suivante.

Pour les pouvoirs publics municipaux, l’islam devient une question épineuse : on ne peut pas refuser toutes les revendications de structures qui ont parfois de fortes audiences sur le terrain, mais en même temps on peut pas tout accepter non plus, sauf à en payer le prix politique, et un prix qui peut être potentiellement couteux. L’islam prête en effet maintenant à controverses quel que soit le débat dont on parle au niveau local.

Cet exercice d’équilibriste donne lieu à nombre de cas différents, en fonction des endroits, des acteurs en présence ou éventuellement de l’affiliation politique des dirigeants. D’un point de vue plus général, on peut toutefois déceler quelques tendances fortes dans les décisions prises par les municipalités. On voit d’abord un nombre croissant de constructions de lieux de culte soutenues par les pouvoirs en place, qu’ils soient de gauche ou de droite, mais soutenues sous condition. C’est-à-dire qu’entre un certain nombre d’interlocuteurs possibles les municipalités vont faire le tri, en fonction des informations qu’elles ont (celles qui remontent du terrain, celles de leurs relais, éventuellement celles des RG), et choisir ceux qu’elles estiment les plus compatibles avec leurs intérêts, ceux avec lesquels la proximité peut être valorisée et mise en avant. Or les élus locaux ont tendance à appréhender l’islam avec la grille de lecture « dominante » en la matière, basée sur la dichotomie entre modérés et radicaux. Évidemment, ceux qui vont être perçus comme les plus modérés vont devenir les interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics, bénéficier d’attentions particulières, parfois d’invitations officielles, etc.

Au delà de ces relations visibles, il existe bien sûr dans la pratique un certain nombre d’accommodements plus ou moins formels faits par les municipalités, qui visent en partie à contenir les mobilisations et à éviter de distendre trop les liens sur le terrain entre les dirigeants et les habitants des quartiers populaires. Certains de ces ajustements sont devenus courants, par exemple limiter la viande dans les cantines scolaires ou en tout cas privilégier le poisson dans les menus ; ou encore laisser des mères voilées accompagner les sorties scolaires, parce qu’il reste un flou juridique sur la question. La nature de ces accommodements peut varier d’une ville à l’autre en fonction des intérêts de l’administration locale, mais on note partout cette même ostentation publique de l’attachement au principe de laïcité, pourtant accompagnée en pratique d’arrangements sur les questions et problèmes qui se posent à un moment donné : viande à la cantine, mixité dans les piscines, port du voile, etc.

On peut évoquer aussi une autre tendance lourde, la transformation de la manière dont les mairies vont concevoir, présenter et valoriser la laïcité. Elle avait pu supposer dans l’esprit de beaucoup, en tout cas jusque dans les années 1980-1990, une séparation stricte des sphères : on n’intervient pas dans les affaires de l’islam, on ne peut pas avoir de représentants officiels de l’islam dans les cérémonies municipales, inversement on ne se rend pas, en tout cas pas officiellement, dans les célébrations organisées par les associations musulmanes. La période actuelle est au contraire marquée par la promotion de ce qu’on appelle parfois le dialogue interreligieux, parfois le « vivre ensemble », une forme d’ouverture générale sur les religions qui implique de soigner les relations entretenues avec les représentants de tous les cultes. Cette promotion peut être active, et certaines municipalités organisent elles-mêmes des cérémonies interreligieuses dans les bâtiments publics, difficilement imaginables encore quelques années plus tôt. Ces nouveaux dispositifs autorisent ainsi la construction de liens publics, visibles, officiels avec des agents de l’islam. Dans certains endroits ils sont déjà initiés depuis longtemps, comme à Montreuil sous l’impulsion de Jean-Pierre Brard [11]. C’est devenu un format classique, là encore indépendamment de l’étiquette politique des édiles.

Dans la pratique ordinaire d’une municipalité, il va sans dire la question électorale se pose toujours en filigrane. Elle ne détermine pas l’ensemble des décisions en matière d’islam, parfois guidées par la nécessité de construire des liens dans certains quartiers, parfois guidées par les vertus de paix sociale prêtées à la religion, etc. Mais la perspective d’être réélu implique de trouver des voix dans les quartiers populaires, et on va parfois prêter à certains acteurs musulmans, parmi d’autres intervenants de terrain, une audience suffisante pour être convertie en capital électoral. C’est un jeu toujours délicat : parfois certains rapprochements qui pourraient être électoralement porteurs sont impensables, quand les concernés risquent d’être considérés comme trop radicaux par exemple.

Dans la constitution des listes électorales, il y a toutefois une franche promotion de la diversité depuis les élections municipales de 2001 [12], même dans des villes très anciennement marquées par des tradition socialistes, communistes, et même démocrates chrétiennes, dans lesquelles se reproduisent des élites depuis parfois 50, 60 ou même 80 ans. L’ouverture par la diversité, c’est aussi une manière non dite de promouvoir des gens, qui sont souvent des militants associatifs, mais qui peuvent faire valoir une origine ethnique. L’islam fait partie de ce mouvement dans certaines villes, à savoir que des politiques locaux vont courtiser certains agents musulmans influents, y compris en portant quelquefois sur des listes des membres de leurs entourages. Mais si les considérations électoralistes existent, elles sont une fois de plus une contrainte parmi d’autres, qui tournent autour de la nécessité de construction de liens dans les quartiers.

La Vie des idées : Les débats politiques et médiatiques occultent souvent les formes de vie qui se développent en relation avec l’islam dans la société française. En quoi vos travaux vous permettent-ils de décrire l’islam au quotidien ? D’autre part, quelles sont les relations entre ces pratiques et les formes d’encadrement institutionnel précédemment évoqués ?

Solenne Jouanneau : Ce que j’ai retenu du travail ethnographique dans la mosquée sur laquelle j’ai le plus longtemps travaillé, c’est que les fidèles sont possiblement très différents. L’observation des formes de sociabilité qui se nouent autour des lieux de culte musulman fait très rapidement ressortir des lignes de clivages générationnels, entre les travailleurs immigrés d’origine rurale qui souvent n’ont pas été beaucoup à l’école, leurs enfants nés ou socialisés en France, les étudiants maghrébins ou africains qui viennent faire leurs études en France, les jeunes français issus de la petite classe moyenne musulmane, dont on ne parle jamais en France mais qui existe quand même ; et les convertis qui peuvent venir de milieux sociaux très différents… Tous ces gens-là n’ont pas nécessairement toujours des choses à se dire. La cohabitation à l’intérieur des mosquées ne se passe d’ailleurs pas toujours très bien. Et ce que j’essaye de montrer dans mon livre, c’est que les imams qui parviennent à jouir d’un certain charisme auprès de leurs fidèles sont souvent ceux qui parviennent faire tenir tous ces gens-là ensemble, à leur faire croire qu’ils appartiennent à un même groupe, à une même communauté de destin alors que dans les faits cela n’est pas forcément le cas, du moins pas dans tous les aspects de leur vie. Il faut aussi insister sur le fait que le rapport à la pratique est possiblement très différents d’un fidèle à un autre. Les gens qui se rendent à la mosquée ne pratiquent pas pour les mêmes raisons, ne pratiquent pas tous de la même façon. Il ne faut jamais oublier qu’au sein des communautés religieuses il y a des porte-parole, c’est-à-dire des gens dont le travail est de faire exister le groupe en le disant. C’est le cas des imams, des présidents d’association, au niveau national du CFCM. Mais au sein des communautés de fidèles qui se forment au sein des lieux de culte, les gens sont tout de même assez conscients des choses qui les distinguent, de ce qui les séparent. Il y a d’ailleurs des jeux de distinction importants dans les lieux de culte.

Finalement, le principal point commun de ces personnes, c’est qu’elles sont toutes confrontées à l’Etat français et à la manière dont celui-ci gère le religieux. Car la laïcité, telle qu’elle est pratiquée en France, ce n’est pas l’ignorance du religieux par l’État. La loi de 1905 n’a pas mis fin à la gestion du religieux par l’État, elle a simplement défini ce que serait les nouvelles modalités de cette gestion, différentes des modalités concordataires. En conséquence, l’État français participe à la définition des pratiques religieuses des musulmans, comme il participe à la définition des pratiques religieuses des autres confessions présentes sur son territoire. Il est l’acteur qui définit la loi, le droit. Il est donc l’acteur qui définis l’univers des possibles vis à vis desquels les individus sont obligés de se situer, qu’ils adoptent des comportements conformes ou déviants. On le voit notamment sur la question du mariage. L’imposition au sein de la législation française d’une séparation entre le mariage civil et le mariage religieux a eu une incidence sur les pratiques des musulmans. Elle a favorisé l’apparition d’un « mariage halal » dont la fonction est de permettre le maintien d’un espace de pratiques matrimoniales pouvant être définies comme spécifiquement « musulmanes ». En effet, l’islam envisage avant tout le mariage comme un contrat, un contrat visant à garantir la licéité religieuse des relations sexuelles entre un homme et une femme. Dans les pays où l’islam est la religion officielle, c’est l’État qui encadre l’établissement de ces contrats et qui, en quelque sorte, garantit leur caractère « islamique », « sacré », « licite ». Dans un pays laïque, comme la France, l’État ne peut évidemment pas remplir une telle fonction et les fidèles vont, avec l’aide des imams, vont en quelque sorte inventer un « mariage musulmane » qui, bien que présenté comme une continuité de ce qui se fait dans les pays d’émigration, relève en réalité d’une « invention de la tradition ».

On a observé un phénomène relativement similaire en Turquie quand Atatürk a mis en place un processus de laïcisation forcée… Tout ça pour dire que l’islam qui est pratiqué en France est un islam profondément français. Car l’islam pratiqué en France n’est pas un islam hors sol. Il se nourrit de la confrontation des musulmans aux structures juridiques, socio-culturelles, politiques de la société française. Les musulmans, pas plus qu’aucun autre citoyen, ne vivent en apesanteur du social et des structures sociales dans lesquelles sont pris les individus qui résident sur le territoire français, qu’ils soient citoyens ou résidents.

Étienne Pingaud : Je suis entièrement d’accord avec Solenne. Le premier problème, quand on parle de l’islam au quotidien, c’est d’abord de savoir de quoi on parle. Les rapports à l’islam sont très différents en fonction des gens, certains musulmans sont pratiquants, d’autres pratiquants intermittents, d’autres non pratiquants, il y a des fidèles qu’on ne voit jamais à la mosquée mais qui connaissent très bien l’islam, etc. Tout dépend de la focale avec laquelle on regarde et des indicateurs qu’on prend en compte. Il est de toute façon très difficile de définir ce qu’est un musulman, ce qu’est l’islam ou ce qu’est une pratique religieuse.

Par contre, il est notable sur le terrain qu’un certain nombre d’agents et d’institutions jouent le rôle de prescripteurs de pratique et tentent justement de définir ce que doit être l’islam quotidien. Ce qui n’est pas sans effets, en tout cas sur ce que Solenne a appelé « l’espace des possibles » en termes de pratiques. D’abord tout simplement il y a l’État, au niveau central surtout, que ce soit par les règles, par les lois, par les sanctions ou tout simplement par ses instances de socialisation. L’État conditionne largement la pratique de l’islam, y compris par la négative si je puis dire. On se rend compte par exemple que dans les groupes considérés comme radicaux, un grand nombre de fidèles a de l’État un ensemble d’expériences essentiellement négatives ou répressives : échec scolaire, police, justice, parfois prison,… Une partie conséquente d’entre eux tente d’ailleurs significativement de rester indépendants de l’État, en montant des commerces halal, des restaurants de quartier, des camions de crêpes ou autres activités « indépendantes ».[...]»

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