«Connu pour ses travaux sur l’État et le processus de civilisation,
Norbert Elias a également écrit sur les utopies littéraires et
philosophiques, et notamment sur la célèbre œuvre de Thomas More. Une
traduction de ces textes permet de s’interroger sur la place de l’utopie
dans la pensée du sociologue.
À l’approche du cinquième centenaire de L’Utopie, le fameux livre que Thomas More (1478-1535) publia en latin en 1516, l’historien Quentin Deluermoz et les éditions La Découverte ont réuni et fait traduire en français les textes que le sociologue Norbert Elias a consacrés à More et au thème de l’utopie d’abord parus en allemand et en anglais entre 1982 et 1987.
À l’approche du cinquième centenaire de L’Utopie, le fameux livre que Thomas More (1478-1535) publia en latin en 1516, l’historien Quentin Deluermoz et les éditions La Découverte ont réuni et fait traduire en français les textes que le sociologue Norbert Elias a consacrés à More et au thème de l’utopie d’abord parus en allemand et en anglais entre 1982 et 1987.
La première trace d’un intérêt d’Elias pour More apparaît en 1979, avec la publication de La solitude des mourants [1].
Âgé de 82 ans, Elias y relevait que celui qui était chancelier du roi
d’Angleterre Henry VIII depuis 1529 avait embrassé sur la bouche son
père agonisant. Il avait tiré cette information du beau-fils du célèbre
humaniste, William Roper. Sa Vie de Sir Thomas More, objet d’une
édition de divulgation dans les années 1960, constituait une source
attrayante pour approcher la Renaissance anglaise [2].
Depuis longtemps fasciné par l’époque de la Renaissance, Elias avait
plutôt jusque-là laissé de côté l’histoire de la société anglaise. Ses
recherches des années 1930 sur La société de cour [3] et sur Le processus de civilisation [4] visaient à expliquer la différence « de la mentalité nationale » [5]
des Allemands et des Français et se concentraient principalement sur
l’histoire de la société française. Il avait donné une large place à
Érasme de Rotterdam, grand ami de More, mais aucune à More lui-même ; il
avait approché la littérature utopique à partir d’un roman pastoral du
début du XVIIe siècle, L’Astrée d’Honoré d’Urfé, mais pas L’Utopie.
Depuis 1978, Elias travaillait au Centre de Recherche
Interdisciplinaire de l’université de Bielefeld, sorte d’utopie
académique avec « la piscine, la forêt, l’atmosphère intellectuelle... » [6].
Gratifié du Prix Adorno l’année précédente, il jouissait désormais
d’une reconnaissance difficilement et tardivement acquise. Durant
l’année 1980-1981, il intégra le programme de recherche sur « L’histoire
des fonctions des utopies littéraires à l’époque moderne », lancé cinq
ans plus tôt. L’Utopie de More se trouvait évidemment au centre
de l’attention de nombre des participants et Elias saisit l’occasion
d’étudier ce texte classique de l’histoire de la pensée politique.
La place de l’utopie dans l’œuvre d’Elias
Sa contribution aux travaux collectifs prit pour titre « La critique
de l’État chez Thomas More. Précédé de quelques réflexions pour une
définition du concept d’utopie ». Dès 1982, elle était imprimée dans les
Utopieforschung (Recherches sur l’utopie) dirigées par
Wilhelm Voßkamp, où elle occupe une cinquantaine de pages. La même
année, Elias délivra et publia la conférence : « À quoi servent les
utopies scientifiques et littéraires pour l’avenir ? », où l’étude de
l’œuvre de science-fiction de l’écrivain britannique H. G. Wells
(1866-1946) permet à Elias de proposer une interprétation générale du
phénomène littéraire utopique, en envisageant celui-ci dans la longue
durée. Enfin, en 1986, il revint sur « Thomas More et l’utopie », à
l’occasion d’une conférence délivrée en allemand et imprimée l’année
suivante. Mais rien n’indique qu’Elias se soit engagé dans de nouveaux
travaux sur L’Utopie et ce qu’il nomme, dans l’un de ses derniers
écrits, « le remplacement des utopies “dorées” inaugurées par Thomas
More (et sa description d’une condition humaine meilleure et désirable)
par des utopies “noires” comme celles de H. G. Wells, lequel dépeignait
une condition plus sombre encore que ce que pouvaient inspirer nos pires
craintes » [7].
Du point de vue de la sociologie historique, le phénomène de la
littérature utopique suggérait l’idée d’un processus de dé-civilisation,
dont les signes avant-coureurs apparurent au tournant du XXe siècle :
en 1914, « la puissance de feu de l’artillerie lourde était si
importante qu’elle interdisait toute percée des troupes. Un civil comme
H.G. Wells [dans son ouvrage Anticipations de 1901] l’avait prévu, mais les spécialistes ne le voyaient pas » [8].
Toutefois, Elias entendait sortir la réflexion sur l’utopie d’une
certaine confusion entretenue et renforcée, selon lui, par les
« utopies-cauchemar » dominant la littérature utopique du XXe siècle :
si cette dernière, met en évidence le recours, par des régimes
autoritaires, « à un savoir technologique et scientifique », elle
renforce à tort « l’idée selon laquelle les processus physiques et
biologiques en eux-mêmes sont en partie ou totalement responsables du
chemin pris par le développement social » (p. 117). En réponse à cette
confusion, qui innerve bien des critiques de la modernité, Elias prend
le parti de réconcilier culture et technique : il esquisse l’utopie
d’une société où « le progrès dans le domaine des sciences physiques et
de la technologie » pourrait être « soutenu par un progrès équivalent en
sciences sociales » (p. 122). C’est peut-être là le principal intérêt
de la réflexion d’Elias sur l’utopie : elle invite à prendre au sérieux
la critique sociale et politique des techno-sciences que propose la
littérature utopique du XXe siècle, sans céder au déterminisme des
postures technophobes.
En réunissant les trois textes d’Elias sur le concept d’utopie,
l’édition française a bénéficié de l’édition critique allemande des Gesammelte Schriften [9] et de sa version anglaise dans The Collected Works [10].
L’édition allemande organisait les essais de façon chronologique,
présentant l’inconvénient d’imprimer dans deux recueils successifs les
textes d’Elias sur More et l’utopie. L’édition britannique les
présentait de façon thématique, rassemblant en l’occurrence l’essai et
la conférence sur More, suivis de la conférence sur les utopies
scientifiques et littéraires, dans un volume portant sur la sociologie
du savoir et des sciences.
Les responsables de l’édition britannique soulignaient que la
conférence sur More et l’utopie de 1986 – où l’on trouve une mise en
cause explicite de « l’ivresse hégémonique » de « l’administration
Reagan » et de « l’utopie hégémonique » du « rêve américain » – est
« l’une des nombreuses pièces qu’Elias a écrites au milieu des années
1980 traitant de la globalisation et les problèmes des conflits
inter-étatique à l’échelle globale » [11].
Cette préoccupation apparaissait déjà à l’ordre du jour dans la
conférence de 1982, où Elias fait allusion au spectre de la guerre
froide et à la crainte d’une guerre nucléaire (p. 124). Le choix de
Quentin Deluermoz d’extraire les contributions d’Elias sur l’utopie et
de les publier en suivant l’ordre chronologique de rédaction paraît donc
judicieux.
La Futurologie et les recherches sur l’utopie
La recherche d’Elias sur L’Utopie et les transformations du
genre littéraire que More a renouvelé se concentre en fait sur quelques
mois de l’année académique 1980-1981, début de l’ère Reagan. À se
rappeler l’étroite relation, de 1924 à 1933, entre Elias et le
sociologue hongrois Karl Mannheim, qui publia Idéologie et utopie
en 1929, on voudrait pouvoir inscrire la pensée d’Elias sur l’utopie
dans un horizon d’interrogation plus lointain. En 1984, Elias écrivait
s’être « souvent demandé si le fait que Mannheim, malgré son concept
d’idéologie totale, semble attribuer une position particulière à
l’utopie – qui a pourtant elle aussi le caractère d’une idéologie –
pouvait s’expliquer par le fait qu’il a tenté involontairement d’éviter
de réduire le socialisme à une idéologie » [12].
Pour Elias, « la critique de l’idéologie n’était qu’un moyen pour
atteindre une fin, un pas en avant vers une théorie de la société qui
prendrait en compte le fait qu’il existait aussi bien un savoir masquant
la réalité qu’un savoir la dévoilant » [13].
Dans une note portant sur la conclusion de l’essai sur More et la
critique de l’État (non reprise dans l’édition française), les éditeurs
britanniques suggèrent, à partir d’allusions d’Elias, que le fil
conducteur de ses trois textes sur l’utopie est resté sous-jacent. Il
s’agirait d’une critique de l’idéologie à l’œuvre dans une discipline
des sciences sociales qui prétendait dévoiler la réalité sociale à venir
et qui avait partie liée avec le développement de la stratégie
nucléaire américaine : la futurologie. Les figures les plus marquantes
en étaient Herman Kahn – dont s’inspira Stanley Kubrick dans son film Docteur Folamour, auquel Elias se réfère en passant (p. 112n) –, Anthony J. Wiener et Daniel Bell [14].
Pour la seconde édition de Über den Prozess der Zivilisation, publiée en 1969, Elias avait bien consacré une note à l’ouvrage de Bell sur La fin des idéologies (1960) [15],
mais on ne le voit pas, par la suite, aborder de front et développer la
critique de la futurologie comme idéologie. À la lecture du
préliminaire de son premier essai sur More, on pressent qu’il intervint à
un moment de tension au sein du groupe interdisciplinaire de recherches
sur l’utopie entre les représentants, d’une part, des études
littéraires et ceux, d’autre part, des études sociologiques et
historiques. Les travaux littéraires sur les utopies négligeaient alors,
semble-t-il, de se demander de quoi une utopie était le symptôme, et de
poser ce qu’Elias nomme « un diagnostic social précis », se condamnant
ainsi à la « stérilité » (p. 39).
On peut ainsi regretter que Quentin Deluermoz, dans une préface où
il souligne à raison le caractère fragmentaire, inachevé et
programmatique du travail d’Elias sur le concept d’utopie, n’ait pas
pris le parti de situer le sens de l’intervention du sociologue dans le
cadre des enjeux des travaux de ce groupe de recherche qui auraient pu
l’éclairer davantage. En prenant à son tour le célèbre ouvrage de More
pour point de départ, Elias cherchait à développer une conception de
l’utopie antinomique à celle qui permettait le rapprochement « entre la
prévision scientifique et l’utopie littéraire, sociale ou politique »
(p. 102) tout en formulant une « hypothèse de travail pour l’utilisation
du concept d’utopie […] qui puisse servir de base commune aussi bien
aux travaux de recherche littéraires qu’aux autres disciplines
représentées » au sein du groupe de Bielefeld (p. 35).
Une étude d’histoire intellectuelle
Reste que le petit nombre des instruments dont Elias s’est doté pour
approcher la pensée politique de More témoigne d’un investissement
mesuré. La Vie de Thomas More par Roper est le premier pilier
d’un honnête exercice d’histoire intellectuelle. Il en développe une
approche critique et lucide, questionnant la représentation de More en
« martyr et saint chrétien » (p. 93) promue par Roper dans une opération
de « propagande et de combat » (p. 89) qui convenait encore, au 20e
siècle, à Raymond W. Chambers. Le classique Thomas More de ce
dernier parut en 1935, année de la canonisation de l’humaniste anglais
par l’Église catholique. Le second pilier est bien sûr le texte même de L’Utopie.
Elias a principalement lu l’ouvrage dans une édition allemande dotée
d’une faible valeur scientifique. Il l’a occasionnellement confrontée à
la traduction anglaise proposée dans l’édition de référence – dite la « Yale Utopia »,
qui comprend en outre le texte latin et un imposant commentaire – et il
a vraisemblablement parcouru l’étude fondamentale de John H. Hexter lui
servant d’introduction [16].
Pour son information générale, il a aussi puisé dans une édition
anglaise de grande divulgation, tirant notamment de l’introduction une
vision impressionniste des contradictions du champ de la littérature
critique (p. 60). Les seuls autres écrits de More sur lesquels Elias se
soit penché un tant soit peu sont ses Épigrammes latins, un recueil associé à L’Utopie à partir de la troisième édition (1518).[...]»
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