«Les études sur les classes populaires n’ont pas toujours été attentives
aux rapports de genre. Dans une ethnographie magistrale, B. Skeggs
montre que l’ordre des sexes et des sexualités s’impose à l’école et n’a
rien d’un partage des tâches immuable.
Le livre de Beverley Skeggs récemment traduit par les éditions Agone
est plutôt « décoiffant » vu depuis la sociologie française des classes
populaires (plus souvent focalisée sur les ouvriers s’agissant des
jeunes et sur l’espace domestique s’agissant des femmes). Les jeunes des
milieux populaires sont ici des femmes, des femmes qui ne sont ni des
mères, ni des épouses et qui vivent dans une région du nord-ouest de
l’Angleterre où le taux d’emploi féminin est traditionnellement fort. Ce
livre met ainsi en lumière l’entre-soi des jeunes femmes de milieux
populaires, observé au lycée, dans les sorties au pub ou en boîte de
nuit. Bien que l’enquête ait été menée au cours des années 1980-1990, ce
livre est également d’une actualité saisissante : ces jeunes femmes
sont alors déjà massivement encouragées à faire valoir leur supposé
dévouement aux autres (caring) sur le marché du travail et à s’investir dans les emplois de la prise en charge de l’enfance et de la vieillesse.
Une enquête intime
Une enquête intime
La ligne de force de l’ouvrage réside dans l’insertion ethnographique
de très longue durée, qui nous permet d’entrer en profondeur dans
l’univers de ces jeunes femmes. Le dispositif d’enquête n’est pas
nouveau mais suffisamment rare pour être souligné : enseignante dans un collège
(un petit établissement préparant au brevet, au baccalauréat mais
comportant aussi des filières professionnelles), Beverley Skeggs a
choisi d’enquêter auprès de 83 jeunes femmes élèves dans trois parcours
professionnels : le Travail social, Paramédical et l’Aide à domicile.
Elle a suivi leur trajectoire pendant plus de dix ans, à un moment
d’intense recomposition des milieux populaires affectés aussi bien par
la montée du chômage que par la désagrégation politique orchestrée par
le gouvernement Thatcher.
Même s’il n’est pas besoin, c’est évident, d’être de milieux
populaires pour les étudier et les comprendre, on perçoit toutefois
combien l’origine et l’expérience de la sociologue constituent une
ressource sans laquelle cette enquête ne serait pas ce qu’elle est. [1]
La mère de Beverley Skeggs était femme de ménage, travaillant également dans une cantine scolaire, tandis que son père docker, parvint par des cours du soir à devenir employé de banque. Outre cette origine modeste, les premiers pas dans la vie adulte de l’auteure ont été très proches de ceux des jeunes femmes qu’elle étudie puisqu’elle a quitté l’école à 16 ans, sans qualifications et s’est inscrite dans une formation d’aide aux personnes, se fiançant même à 18 ans… La combinaison de cette expérience partagée – avoir vécu soi-même certaines dimensions de la vie de ces femmes et avoir peut-être ressenti l’enfermement dans cette destinée – et du dispositif d’enquête – voir quasi quotidiennement ces femmes pour l’enquête une fois qu’elle-même s’est échappée de cette condition – permet à la sociologue d’aller très loin dans le dévoilement de l’intimité et nourrit la finesse du questionnement. Beverley Skeggs s’attache en effet à mettre au jour les formes de domination subies par ces femmes constamment jugées par les autres mais sans jamais oublier qu’« elles sont aussi des sujets qui produisent elles-mêmes le sens des positions qu’elles occupent ou qu’elles refusent d’occuper ».
La mère de Beverley Skeggs était femme de ménage, travaillant également dans une cantine scolaire, tandis que son père docker, parvint par des cours du soir à devenir employé de banque. Outre cette origine modeste, les premiers pas dans la vie adulte de l’auteure ont été très proches de ceux des jeunes femmes qu’elle étudie puisqu’elle a quitté l’école à 16 ans, sans qualifications et s’est inscrite dans une formation d’aide aux personnes, se fiançant même à 18 ans… La combinaison de cette expérience partagée – avoir vécu soi-même certaines dimensions de la vie de ces femmes et avoir peut-être ressenti l’enfermement dans cette destinée – et du dispositif d’enquête – voir quasi quotidiennement ces femmes pour l’enquête une fois qu’elle-même s’est échappée de cette condition – permet à la sociologue d’aller très loin dans le dévoilement de l’intimité et nourrit la finesse du questionnement. Beverley Skeggs s’attache en effet à mettre au jour les formes de domination subies par ces femmes constamment jugées par les autres mais sans jamais oublier qu’« elles sont aussi des sujets qui produisent elles-mêmes le sens des positions qu’elles occupent ou qu’elles refusent d’occuper ».
Beverley Skeggs s’est échappée de la formation professionnelle qui la
prédestinait aux emplois familiaux et est parvenue à accéder à
l’université en devenant une grande lectrice, tous azimuts, de
sociologie, de philosophie, de science politique... Ce parcours
intellectuel spécifique se donne à voir dans l’éclectisme des références
mobilisées pour analyser ses matériaux : elle puise chez Bourdieu,
Foucault, Butler, Raymond Williams, le Black Feminism, Scott,
Connell... D’aucuns y verront peut-être une faiblesse théorique. Et en
un sens, il est vrai que la discussion des concepts et des auteurs prend
parfois le pas sur l’exposition des matériaux, qu’on aurait aimé encore
plus nombreux. C’est pourtant ce bricolage intellectuel – et une
certaine distance de fait à l’académisme – qui permet à la sociologue de
sortir des sentiers battus sur les milieux populaires et de remettre en
cause très subtilement des catégories produites par la sociologie pour
penser les femmes de ces milieux.
Un entre-soi féminin
Beverley Skeggs s’intéresse à la façon dont ces jeunes femmes se
construisent simultanément une identité de classe et de genre en
approfondissant cinq thèmes : les dispositions au dévouement travaillées
dans ces formations professionnelles, le rapport de ces jeunes femmes
aux classes populaires, à la féminité, à la sexualité et au féminisme.
Avec la préface d’Anne-Marie Devreux (p. 7-32) – qui situe l’ouvrage
dans l’ensemble des recherches de la sociologue et met en évidence le
fil directeur féministe qui les guide –, avec la postface de
Marie-Pierre Pouly [2]
– qui met en lumière les apports de l’ouvrage à une sociologie de la
domination culturelle tout en les discutant – mais aussi avec le texte
de Marie Cartier [3]
publié en 2012, on dispose déjà en France d’une présentation détaillée
et variée de chacun des thèmes abordés par ce livre. On trouvera
notamment dans l’article de Marie Cartier une analyse des apports de
Beverley Skeggs à une sociologie du « care » qui rompt avec le
maternalisme et s’efforce de distinguer à partir des matériaux
empiriques le fait de faire quelque chose pour les autres (caring for) et le fait de se préoccuper des autres (caring about).
Ces dimensions étant déjà largement traitées, je propose d’insister sur
certains points moins centraux dans ce livre mais que je trouve
éclairants pour la réflexion que j’ai entamée ailleurs sur les formes de
résistances collectives, de solidarité de classe et de politisation
ordinaire chez les femmes de milieux populaires.
Dans des passages assez truculents des chapitres consacrés à la
féminité et à la sexualité, le livre met en scène des moments très forts
de collectif entre ces jeunes femmes comme lors de leurs sorties au
pub. On imagine très bien l’effet produit par ces groupes de femmes
rigolardes, bruyantes et soudées, lorsqu’elles arrivent en boîte. Elles
utilisent les signes de la féminité tels qu’ils leur sont imposés (par
la tenue vestimentaire notamment) tout en s’en amusant et en les
tournant en ridicule par leurs manières d’être collectivement dans
l’espace public, perçues comme outrancières, tapageuses, grossières.
Beverley Skeggs qualifie ces moments de « mascarades vestimentaires ».
Même évocation frappante lorsque l’auteure décrit un petit collectif se
formant pour humilier un professeur en l’embarrassant avec des propos
sexuels crus et directs. Des jeunes femmes de l’option Aide à domicile
et de l’option Travail social se lancent dans une discussion
(suffisamment audible par la classe) sur le sexe de leur professeur.
Cela donne par exemple : « Ben mon salaud, qu’est-ce que tu pourrais
bien faire avec ça, pas grand-chose » (Mandy). « J’peux pas croire qu’il
ait des gosses avec un truc si petit, on voit pas trop comment il
pourrait le lever » (Thérèse)… Face aux préjugés de leurs professeurs
sur une sexualité des milieux populaires qu’il faudrait éduquer et
encadrer (Karen, une élève, raconte furieuse la plaisanterie que lui a
faite ce même professeur un matin en lui demandant si elle s’était levée
du pied gauche et ajoutant : « Ok, mais de quel lit ? »…), ces jeunes
femmes savent parfois retourner collectivement la situation. Beverley
Skeggs insiste aussi sur l’identification positive de ces jeunes femmes à
la mobilisation des femmes des mineurs en grève en 1984-1985, une
dimension très présente dans les propos de ses enquêtées. En somme, ces
femmes créent un entre-soi proche de celui mis en évidence pour les
hommes de leur milieu (fondé notamment sur l’hédonisme et la
camaraderie) et expriment, tout autant que les hommes, des formes de
résistances collectives et de solidarité de classe.
L’imposition scolaire d’un ordre sexuel
Souligner cette dimension permet d’insister sur un autre intérêt de
l’étude de ces formations professionnelles centrées sur le soin et
hyperféminisées. À partir de la sociologie des classes populaires, on
aurait tendance à prendre pour une donnée les divisions sexuées au sein
des milieux populaires (en les internalisant comme un trait des familles
populaires) et ce faisant à considérer implicitement que la solidarité
de classe est vouée à se jouer sur des scènes séparées, voire
concurrentes, pour les hommes et les femmes de ces milieux. Beverley
Skeggs nous permet d’entrevoir les continuités entre les pratiques de
sociabilité et de résistances collectives des hommes et des femmes de
ces milieux ; elle nous permet aussi de mieux saisir le rôle décisif de
l’école dans la fabrique des divisions sexuées : l’école oriente vers
des filières ségréguées et façonne des ethos sexués, qui ne lui
préexistent pas forcément.
Les jeunes femmes qu’elle a rencontrées, tout en assumant pour
certaines des tâches domestiques importantes dans leur famille, ne sont
pas pour autant gagnées à l’idéologie du dévouement sans conditions pour
les autres. Il y a là-dessus le très bel (et drôle) exemple d’Ann :
pendant un cours, à la question de savoir si elle serait prête à
renoncer à aller au cinéma pour garder l’enfant d’une amie, Ann répond
positivement conformément aux attentes de son professeur. Rediscutant
plus tard de cet exercice avec la sociologue, Ann tempère sa réponse et
lui explique que ça dépendrait quand même du film (si c’est flashdance elle
refuse !) et pointe à sa manière la simplicité du test : mais si c’est
pour aller au cinéma que cette amie veut faire garder son enfant,
qu’est-ce qu’on fait ? Skeggs fait apparaître de manière inédite le rôle
spécifique joué par l’institution scolaire – les professeurs hommes et
femmes de milieux bourgeois notamment mais aussi le cadre imposé par
l’État – dans la fabrique des dispositions au dévouement de ces jeunes
femmes de milieux populaires. Et plus précisément, elle met en évidence
le rôle de l’institution scolaire dans la mise en œuvre des processus
cognitifs qui conduisent ces jeunes femmes à intérioriser une manière de
servir les autres, à estimer qu’elles doivent faire passer l’intérêt de
celles et ceux pour lesquels elles travaillent avant leurs propres
intérêts.[...]»
Ler mais...
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