«Trois régimes, entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1920,
ont œuvré à la destruction du peuple arménien : le sultanat ottoman, le
gouvernement des Jeunes-Turcs et le pouvoir kémaliste. Mais c’est au
cœur de la Première Guerre mondiale, en 1915, que débute véritablement
le premier génocide du XXe siècle. Des cérémonies officielles, de
nombreuses publications et un colloque international à Paris ont marqué
ce centenaire.
Vincent Duclert, historien, enseigne à l’EHESS. Il a
publié de nombreux livres, notamment sur l’affaire Dreyfus, l’idée
républicaine, Jean Jaurès et le génocide des Arméniens.
Il vient de faire paraître, chez Fayard, La France face au génocide des Arméniens (2015).
La Vie des Idées : Le génocide des Arméniens est
annoncé par les massacres hamidiens des années 1890, les massacres
d’Adana de 1909, et prolongé par un « génocide miniature » dans le
Caucase, en Cilicie et à Smyrne entre 1918 et 1922. Pouvez-vous revenir
sur la spécificité du génocide de 1915 ?
Vincent Duclert : Ce qu’on appelle
conventionnellement le génocide arménien de l’Empire ottoman – on peut
préciser que les Assyro-Chaldéens sont également visés par ce génocide –
est la phase la plus extrême d’un processus, de 1915 à 1917, qui
aboutit à la destruction d’environ 1,3 million d’Arméniens et
d’Assyro-Chaldéens.
Néanmoins, il faut remettre ce génocide dans la perspective de la
longue durée. On observe qu’à partir de 1894 les Arméniens de l’Empire
ottoman sont, en partie, anéantis par des grands massacres qui relèvent
de pratiques génocidaires et, à l’autre bout de la chronologie, entre
1918 et 1922, on observe aussi des génocides « miniatures », selon
l’expression de l’historien Vahakn Dadrian. J’aurais plutôt tendance à
parler de génocides « complémentaires », c’est-à-dire la poursuite de
l’extermination des rescapés arméniens, non plus par le gouvernement
unioniste qui a dominé l’Empire ottoman entre 1914 et 1918, mais par les
nationalistes turcs menés par Mustapha Kemal, et qui aboutit à
l’élimination complète du peuplement arménien dans l’Empire ottoman.
La Vie des Idées : Comment caractériseriez-vous le
processus génocidaire, cette volonté politique de « détruire les
Arméniens », pour reprendre la formule de l’historien Mikaël Nichanian ?
V. D. : Il y a dans l’Empire ottoman – très
clairement à partir de 1913, avec le coup d’État des Jeunes-Turcs
autoritaires qui prennent le pouvoir – une volonté d’extermination des
Arméniens ottomans. Plusieurs raisons expliquent cette volonté et,
ensuite, cette planification, qui sera menée à son terme dans le cadre
de la guerre, qui va aider à la réalisation de l’extermination.
Il y a d’abord des raisons idéologiques, puisque, dès la fin du XIXe
siècle, les Arméniens deviennent l’ennemi intérieur : il y a un
vocabulaire issu du darwinisme social désignant les Arméniens comme des
« microbes », des éléments à rejeter, à détruire. Il y a aussi le fait
que le peuplement arménien est concentré dans les vilayets (provinces)
du centre de l’Anatolie. Or ce sont ces provinces que l’élément turc de
l’Empire ottoman veut reprendre à son compte, pour régénérer l’Empire
par la « turcification ». Il s’agit de mobiliser les forces turques pour
transformer l’Empire en une forteresse turque, notamment contre les
attaques des puissances européennes qui tentent de soumettre l’Empire
ottoman à leur profit.
Il y a le fait que les Arméniens sont une population vulnérable, une
population loyale, qui n’a pas de capacité de résistance à cette
persécution sans fin qui commence au milieu du XIXe siècle. Il y a
enfin, dans l’Empire ottoman, une sorte d’« acculturation » au processus
d’extermination des Arméniens. Il faudra l’élément décisif,
c’est-à-dire la volonté politique de mettre en œuvre une Organisation
spéciale destinée à exterminer les Arméniens – soit sur les routes de la
déportation, soit dans des camps de concentration – pour aboutir au
premier génocide du XXe siècle.
On peut considérer qu’il y a un premier génocide dans ce qu’on
appelle aujourd’hui la Namibie (à l’encontre des Hereros en 1904), mais,
globalement, le grand génocide qui ouvre le siècle des génocides, c’est
celui des Arméniens.
La Vie des Idées : La communauté internationale
semble avoir immédiatement pris conscience de la gravité des faits,
alors que le terme de génocide n’est forgé qu’en 1944. Quelles
condamnations se font entendre ? Vous parlez de la « défaillance » des
États européens, dès la fin du XIXe siècle.
V. D. : Le monde sait qu’un crime de masse
est perpétré dans l’Empire ottoman, puisqu’un mois après ce qui est
considéré comme le début du génocide, c’est-à-dire le 24 avril 1915,
avec l’arrestation de plusieurs centaines d’intellectuels, de notables
et de dirigeants politiques arméniens à Constantinople et leur
déportation et exécution dans des conditions absolument inouïes de
terreur et de violence, les trois puissances de l’Entente – Russie,
France, Angleterre – émettent une déclaration solennelle attestant du
fait qu’un crime « contre l’humanité et contre la civilisation » (c’est
la première fois qu’on emploie cette expression) est en cours dans
l’Empire ottoman. Et, puisqu’il y a crime, les puissances de l’Entente
annoncent qu’elles poursuivront en justice les responsables unionistes
de ce crime contre l’humanité.
Il y a donc très clairement une connaissance par le monde et par les
belligérants de ce qui se passe. Les Allemands, qui sont les alliés de
l’Empire ottoman, connaissent très précisément l’ampleur de la
déportation et les massacres qui se déroulent sur les routes de la
déportation. Tous les observateurs présents de nations neutres, comme
les États-Unis et la Suisse, ainsi que des diplomates et missionnaires
allemands qui défient leur gouvernement, révèlent cette mise en œuvre de
l’extermination, mais il n’y a pas d’objectif de guerre visant le
génocide, le sauvetage des rescapés, par exemple. La France ne mène
qu’une seule opération, celle du Musa Dagh, qui sera connue ensuite
parce que le grand romancier allemand Franz Werfel en fera un roman,
intitulé Les Quarante jours du Musa Dagh (1933).
La Vie des Idées : Précisément, quelle a été
l’attitude de la France ? Vous montrez qu’elle a fait preuve d’une
certaine indulgence vis-à-vis des crimes du gouvernement turc.
V. D. : La France a été indulgente à
l’égard du génocide arménien. En tout cas, elle a été très indulgente à
l’égard de tous les processus qui ont préparé le génocide. Car un
génocide se prépare – il suffit de regarder ce qui s’est passé dans
l’Allemagne nazie ou dans le Rwanda des Hutus nationalistes. Il y a
toute une série d’éléments, de persécutions, de diabolisation du peuple
cible, qui permettent d’attester de la réalité ou, en tout cas, de la
possibilité d’une extermination complète.
Pendant toute la fin du XIXe siècle et les premières années du XXe
siècle, la persécution contre les Arméniens est très forte. La France
(la diplomatie, le gouvernement) ne réagit pas, compte tenu de ses
intérêts économiques dans l’Empire ottoman, compte tenu aussi du fait
qu’il est préférable d’avoir un Empire vieillissant que l’on peut
dominer et dont on peut saisir les provinces les plus riches, plutôt que
de favoriser la régénération de cet Empire. Néanmoins, les Jeunes-Turcs
arrivent au pouvoir à partir de 1908. Mais cela ne change rien pour les
Arméniens.
À partir de 1915, la situation est plus compliquée, car c’est une
situation de guerre totale. Néanmoins, les possibilités d’intervention
militaire existent, étant donné que les routes de la déportation passent
près des côtes, puisque les déportés sont dirigés vers les camps de
concentration de Syrie et de Mésopotamie. C’est là où, précisément, des
opérations de sauvetage auraient pu être menées par les marines
française et anglaise, qui assurent le blocus de l’Empire ottoman. Cela
n’a pas été fait, sauf pour les 4 000 combattants arméniens du Musa
Dagh, comme mentionné à l’instant.
Ce qu’il faut souligner, c’est qu’à l’issue de la guerre en 1918,
plus précisément à l’armistice de Moudros qui met fin au conflit en
Orient, les Alliés s’engagent à réparer le génocide, c’est-à-dire à
doter les rescapés arméniens ottomans d’un État au sein de l’Empire
ottoman, éventuellement d’un foyer national, et à engager des poursuites
pénales contre les génocidaires. Ces deux éléments ne seront pas menés à
leur terme. Au contraire, les Arméniens vont totalement disparaître de
l’Empire ottoman. Donc, si l’on considère la position des Alliés et du
monde en face de ce génocide, on peut dire qu’il y a eu un abandon des
Arméniens dès la fin du XIXe siècle, qu’il n’y a pas eu de sauvetage
lors de la Première Guerre mondiale et qu’il n’y a eu ni réparation ni
justice à l’issue de la guerre.
La Vie des Idées :
Un des grands apports de votre livre consiste à souligner le rôle des
intellectuels en faveur des Arméniens, dès les années 1890 et jusqu’aux
lendemains de la Première Guerre mondiale. Ces intellectuels, rassemblés
dans un informel « parti arménophile », se sont aussi engagés en faveur
de Dreyfus. Une telle mobilisation établit, dès avant la Shoah, un
parallélisme entre les Arméniens victimes des crimes ottomans et les
Juifs victimes de l’antisémitisme en Europe.
V. D. : J’ai étudié la naissance des
« intellectuels » durant l’affaire Dreyfus. Ce qui est intéressant,
c’est qu’il y a une mobilisation antérieure à l’affaire Dreyfus, à
partir de 1895, contre les grands massacres perpétrés par le sultan
Abdülhamid II dans les vilayets arméniens et également à
Constantinople (des massacres qui font 300 000 morts dans une communauté
estimée à 2,3 millions de personnes).
En face des massacres, une série d’historiens, d’écrivains et de
publicistes s’engagent pour défendre cette minorité. Moins par souci de
solidarité confessionnelle, parce qu’il s’agit d’une minorité
chrétienne, que par sentiment d’avoir affaire à une question politique :
l’Empire ottoman se démocratise et refuse l’accès à la citoyenneté de
ces minorités non musulmanes, particulièrement des Arméniens. Il y a une
très grosse mobilisation, qui expliquera pourquoi beaucoup
d’intellectuels vont basculer ensuite dans la défense de Dreyfus.
Charles Péguy a dit très justement dans La Revue blanche du 15 septembre 1899 : « Les intellectuels n’ont pas réussi à sauver les Arméniens ; ils sauveront le capitaine Dreyfus. »
Le lien est donc réalisé. Ensuite, du fait de cette grande
mobilisation dreyfusarde, et à l’issue de l’affaire Dreyfus, après la
grâce accordée au capitaine, ces intellectuels retournent vers le combat
pro-arménien et constituent ce qu’on va appeler un « parti
arménophile ». Néanmoins, en dépit des grands noms, des manifestations,
des meetings et des très nombreux ouvrages qui sont publiés, ce parti
arménophile n’arrive pas à modifier les relations internationales du
concert européen, qui amènent l’Empire ottoman à organiser le génocide.
La Vie des Idées : Des chercheurs, comme Victor
Bérard, Ernest Lavisse, Pierre Quillard et Émile Durkheim, participent
en tant que tels à la défense des Arméniens. À propos des massacres des
années 1894-1897, vous écrivez : « L’historien est donc capable d’agir
sur les événements présents, d’en orienter le cours en les révélant et
en les expliquant, de combattre l’assassinat d’un peuple par la vérité
sur le crime, tout en demeurant à sa place, dans son métier et sa
méthode » (p. 127). Votre livre est d’ailleurs dédié à la mémoire de
Pierre Vidal-Naquet, qui défendait une position similaire à propos de la
torture en Algérie.
V. D. : On peut considérer que la
persécution des Arméniens a été un sujet majeur de ces sciences humaines
et sociales en constitution, avec des acteurs scientifiques de
différentes catégories : d’abord des historiens sur le terrain, comme
Pierre Quillard et Victor Bérard, qui assistent aux massacres à
Constantinople et qui décident de documenter ces massacres ; ensuite, un
travail réalisé en termes de relations internationales, sur la manière
dont le monde appréhende l’extermination, avec Ernest Lavisse et, à
partir de 1915, la mobilisation d’autres grands historiens. Il faut
notamment souligner le travail d’Arnold Toynbee en Angleterre, qui prend
la tête d’une enquête considérable à partir de la documentation
collectée par tous les témoins sur le terrain.[...]»
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