«Malgré une législation qui compte parmi les plus sévères d’Europe, la
France est un des pays où la consommation de cannabis atteint les
niveaux les plus élevés parmi les jeunes. Ce paradoxe doit être mis en
perspective pour saisir les enjeux et les controverses liés à la
pénalisation de l’usage de ce produit.
Le « paradoxe français »
Le « paradoxe français »
Le cannabis est, de loin, la drogue illicite la plus disponible et
consommée en France . Une personne sur quatre, entre 11 et 75 ans,
déclare en avoir déjà fait usage, ce qui représente 13,4 millions
d’expérimentateurs [1]
(un quart environ de la population). La diffusion du cannabis touche
tout particulièrement les jeunes générations (15-30 ans), deux fois plus
nombreuses que leurs aînées à l’avoir expérimenté [2].
Au-delà de l’initiation, les niveaux de consommation des jeunes
Français dépassent nettement la moyenne européenne : à 15-16 ans, un
élève sur quatre déclare avoir consommé du cannabis dans le dernier
mois. Paradoxalement, en dépit d’une législation parmi les plus sévères
d’Europe (supposée être dissuasive), la France est un des pays les plus
consommateurs de cannabis, surtout parmi les jeunes.
Ce « paradoxe français » alimente des controverses récurrentes sur
l’efficacité de l’interdit et le statut légal du cannabis. Certains
plaident pour une dépénalisation [3]
de l’usage, voire de la détention de petites quantités destinées à
l’usage personnel, ce qui permettrait, selon eux, de rendre la
consommation moins transgressive et donc à la fois moins attractive et
mieux contrôlable. Pour d’autres, la dépénalisation pourrait être perçue
comme un relâchement, au risque d’aggraver les maux liés à l’usage du
produit, qui sont aujourd’hui bien connus [4].
Sans prendre parti dans ce débat, cette contribution se propose d’en
clarifier les termes, en dressant un état des lieux de la consommation
de cannabis, au regard des réponses publiques disponibles en France.
Les adolescents français, champions d’Europe de la consommation de cannabis
Le cannabis atteint en France des niveaux d’usage particulièrement
élevés dans les jeunes générations. En 2011, près de 4 adolescents sur
10 déclarent, à 15-16 ans, l’avoir déjà expérimenté (39 %), proportion
deux fois supérieure à la moyenne européenne et, de surcroît, en essor
(+ 26 % depuis 2007) [5].
Si la France fait partie des pays les plus expérimentateurs, elle se
singularise aussi par l’amplitude de cette diffusion, qui concerne
autant les filles que les garçons. Ces chiffres reflètent une relative
facilité d’approvisionnement depuis une dizaine d’années : en 2011, 43 %
des adolescents français de 15-16 ans estimaient que, s’ils le
voulaient, il leur serait « facile » d’obtenir du cannabis, contre 29 %
de leurs pairs européens. Au sein de l’UE, seuls les jeunes Tchèques et
Slovènes jugent le cannabis encore plus facile d’accès. En dépit de
l’interdit légal, le cannabis est donc perçu comme aisément accessible
en France, par les mineurs comme par les adultes : près de 60 % des
15-64 ans jugent qu’il est facile de s’en procurer [6], le don étant largement majoritaire par rapport à l’achat, dans un contexte de hausse de l’auto-culture [7].
En matière d’approvisionnement, le rôle de l’entourage (amis fumeurs de
cannabis) se révèle particulièrement déterminant, surtout pour les
jeunes filles [8].
Les données les plus récentes confirment que le cannabis connaît une
diffusion massive dès le collège, plus concentrée dans le temps que
celle de l’alcool ou du tabac, avec une accélération très marquée entre
la 4e et la 3e (la part d’expérimentateurs passe de 11 % à 24 %) [9],
avant de se généraliser au lycée : en terminale, la moitié des
adolescents l’ont expérimenté (52 %) . Cette diffusion large du produit
concerne toutes les régions métropolitaines mais se révèle un peu moins
marquée en outre-mer.
Au-delà de la seule expérimentation, la France affiche aussi des
niveaux de consommation plus importants que les autres États-membres de
l’UE : un adolescent sur quatre (24 %) déclare avoir récemment (au moins
une fois dans le dernier mois) consommé du cannabis. La République
tchèque, au deuxième rang, affiche un taux de prévalence récente bien
en-deçà (15 %). Ainsi, malgré une inflexion de la consommation depuis
2003 en France (après une forte croissance observée tout au long des
années 1990), les niveaux d’initiation et d’usage de ce produit restent
très importants au sein des jeunes générations.
Si une majorité de ces initiations reste limitée, dans le temps comme
dans les quantités consommées, une proportion non négligeable de jeunes
s’adonne, pendant une période de la vie où la maturation cérébrale
n’est pas terminée, à des consommations susceptibles d’affecter leur
scolarité, leur développement, voire, à plus long terme, leur santé et
leurs capacités cognitives. On dénombre ainsi 7 % d’usagers réguliers de
cannabis l’année du bac, pour la plupart expérimentateurs précoces. Or
il est établi que l’âge du premier joint constitue résolument un signe
d’alerte à prendre en compte pour prévenir l’évolution vers un usage
nocif de ce produit. Aujourd’hui, l’âge moyen d’initiation au cannabis
se situe autour de 15 ans, un peu plus d’un an après la première
cigarette de tabac [10].
Prévention et prise en charge de l’usage de cannabis
La réponse publique à l’usage de cannabis en France se décline
d’abord sous la forme de divers dispositifs d’information, de prévention
et prise en charge. La première grande campagne médiatique
d’information sur les risques spécifiquement liés au cannabis a été mise
en place en 2005. Elle visait à faire reculer la consommation chez les
jeunes, après la forte hausse des années 2000. À cette occasion, une
ligne téléphonique « Écoute Cannabis » et un réseau de « consultations
jeunes consommateurs » (CJC) ont été mis en service sur l’ensemble du
territoire. Les messages de la campagne, sous forme de spots radio et
télé et d’informations dans la presse quotidienne nationale, mettaient
l’accent sur les données scientifiques établies. La campagne insistait
notamment sur l’existence d’une dépendance au cannabis, estimée alors
entre 10 % et 15 % des consommateurs réguliers.
Les demandes de soins liées à l’usage du cannabis, déjà en essor, se
sont sensiblement accrues après cette initiative institutionnelle. Dans
un contexte de croissance générale du nombre de patients vus dans les
centres de soins, la part du cannabis n’a cessé de progresser : elle
représente désormais un tiers des recours aux soins [11]. Adossées à ces centres, les CJC [12]
offrent une réponse spécifique (anonyme et gratuite) aux jeunes usagers
et à leurs familles, auparavant réticents à consulter dans une
structure dédiée aux toxicomanes : bilan des consommations, information
et conseil, aide à l’arrêt de la consommation, prise en charge brève ou
orientation vers une structure spécialisée si besoin. Aujourd’hui, le
dispositif comprend quelque 400 points de consultation, qui accueillent
en majorité des jeunes de moins de 25 ans et qui développent des
stratégies de ciblage, sous la forme, par exemple, de consultations
avancées en milieu scolaire. Le produit à l’origine des recours est le
cannabis dans la quasi-totalité des cas, souvent associé à d’autres
(tabac, alcool…). La moitié du public est orientée par la justice : il
s’agit surtout de jeunes majeurs (18-25 ans), de sexe masculin [13].
Les professionnels des CJC considèrent, à cet égard, avoir accès, grâce
au statut illégal du cannabis, à une population qui ne viendrait pas
spontanément au titre de l’alcool [14].
La réponse pénale à l’usage de cannabis
La réponse publique s’incarne également dans les politiques pénales
visant l’usage et le trafic. En France, l’usage de stupéfiants –
intégrant le cannabis depuis la Convention de Genève signée le 19
février 1925 – constitue un délit depuis un siècle (loi du 12 juillet
1916). Avec la ratification des conventions internationales sur les
stupéfiants, la France s’est engagée à incriminer l’offre de ce produit
(production, trafic, cession et détention) et, contrairement à la
plupart des pays de l’UE, elle en incrimine également la consommation.
L’usage (privé ou public) de cannabis est ainsi puni d’une peine maximum
d’un an d’emprisonnement assorti de 3 750 euros d’amende, aux termes de
la loi du 31 décembre 1970 [15], en vigueur depuis plus de quarante ans malgré les controverses dont elle fait l’objet.
Votée dans un climat d’émotion lié au décès d’une adolescente des
suites d’une surdose, la loi de 1970 visait d’abord à répondre au
problème causé par l’héroïne. Elle instaure un statut ambigu de
l’usager, considéré à la fois comme malade (victime de son propre usage) et comme délinquant (auteur
d’un délit passible de prison), dès lors que la loi prévoit une
alternative sanitaire permettant à l’usager d’éviter les poursuites
pénales s’il accepte de se faire soigner. Dès les premières années, les
services de police, de gendarmerie et les magistrats ont souligné les
difficultés pratiques d’application de la loi de 1970, arguant que la
sanction à appliquer aux différents types d’usagers (occasionnels ou
réguliers) n’étant pas définie par la loi, elle laisse une marge
d’interprétation, qui met à mal le principe d’égalité des citoyens
devant la loi [16].
Le débat sur la dépénalisation du cannabis a émergé en France dans le
sillage de ces critiques. Il a ressurgi avec plus de vigueur encore avec
la forte diffusion du produit au cours des années 1990-2000. Certains
considèrent cependant qu’il y aurait, en France, une « dépénalisation de
fait », dans la mesure où la loi n’est pas appliquée à la hauteur des
sanctions prévues par les textes [17]. Qu’en est-il exactement ? Quel est le niveau d’application effectif de la loi ?
Contrairement aux idées reçues, la pénalisation de l’usage de
stupéfiants n’a pas diminué : elle est au contraire de plus en plus
systématique, si l’on en juge par la croissance conjointe des
interpellations, du taux de réponse pénale, du taux de poursuites et des
condamnations pour usage en infraction principale [18].
En France, la part des interpellations liées aux stupéfiants visant le
cannabis atteint près de 90 %, contre moins de 60 % au sein de l’UE :
elles ont été multipliées par six entre 1990 et 2010, représentant
aujourd’hui un contentieux de masse, avec plus de 122 000 procédures.
Cette focalisation sur les usagers de cannabis s’est renforcée au cours
des deux dernières décennies, à rebours de l’évolution européenne, où
les sanctions réprimant la détention de drogues pour usage personnel
diminuent, alors qu’elles s’accroissent en France [19].
Ainsi, alors que le taux de réponse pénale aux affaires d’usage était
en baisse au cours des années 1990, il a repris une évolution à la
hausse depuis 2000, du fait de dispositions spécifiques, telles que le
stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants [20],
imposé aux usagers occasionnels de cannabis, non-dépendants et
socialement insérés. Les travaux menés à partir des statistiques
officielles concluent donc à une repénalisation de l’infraction d’usage simple en France dans la période récente [21],
après une période de recul des poursuites judiciaires et des peines de
prison pour usage seul. Si, parmi les condamnations punissant l’usage,
le recours à la prison reste rare, l’amende s’est généralisée.
La loi, un outil de prévention ?
L’existence d’un lien univoque entre la législation et les niveaux de
consommation de cannabis est, aujourd’hui encore, largement discutée.
Dans les pays de l’UE, pour des sanctions encourues comparables, les
niveaux de consommation de cannabis diffèrent largement. Les
interactions sont donc complexes : l’interdit ne suffit pas à décourager
la diffusion et la consommation, pas plus que l’assouplissement de la
loi n’induit leur recul.
L’impact limité de l’interdit légal sur les dynamiques de marché est
donc aujourd’hui communément admis. Les données disponibles montrent que
le cannabis est moins cher, plus dosé et plus accessible que jamais, en
France comme dans la plupart des pays les plus consommateurs (Espagne,
République tchèque…). Le prix de détail (au gramme) y est l’un des plus
bas d’Europe (6 euros pour la résine, 8 euros pour l’herbe). En moins de
dix ans, la résine (la forme de cannabis la plus consommée) a perdu
près d’un tiers de sa valeur et le prix du gramme d’herbe a été divisé
par deux. Le développement de l’auto-culture, en accroissant l’offre, a
amplifié la baisse des prix. Désormais, la France, comme l’Europe, sont
devenues des terres de production : le marché européen s’est transformé,
avec le remplacement progressif du cannabis importé par des produits
cultivés à l’intérieur des frontières de l’Europe, notamment l’herbe,
dont le niveau de consommation progresse en conséquence [22].
En France, environ 80 000 usagers de cannabis s’approvisionneraient
exclusivement par l’auto-culture (2 % des usagers dans l’année [23]).
La production domestique est estimée à 32 tonnes d’herbe, soit 11,5 %
des volumes consommés. En outre, l’offre de cannabis se diversifie
(montée en charge de l’herbe parmi les formes de consommation,
développement de différentes variétés de résine et des cannabinoïdes de
synthèse) et s’élargit à des produits à forte concentration en principe
actif, qui comportent un risque accru d’addiction et de bad trip : le
taux moyen de tétra-hydrocannabinol (THC) a doublé en dix ans, dépassant
désormais 15 % [24].
Le nombre de saisies et les quantités interceptées témoignent de la
mobilisation des services répressifs. En 2012, 3 tonnes d’herbe et 51
tonnes de résine ont été saisies, ce qui place la France au deuxième
rang de l’UE. Mais la loi n’empêche pas le renouvellement des vecteurs
de diffusion du cannabis. La culture d’herbe, cantonnée jusqu’alors à
une production individuelle, sans but lucratif, destinée à l’entourage,
prend de nouvelles formes (usines de cannabis dirigées par des réseaux
criminels, cannabis social clubs, cultures indoor de particuliers destinées à un marché local), qui témoignent de la réactivité des filières de production et de trafic [25].
L’offre et la délinquance associée continuent donc de se transformer
rapidement, en dépit de la loi. Le coût de la répression imputable à la
lutte contre le cannabis (incarcération comprise) est estimé en France à
523,5 millions d’euros par an : il est quatorze fois supérieur aux
dépenses de santé (prévention et prise en charge), évaluées à 36,5
millions d’euros [26].[...]»
Ler mais...
Sem comentários:
Enviar um comentário