«1Dans
cet ouvrage synthétique et engagé, Jean Gadrey se propose de montrer
que la croissance économique ne reviendra pas dans les pays riches.
Contrairement à d’autres auteurs qui partagent ce diagnostic mais s’en
inquiètent et prescrivent des traitements de choc pour « éviter le
chaos »1,
il nous invite à nous réjouir de cette situation et à y voir l’occasion
de réorganiser la société autour d’un système de valeurs renouvelé,
faisant plus de place au bien-être, à la solidarité et à la préservation
de l’environnement. Cette troisième édition augmentée paraît au moment
où le débat sur la croissance économique prend de l’ampleur et évolue :
ceux qui défendent l’idée que la fin de la croissance est une
perspective crédible et désirable sont « beaucoup moins minoritaires »
que lors de la parution des deux précédentes éditions de l’ouvrage,
en 2010 puis en 2011. Ces positions sont désormais relayées par des
économistes de renom (Bob Gordon et Paul Krugman aux États-Unis, Daniel
Cohen et Thomas Piketty en France) et de plus en plus de personnalités
politiques (autour de Nouvelle donne, d’Europe Écologie les Verts).
- 2 Jean Gadrey précise que cette analyse lui a été soufflée par son collègue Laurent Cordonnier.
2L’auteur
s’emploie à détisser les liens entre l’idée de croissance et celle de
progrès. Son raisonnement est servi par une approche critique et
réflexive des instruments de mesure. Il ouvre la boîte noire du PIB et
examine de très près la construction de cet indicateur. Il synthétise
des critiques, dont certaines sont très classiques et d’autres sont plus
originales. Contexte post-subprimes oblige, commençons par
celle-ci : le PIB est un très mauvais outil de prévision des crises.
L’Espagne et l’Irlande, juste avant la crise qui les a durement
frappées, faisaient figure de miracles économiques ; les États-Unis ont
également connu une croissance forte jusqu’en 2008. En poussant
l’analyse un cran plus loin, on peut même voir un effet
contre-performatif, ou pervers, de la croissance : « On observe déjà
qu’au moindre signe de reprise significative de la croissance au niveau
mondial, les tensions sur les matières premières, l’énergie et les
capacités de fret font exploser le prix de ces ressources, la
spéculation devançant toujours l’événement pour dresser un obstacle par
anticipation. […] Bref la croissance, même seulement anticipée, vient
étouffer la croissance »2 (p. 159).
- 3 William Nordhaus et James Tobin, « Is Growth Obsolete », in Economic Growth, New York, NBER Wor (...)
3Plus banale, mais fondamentale est la distinction entre le « beaucoup-produire » et le bien-être.
Jean Gadrey note, à la suite notamment de James Tobin et William
Nordhaus qui avaient développé ces critiques au début des années 19703,
que tout ce qui se vend avec une valeur ajoutée est compté dans le PIB,
même lorsqu’il s’agit d’éléments qui détériorent le bien-être des
ménages. Par exemple, les profits dégagés par les banques américaines
en 2007 ont fortement contribué à la croissance du PIB mais aussi à la
bulle du crédit immobilier, dont l’éclatement a eu les conséquences
dramatiques qu’on connaît. Le PIB a finalement un apport très limité
puisqu’il n’indique que la croissance du volume des quantités produites,
sans rien révéler ni de la qualité, ni de la durabilité, ni de l’impact
des biens et services produits sur le bien-être individuel ou
collectif.
- 4 Pour approfondir la question du « sexe du PIB », un article posté par Jean Gadrey sur son blog le 1 (...)
4L’emphase
sur la mesure des volumes peut se comprendre dans le contexte
historique dans lequel a émergé la comptabilité nationale. La volonté de
mesurer la production nationale est apparue en France dans les
années 1930 et 1940, en vue de produire une estimation des ressources
mobilisables en cas de guerre, puis de reconstruire l’industrie. Il ne
s’agissait alors nullement de bien-être, mais de puissance (voire de
puissance virile). Ce n’est en effet que depuis 1976 que les services
non marchands (santé, éducation, protection sociale), plutôt assimilés
dans l’imaginaire à des activités féminines, sont inclus dans le PIB. Le
système de comptabilité nationale révèle un système de valeurs : les
activités auxquelles on choisit d’imputer une valeur monétaire
sont aussi celles qui sont symboliquement valorisées. Ainsi, aujourd’hui
encore, on impute une valeur monétaire à la production domestique de
biens mais pas à la production domestique de services. « Celui qui
produit des pommes de terre dans “son” potager contribue au PIB, pas
celle qui les cuit dans “sa” cuisine »4 (p. 36).
5Jean
Gadrey montre bien que le PIB n’est pas un instrument neutre mais qu’il
reflète une certaine vision de la société, dont il affirme qu’elle est
devenue obsolète. Il entend cependant dépasser le stade de la critique
du fétiche de la croissance et du productivisme pour mettre l’accent sur
les bienfaits concrets qu’on peut attendre de l’avènement d’une société
post-croissance. Il ne s’agit pas, pour l’auteur, de viser une
croissance nulle, une croissance limitée, ou une croissance négative,
mais de réorganiser complètement la production en vue de « bien vivre
dans un monde solidaire », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage. Un
des points développés tout au long de la réflexion est
l’incompatibilité entre le modèle de croissance et la préservation de
l’environnement naturel. On observe par exemple une corrélation linéaire
très nette entre le PIB par habitant et le volume des émissions de
dioxyde de carbone. Des seuils critiques ont été franchis ou sont sur le
point de l’être en termes de climat, de biodiversité, de qualité de
l’air et des sols, etc. Et les mots d’ordre de « croissance verte » ou
de « croissance immatérielle » sont pour l’auteur des « utopies
scientistes ». Mal définis, ce sont des slogans, des artifices de
communication plutôt que des concepts. D’une part, les innovations
technologiques espérées dépendent fortement de ressources fossiles et de
minerais rares, qui s’épuisent. Certaines n’existent encore qu’à l’état
de projet (économie fondée sur l’hydrogène) ; d’autres (nucléaire de
quatrième génération, OGM) comportent des risques élevés. D’autre part,
la dématérialisation de l’économie est illusoire. L’auteur, spécialiste
de l’économie des services, montre que l’empreinte écologique de ce
secteur est en fait loin d’être négligeable.
- 5 Il s’agit de l’utilité sociale ou des avantages gratuits générés par une activité économique.
6Quelles
alternatives préconise Jean Gadrey ? L’idée générale est de réorganiser
la production en vue de travailler à l’amélioration de la qualité et de
la durabilité des biens et des services plutôt qu’à l’augmentation des
quantités produites. Il s’agirait de mettre l’accent sur les processus
de production, en visant une forme nouvelle d’efficacité, alliant le
souci du travail bien fait, celui de l’économie d’énergie et de matière,
et celui de la réponse adaptée et juste aux besoins de la société.
L’auteur scénarise par exemple la conversion d’une agriculture intensive
à une agriculture soutenable et biologique. Cette reconversion
génèrerait des emplois, des produits de meilleure qualité et des
externalités positives5 en termes d’environnement.
7Les
questions de l’emploi, des retraites et de la réduction de la pauvreté
et des inégalités sont au centre des préoccupations de l’auteur. Pour
financer la protection sociale, il appelle à « prendre l’argent là où il
se trouve », c’est-à-dire à revenir sur les cadeaux fiscaux faits aux
ménages les plus riches, « sans toucher aux revenus de la grande
majorité », et à diminuer les dépenses militaires. Il ne faudrait
surtout pas « hiérarchiser les urgences » en faisant passer au second
plan les questions sociales sous prétexte de régler la crise
environnementale, ni prôner sobriété et frugalité pour tous. Les pays
pauvres ont encore besoin de croissance. Et dans les pays riches,
certaines mesures de protection de l’environnement peuvent en effet être
antisociales. Une taxe qui augmenterait le prix des carburants, par
exemple, pèserait bien plus lourd sur les ménages dont les revenus sont
les plus modestes, et nuirait fortement à l’acceptabilité sociale des
mesures nécessaires. Ce qui nous amène au dernier point important,
évoqué plutôt que développé dans l’ouvrage : l’auteur appelle à une
sortie du système productiviste animée par la société civile, de façon
participative plutôt que par un petit cercle d’experts.[...]»
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