segunda-feira, 20 de abril de 2015

Kamikazes

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«1945 : alors que la défaite est devenue inéluctable, le gouvernement japonais envoie des milliers de jeunes pilotes au suicide. Soixante-dix ans plus tard, peut-on comprendre le sacrifice des kamikazes ?

Après trois ans de guerre en Asie et dans le Pacifique contre les États-Unis, les forces japonaises sont repoussées sur tous les fronts. Leur défaite n’est plus qu’une question de temps. Le 25 octobre 1944, le lieutenant Seki Yukio, as de l’aviation japonaise, teste sur ordre une nouvelle méthode de combat. Aux commandes d’un avion lesté d’une bombe, il se jette avec quelques autres pilotes contre des navires de guerre. Un porte-avions est coulé, un autre endommagé. Le storytelling des services de propagande japonais va faire de cet événement un symbole : le sacrifice de soldats exemplaires peut inverser le cours de la guerre. L’ennemi, s’il est supérieur en armement, est dépeint comme moralement inférieur, sans moyens face à ceux qui n’hésitent pas à opérer le sacrifice ultime, celui de leur vie. Rétrospectivement, le sacrifice des kamikazes fut vain. Les Américains apprirent vite à se protéger des avions-suicide, et le succès de la première attaque resta l’exception. Il n’en reste pas moins que des milliers de jeunes gens, exprimant souvent leur désarroi, acceptèrent de se jeter contre l’ennemi en pilotant une bombe.


Cet ouvrage, publié alors que le soixante-dixième anniversaire des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki approche, est une nouveauté. D’abord parce qu’il constitue la première synthèse historique en français sur les kamikazes japonais. Ensuite parce que, s’il relaie certaines thèses jusqu’ici exclusivement diffusées en anglais et en japonais, il va au-delà et propose un cadre global d’interprétation du phénomène des pilotes-suicide. Rappelons d’abord que les Japonais n’emploient pas, ou plus, le terme kamikaze, et lui préfèrent shinpû, façon littéraire de prononcer les idéogrammes formant le mot kamikaze, qui signifie « le vent des dieux ». Plus fréquemment encore est employé le terme tokkotai, forces spéciales d’attaque. En gros, du point de vue japonais, le tokkotai est un soldat qui obéit aux ordres. L’utilisation du terme kamikaze pour qualifier les bombes humaines est donc déplacée du point de vue japonais.


La thèse qui sous-tend le livre est que le phénomène des tokkotai s’inscrit d’abord dans un dispositif stratégique : celui de la pratique du choc corporel, tai atari, par l’armée japonaise. L’idée est que la volonté peut faire basculer le rapport de force. Celui qui n’a plus de munition doit se battre jusqu’au bout, à mains nues au besoin. Animés par cette conviction, des dizaines de milliers de soldats japonais se suicidèrent entre 1941 et 1945, en chargeant l’ennemi sous la mitraille armés de sabres et de bâtons. La propagande d’État les avait convaincus de ce que la capitulation était une honte inenvisageable, et que les Américains exterminaient les prisonniers.


Le tai atari ne s’est pas donc pas limité aux aéronefs. Les quelque 4 000 kamikazes morts lors de raids aériens ne représentent que la partie émergée d’un colossal iceberg de pertes humaines par suicide. Le plus spectaculaire à cet égard reste l’holocauste consenti de l’équipage du supercuirassé Yamato, envoyé s’échouer sur les plages de l’île d’Okinawa pour perturber le débarquement des troupes états-uniennes. 3 300 hommes acceptent alors une mort certaine en sachant qu’elle n’aura aucune conséquence militaire. Du côté adverse, ce comportement est qualifié d’idiotie. Sur chaque îlot du Pacifique, le Japon abandonne ses soldats à une mort certaine afin de ralentir l’offensive ennemie. Dans la plupart des cas, les Américains s’épargnent la peine sanglante de conquérir ces lieux. C’est ainsi que 700 000 soldats, le tiers des effectifs militaires japonais morts lors de la Seconde Guerre mondiale, périssent d’inanition.


Alors que la tactique du suicide était manifestement inefficace, pourquoi avoir continué ? Le storytelling compte beaucoup : la première attaque a été un succès inespéré. Mais la réalité est que les pilotes ne sont plus formés et partent au casse-pipe, que leur matériel est défaillant au point que des apprentis kamikazes se tuent à l’entraînement. L’infériorité japonaise devient évidente en termes technologiques et logistiques, et la guerre se transforme, inexorablement, en conflit asymétrique. Mais la propagande est toujours là pour marteler que cette folie est efficace : si on a foi en la nation, chaque sacrifice individuel, chaque charge à la baïonnette contre une mitraillette est un pas vers la victoire. Plus en amont, les écoliers font l’objet d’un endoctrinement systématique, dispensé au besoin par les moines zen ; les récits des sacrifiés héroïques des héros du passé sont exaltés, la mort est esthétisée – les torpilles volantes sont baptisées ôka, terme évoquant les éphémères fleurs de cerisiers dispersés par les vents ; les soldats sont brutalisés par leurs supérieurs, et terrorisent conséquemment les populations des pays occupés.



C’est dans ce cadre large de déshumanisation planifiée qu’il faut comprendre l’esprit de sacrifice des tokkotai. Un État totalitaire a instrumentalisé tous les mécanismes sociaux afin de faire avaler à un nombre phénoménal de gens que leur suicide était le seul moyen de sauver la patrie. Ce livre renouvelle la réflexion sur les hommes ordinaires et leurs capacités à perpétrer l’horreur. Une majorité écrasante de Japonais soutint le régime. Il y eut peu de désertions. Des centaines de milliers de Japonais intégrèrent qu’ils devaient se suicider plutôt que capituler. En résumé : le tai atari a été peu efficace (si ce n’est ponctuellement), extrêmement coûteux en hommes, mais la stratégie de la terreur a fonctionné au-delà des prévisions. Elle a poussé les politiques états-uniens à penser que le Japon ne se soumettrait pas à une occupation sans un choc définitif, fournissant un argument de poids en faveur des bombardements atomiques.


Une illustration : fin 1944, 2 000 étudiants d’élite japonais, rompus aux humanités, sont rassemblés sur une base militaire. On leur explique que l’on va prendre les meilleurs et les envoyer à une mort certaine, et on leur fait remplir une fiche anonyme. Un cercle : si on me l’ordonne, je le ferai. 2 cercles : je suis volontaire pour mourir immédiatement. Rien : je refuse. Le questionnaire est vraiment anonyme, sous enveloppe, sans signe distinctif, il vise à discerner la proportion de véritables volontaires : 95 % demandent à se faire exploser dès que possible, 4 % le feront si on l’exige, 1 % (moins de 20 sur 2 000 !) refusent. Finalement 100 seront retenus. Des recalés, en larmes, viennent alors supplier les examinateurs d’être élus eux aussi. L’anecdote ne doit pas masquer, pour autant, que la plupart des tokkotai subirent une violente coercition afin d’être convaincus de la nécessité de leur sacrifice. Et qu’à l’effondrement final, ces centaines de milliers de « fanatiques » se muèrent en individualistes forcenés, prêts à tout pour survivre.
[...]»

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