«1Dans La comédie humaine du travail,
Danièle Linhart poursuit ses précédentes recherches en sociologie du
travail sur la « modernisation » des entreprises et l’évolution de
l’organisation du travail qui l’accompagne, en abordant cette fois plus
spécifiquement le nouveau management dit « humaniste », qui
entend respecter l’humain, la personne, être à son écoute et lui donner
les moyens de son épanouissement dans l’entreprise. En une décennie, la
souffrance au travail a été progressivement médiatisée et constituée en
un problème public, notamment grâce à des documentaristes et cinéastes1
dont les films ont rencontré un certain succès. Ils y dénonçaient par
le témoignage ou la fiction des conditions de travail profondément
aliénantes et déshumanisantes, touchant aussi bien les employés que les
cadres. Or, de manière apparemment paradoxale, les managers
accusés d’en être directement responsables reprennent à leur compte la
critique et affirment vouloir eux aussi prendre soin de l’humain
derrière le travailleur. L’auteure entend démontrer que c’est
précisément cette attention « humaniste » de l’encadrement envers les
travailleurs qui nie leur statut de professionnels et les rend
vulnérables. La perspective adoptée fait de l’idéologie diffusée par les
cadres un élément de la structure productive à part entière, doté d’une
effectivité propre, et qui contribue à forger le vécu et les
représentations des travailleurs, mais aussi les modalités de leur
résistance à la domination au travail. Danièle Linhart fait d’abord le
récit, à la première personne, de son expérience pénible des « clubs
RH », où se rencontrent et se forment mutuellement les managers
d’aujourd’hui, et où elle a été souvent invitée à intervenir (« par une
erreur de casting », selon elle) ; c’est l’occasion pour l’auteure de
saisir le « fonds commun managérial », « ferment d’une idéologie », pas
seulement par l’étude de la littérature spécialisée en gestion des
ressources humaines2, mais aussi par l’observation des lieux d’élaboration d’un ethos managérial
partagé. La deuxième partie de l’ouvrage, plus historique, s’attache à
trouver dans les écrits et les pratiques organisationnelles de Taylor et
de Ford des principes qui sont toujours à l’œuvre dans le management
« humaniste » actuel. La dernière partie fait la synthèse de nombreux
travaux empiriques (sans apporter de nouveaux résultats) et propose un
essai de théorisation de la fonction et des effets sur les travailleurs
de cette idéologie et des nouveaux modes d’organisation du travail.
2L’auteure s’attache tout d’abord à décrire, ce qui apparaît être un système idéologique cohérent mis en avant par les nouveaux managers : celui d’une révolution humaniste. Elle
mobilise pour cela la littérature spécialisée dans les ressources
humaines ainsi que le récit de son expérience des colloques et
séminaires où les cadres pensent leur activité, les problèmes qu’ils
rencontrent et les figures exemplaires qui doivent leur servir de
références. Si cette première partie ne présente pas les observations en
question avec la rigueur et l’exhaustivité des productions
universitaires, elle rend cependant le texte incroyablement vivant et
accessible. Le discours élaboré par le nouveau management est
séduisant, puisqu’il y est question de prise en considération de
l’humain chez le salarié, de son vécu et de ses émotions, mais aussi
d’autonomie, voire d’éthique, de dépassement de soi et d’épanouissement
dans l’engagement corps et âme pour l’entreprise autant de mots d’ordre
qui font contraste avec la déshumanisation propre au travail enchaîné du
taylorisme-fordisme. L’entreprise cherche à se faire aimer, à
« arracher la confiance » de ses propres salariés et du reste de la
société en se faisant plus humaine. On pourrait, comme l’auteure,
objecter aux chantres de l’entreprise humaniste que cela ne semble pas
empêcher la multiplication des suicides sur le lieu de travail, ou tout
au moins des déclarations et constats de souffrance au travail, mais les
cadres qu’elle a rencontrés ont ceci à l’esprit et ont anticipé la
critique. Cette idéologie repose en effet sur un second pilier, celui du
changement accéléré, de la réorganisation – voire recomposition –
permanente des services, de la réactivité, de la souplesse et de
l’adaptabilité : la critique est immédiatement désamorcée par son
imputation à d’anciennes façons de faire, toujours déjà dépassées
(ainsi, Danièle Linhart raconte avec humour comment trois cadres
d’Orange sont venus la remercier pour un intervention sur le mal-être
induit par la précarité de leur travail, tout en lui expliquant que tout
ceci n’est plus d’actualité, que les méthodes de management
ont déjà changé). Dès lors, la critique n’a plus de prise, et la
résistance des salariés à ces évolutions n’apparaît plus que comme le
refus d’abandonner des archaïsmes.
3Si les managers
justifient l’évolution du travail, à leurs yeux comme à ceux des
salariés et du reste de la société, par cette rhétorique humaniste, ils
procèdent en réalité à la mise en place de techniques très abouties de
gestion et de contrôle de l’humain, qui reposent fondamentalement, et
c’est la thèse que défend l’auteure, sur l’élimination du registre du
professionnel dans les relations de travail – laquelle n’est pas
nouvelle et place le management moderne dans la continuité directe du taylorisme et du fordisme du début du XXe siècle.
Plus la hiérarchie considère les personnes au travail comme des
humains, moins elle respecte leur statut de professionnels, leur
expertise et leur droit à peser sur la définition de leur travail, à se
l’approprier. De plus, la mise en avant de l’humanité des salariés
court-circuite la médiation du rapport de la personne à son activité et à
sa hiérarchie par le collectif de travail : celui-ci peut être un
vecteur d’entraide et de solidarité, voire d’opposition commune, mais la
psychologisation et l’individualisation des problèmes, ainsi que la
mise en concurrence des salariés empêchent ces derniers de penser les
conflits à l’échelle collective. Dès lors qu’il est soumis à ce régime
d’encadrement, l’individu humain est mis à nu dans le rapport de
subordination, il ne dépend plus que de ses chefs pour obtenir quelque
reconnaissance, et ne dispose pas des ressources pour vivre ses
difficultés et ses échecs autrement que sur un mode personnel, comme le
signe d’une incompétence propre.
4Ce
mode d’organisation du travail et l’appareil idéologique qui le
justifie, constituent un modèle managérial en partie nouveau, mais fondé
sur les principes élémentaires du taylorisme et du fordisme, qu’il ne
fait que parachever et mettre en œuvre avec une efficacité inédite.
Ainsi, revenant aux textes de Taylor et Ford et aux transformations du
travail résultant de la mise en œuvre de leurs préceptes dès les
années 1910, l’auteure montre que l’un et l’autre ont délibérément
contribué à saper la professionnalité des ouvriers, leurs métiers et
leurs connaissances, en mettant les travailleurs dans un état de
dépendance et de déqualification sans précédent. La maîtrise de
l’organisation du travail a été entièrement déportée du côté de la
direction : c’est à ce moment qu’apparaissent véritablement les cadres,
ces ingénieurs et techniciens qui ont pour tâche d’accumuler une masse
de connaissances sur le travail, parfois avec l’aide des ouvriers
eux-mêmes, ainsi que de définir et d’imposer le contenu précis du procès
de travail, dans le cadre d’une « coopération » entre travailleurs et
direction tout à fait asymétrique. L’évaluation des performances des
ouvriers est systématisée. En plus de la mesure chiffrée, Taylor prône
déjà l’entretien individuel des cadres avec chaque salarié, dans le but
de connaître ses qualités et ses limites de chacun et de l’aider à
s’améliorer, ainsi évidemment que l’individualisation du salaire. Ford
ajoute notamment la nécessité de dissimuler le contrôle – l’autorité,
explique-t-il, est mieux acceptée lorsqu’elle est incorporée au procès, à
l’équipement, à l’organisation, que lorsqu’elle se manifeste comme un
ordre brutal –, et de l’étendre, au-delà de l’usine, à la vie privée des
salariés : par exemple, un quasi-département de sociologie est créé et
rattaché aux usines Ford, et envoie des inspecteurs au domicile même des
travailleurs pour vérifier leur respect des principes de « clean thinking, clean living, square dealing ».[...]»
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